C'était un de ces après midi de fin d'été où le soleil illuminait de chauds rayons dorés les jardins de Kensington. Des groupes d'étudiants s'y rassemblaient pour profiter des derniers jours de vacances avant la rentrée scolaire. Ils avaient envahis les pelouses et riaient, devisaient ou, pour les plus studieux, commençaient à réviser.
John Smith marchait d'un pas pressé dans les allées du parc, sans leur prêter attention. Portant quelques livres et documents pour étayer les cours de physiques qu'il allait donner, à la rentrée, dans le prestigieux College imperial de Londres, il avançait, le visage fermé.
Objectivement, c'était un bel homme. Grand, mince, d'allure athlétique, il semblait approcher des trente cinq ans. Malgré la chaleur ambiante il était vêtu d'un costume marron à fines rayures et d'un long manteau beige, lui donnant un allure racée. Il n'était pas rare que les regards féminins s'arrêtent sur son visage régulier, sur ses cheveux bruns en épis, sur son regard sombre qu'il masquait souvent derrière des lunettes rectangulaires à montures noires. Il n'était pas rare que ces mêmes femmes s'étonnent de la tristesse inscrite sur les traits d'un si bel homme, sur l'étrange distance qu'il semblait soigneusement garder entre lui et le reste du monde. Si les regards suivaient souvent John Simth, peu de personnes osaient l'aborder.
Mais il aurait été difficile de comparer ce qui allait suivre à une tentative d'abordage.
Rien ne prévint John de l'imminence de la catastrophe. Un instant il songeait à Rose, à la saveur acerbe des mots qu'elle lui avait lancé le matin même, l'instant suivant il était violemment percuté de front. Déséquilibré il lâcha ses livres et tomba à la renverse, refermant instinctivement ses bras autour du corps qui lui était rentré dedans. Une pluie de feuille accompagna leur chute et il se reçut douloureusement sur le dos. Quand il ouvrit les yeux ce ne fut que pour apercevoir un rideau de cheveux roux et des yeux verts d'eau écarquillés.
"Oh bon sang ! Je suis navrée !"
La jeune fille, car c'était une jeune fille, s'appuya sur sa poitrine et se redressa immédiatement, bondissant sur ses pieds et se mordant la lèvres de confusion. Il ne tarda pas à faire de même, restant accroupi pour ramasser ses livres et les documents de l'inconnue.
"Il n'y a pas de mal" répondit-t-il succinctement, sans la regarder. Elle se mit rapidement à l'aider, attrapant un petit carnet bleu qu'elle avait fait tomber et le glissant entre deux livres de cours, avant de reprendre la parole. Il remarqua la couleur du carnet, étrangement familier, mais repoussa un souvenir lointain et flou au fond de sa mémoire. En effet l'impertinence de sa réponse le laissa éberlué, stoppant momentanément les rouages de son esprit.
"Vous deviez être dans la lune !" Il leva brusquement la tête, sa main s'arrêtant un instant de rassembler les papiers épars, et croisa les yeux verts. C'était un peu fort ! C'était elle qui lui avait couru dedans ! Il fut cueilli par l'amusement dansant dans les prunelles claires. Un rire frémissait au coin des lèvres de l'inconnue et son nez, constellé de tâches de rousseurs, s'était plissé de malice. Il ne remarqua pas le léger sourire né sur ses lèvres en réponse
"Et vous aviez le diable aux trousses pour courir ainsi ?" Elle haussa les épaules et se releva, les bras plein de papiers. Il l'imita, tria les documents qu'il avait ramassé, et lui rendit ceux qui lui appartenaient.
"En général les gens s'écartent de mon chemin quand je cours" Il hésita entre l'agacement et le rire, à cette réponse pleine d'arrogance. Il se contenta de sourire en voyant que l'expression malicieuse n'avait pas quitté les lèvres de l'inconnue. Elle plaisantait.
Enfin … Il pensait qu'elle plaisantait. Parce que, maintenant qu'il la regardait, il semblait fort probable qu'elle dise la vérité. Elle était jeune, vraiment, il ne pensait pas qu'elle ait dépassé de beaucoup la vingtaine. Grande, avec des jambes interminables mises en valeur par le court short en jean qu'elle portait, elle attirait sans nul doute les regard. Et oui, elle était jolie, comme le sont souvent les filles à cet âge là. Ce n'était cependant pas une beauté classique, malgré ses longs cheveux se recourbant sur eux mêmes comme s'ils cherchaient furieusement à boucler, sa taille élancée et son regard de chat. Elle avait un nez un peu trop fort pour ça, avec une drôle de petite bosse sur le dessus, et la couleur rousse de sa crinière était bien trop flamboyante.
Mais elle était belle. Les yeux sombres de John ne la détaillèrent pas plus d'un instant, le temps qu'elle récupère ses documents, mais cela lui suffit pour s'en rendre compte. Ce n'était pas un avis. C'était un fait.
Elle était belle comme seules certaines femmes savent l'être. Ces femmes inconscientes que leur beauté s'enroulent autour d'elles tel un parfum capiteux. C'était une de ces styles de beauté allant bien au delà d'un visage avenant ou d'une silhouette agréables. On la suivrait sans doute du regard à tous les âges de sa vie. Alors, oui, sans doute, les gens la remarquaient assez pour s'écarter de son passage quand elle courait.
Il sursauta presque quand elle lui tendit une main, pressant ses affaires contre sa poitrine de son autre bras. "Melody Pond, ravie de vous rencontrer !"
Il fronça les sourcils et désigna ses papiers du menton. Il n'avait pas été curieux, mais son cerveau restait celui d'un Seigneur du temps, malgré son corps tristement mortel. Il avait eu le temps de lire certaines choses.
"Je croyais avoir lu Melody Williams pourtant" Son nez se fronça et elle lui offrit un sourire éclatant, alors qu'il lui serrait la main.
"Ma mère dit que Melody Williams est une professeur de géographie, alors que Melody Pond est un super-héros. Je suis davantage attirée par la carrière de super-héros"
Cette fois il ne put retenir un léger rire. "Il y a donc un cursus de super-héros à l'université ? Dites moi où m'inscrire, ça pourrait m'intéresser"
Elle pencha la tête et l'observa un instant, semblant le jauger du regard. "Je pense pour ma part qu'Indiana Jones est un super-héros, je passe donc un doctorat d'archéologie au collège impérial de Londres. La carrière vous intéresse ?"
Il gémit intérieurement. Une future archéologue, c'était bien sa veine. Un vague phrase lui revint en tête – Les archéologues mes font bien rire – mais il préféra se taire. Quelque chose clochait. Elle avait dit Doctorat ? Mais il fallait au moins huit ans pour en passer un !
"Vous n'êtes pas un peu jeune pour devenir Docteur ?"
Melody leva les yeux vers lui, la malice encore inscrite sur ses traits – était ce un état permanent chez elle ? - et tapota sa tempe de l'index "Ça tourne vite, là dedans. Mais vous ne m'avez pas répondu"
Il leva ses propres livres devant lui, lui permettant d'en lire le titre "Hélas, je suis davantage un scientifique. Dépoussiérer les mythes n'est pas mon domaine, et je ne crois pas que ça m'intéresserait. Tant pis pour la carrière"
Il n'avait eu aucun mal depuis qu'il était arrivé dans le monde de Pete, deux ans auparavant, à passer les diplômes qui lui permettraient d'enseigner. Chez lui aussi, ça tournait vite. Trop, même, sans doute.
Malgré tous les efforts qu'il faisait pour essayer de s'adapter à ce monde, il trouvait son existence terne et se demandait parfois s'il n'aurait pas mieux valu qu'il ne survive pas aux événements qui l'avaient amenés là. Il était un Seigneur du Temps dans le corps d'un humain, un simple copie ratée. Au début il avait pensé que ça n'avait pas d'importance. Il avait Rose, après tout, c'était la seule chose qui importait. Peut être pouvaient ils être heureux.
Elle avait repris un emploi de vendeuse pendant qu'il passait ses diplômes et il avait cru que ça irait, pendant un temps. Mais Rose s'ennuyait de leur vie quotidienne. Une part d'elle lui reprochait, sans jamais le dire, de ne pas être l'autre. Le vrai Docteur.
Et ça le rendait malheureux, de ne pas parvenir à la rendre heureuse. Il s'était mit à lui aussi s'ennuyer de sa vie. Les étoiles lui manquaient. La course et les situations stimulantes pour son esprit lui manquaient. Souvent il songeait qu'il ferait tout pour échanger sa place avec le Vrai Docteur. Peut-être alors pourrait-il à nouveau être heureux. Peut-être alors réussirait-il à nouveau à faire sourire sa bien aimée Rose Tyler.
John fut sorti de ses sombres pensées par Melody, laquelle se tordait le cou pour lire le titre d'un de ses livres.
"'A la recherche du Boson de Higgs' ? Ça traite de physique des particules, c'est ça ? Vous vous rendez quand même compte qu'avant qu'on ne parvienne à l'observer au LHC le Boson était autant un mythe que ce que j'étudie en cours ?"
Le dixième Docteur, ou la copie du dixième Docteur, écarquilla un instant les yeux. Pour se donner contenance il ramena ses lunettes sur son nez avec son index. Mais c'était qui cette fille ? Il ne pensait vraiment pas qu'on étudie la physique des particules en archéologie. Ou alors les choses avaient bien changées. Il resta un instant sans voix, puis se pencha vers elle. Bon sang qu'elle était grande, il la dépassait même pas de dix centimètres. Elle se pencha vers lui en miroir, et inclina la tête, fronçant le nez en un tic qu'il lui devinait déjà comme familier.
"Vous cherchez une répartie spirituelle où vous êtes en train de reconsidérer votre opinion sur l'intérêt des mythes et de l'archéologie en général ? Parce qu'il reste encore des places dans l'amphithéâtre si vous changez d'avis. Vous pouvez toujours devenir un super-héros"
Le rire, franc et amusé, lui échappa avant même qu'il ne s'en rende compte. Soit elle était brillante et remarquablement obstinée, soit elle était folle. Quoi qu'il en soit, c'était inattendu.
John pensa que ça faisait bien longtemps qu'il n'avait pas ri, comme ça, avec un inconnu. Et le sourire qu'elle lui offrait à lui, rien qu'à lui, était rafraîchissant. Il se rendit compte qu'il appréciait la simplicité de leur échange.
Il s'apprêtait à lui demander si elle avait quelques minutes pour partager un café, ou un thé, ou ce qui lui chanterait, quand il fut interrompu par une voix forte.
"Allez, Song, tu viens ?"
Un beau jeune homme blond, aux muscles saillants sous un tee-shirt moulant, venait de les héler. Melody se retourna vers l'inconnu, leva un bras en l'air, puis répondit "Un instant, j'arrive !"
John haussa un sourcil, interloqué "Song ?" Quelque part au fond de son esprit, d'antiques rouages commençaient à grincer. Certaines coïncidences toquaient aux portes de sa mémoire, sans qu'il arrive à poser le doigt dessus. Ça restait encore flou, mais il y avait quelque chose qui le titillait, comme un caillou dans sa chaussure.
Mais la voix chaude de Melody lui répondait déjà, ne lui laissant pas le temps de s'appesantir sur le sentiment.
"Oh, vous savez, c'est un jeu de mot un peu idiot avec mon prénom. Il pense que Song est un surnom amusant pour Melody"
Celui qui se considérait comme la copie du dixième Docteur cilla. Mais le temps de trouver quelque chose à dire – c'était désagréable cette sensation de perdre ses mots, avec elle – elle lui avait déjà fait un signe de la main et était partie rejoindre le bellâtre. Bellâtre au cou duquel elle se jeta, l'embrassant follement.
John ne savait pas pourquoi il ressentit un drôle de sentiment de malaise. Un pincement au cœur (son unique cœur) qu'il n'aurait pas du ressentir. C'était décidément une drôle de fille.
Secouant la tête, il reprit sa route vers l'université.
