LE PORC ET LE CABOT

Introduction

Juin

Ino avait étendu sa serviette fleurie à l'ombre du parasol en prétextant qu'elle voulait préserver sa belle teinte pâle et délicate. Une précaution inutile, car les nuages s'accumulaient dangereusement au-dessus de la plage. Ils n'avaient pas la lourdeur de la pluie, mais leur présence suffisait à baisser la température de quelques degrés. Choji pouvait voir l'adolescente retenir quelques frissons alors que son bikini violet dévoilait autant de peau que le permettait la pudeur.

- Et moi qui voulait bronzer, tu parles d'un temps…

Hana Inuzuka s'étala sur le sable gris et rugueux en soupirant. Elle était peut-être de trois ans leur aînée, mais Ino avait tout fait pour accaparer son attention, sûrement parce qu'il était bien vu de fréquenter des lycéens. Quant à Choji, il n'avait jamais voulu réfléchir très longtemps aux raisons qui poussaient Ino à le fréquenter. Il voyait bien que celle-ci le traitait plus comme un serviteur docile qu'un réel ami, mais il tentait de ne pas s'en sentir blessé. Après tout, que pouvait-il espérer de mieux en tant que gros balourd timide ? Qu'Ino, la fille la plus populaire de leur école, daigne le trimbaler partout avec elle était déjà un grand honneur qu'il ne devait qu'à la chance. Ou plutôt au fait que leur père étaient amis d'enfance.

- Hey, tant qu'à se geler, ça vous dit de passer chez moi ? Mes parents ne sont pas là de la soirée.

- Tant que je reviens pour dix heures, j'ai tout le temps. Et toi, Cho ? Tu viens ou tu ne viens pas ?

- Je… J'ai déjà averti que je ne serais pas là pour souper, alors…

En fait, Choji n'avait jamais été chez les Inuzuka et l'idée de s'y retrouver, sans d'abord avoir été présenté aux parents d'Hana, le mettait assez mal à l'aise. Mais il n'osa pas partager son hésitation avec ses amies alors qu'il pliait serviettes et parasol. Après tout, les filles étaient assez occupées comme ça à renfiler leurs vêtements au-dessus de leurs costumes de bain. Lui de son côté n'avait pas osé enlever son T-shirt, gêné qu'il était d'exposer à tous sa molle circonférence.

Bien vite, Hana les guida sur la piste cyclable traversant Shukuba, sa maison se trouvant à l'autre extrémité de la ville. Choji se vit ainsi trimbaler parasol et sacs de plage durant tout le trajet, les jeunes filles prétextant être trop fatiguée par la marche pour porter quoi que ce soit. En même temps, il en avait l'habitude, Ino ne cessait de rabâcher qu'un tel exercice lui ferait perdre du poids. C'était blessant, bien sûr, mais elle disait cela pour son bien alors il n'y avait pas de quoi faire une scène… Et puis, c'est vrai que comparée à lui, Ino était si mince et fragile. Hana par contre était athlétique et probablement dans plusieurs équipes sportives du lycée, même si Choji n'avait jamais osé lui demander lesquelles. Mais comme elle était assez gentille pour les inviter, il n'allait quand même pas faire son ingrat et lui demander de porter son fardeau…

Son dilemme prit fin lorsqu'ils arrivèrent en vue de la maison qui, malgré son aspect banal, surpris Choji par le nombre de chien aboyant dans sa cour bordée de pivoines. Au total, il dénombra quatre bêtes, dont la taille impressionnante et les crocs dégoulinant de salive feraient fuir n'importe quel voleur. Peu habitué à cette présence canine, Choji eut le réflexe d'utiliser les sacs comme bouclier, réaction craintive qui lui valut les moqueries d'Hana.

- Ne t'en fait pas, ils ne vont pas t'attaquer si t'es avec moi.

Déjà, elle s'était tournée vers les bêtes et leur intimait l'ordre de se taire, mais sa voix colérique et autoritaire ne fit qu'effrayer d'avantage Choji. Aussi il lui fallut tout son courage pour traverser l'allée jusqu'à la porte d'entrée, qui se referma heureusement en laissant les bêtes à l'extérieure. Choji eut à peine le temps d'apercevoir un petit salon accueillant menant sur une salle à manger sobre, qu'il était déjà entraîné dans l'escalier menant à l'étage, puis dans ce qu'il devina la chambre de l'adolescente.

Les murs disparaissaient sous un mélange d'affiches représentant des acteurs célèbres de film d'action, de photos d'amis et de membres de la famille, ainsi que d'images d'animaux mignons. Sur le sol en moquette s'accumulait des dizaines de revues féminines aux côtés de magazines de sciences biologiques, créant des pilles instables menaçant de s'effondrer au moindre frôlement. Dans tout cela, Ino semblait aussi à l'aise que l'était Hana, signe que contrairement à lui, elle avait souvent été invitée en ces lieux. Refoulant à nouveau son malaise, Choji chercha maladroitement un endroit où poser son fardeau avant de faire comme ses amies et s'asseoir en tailleur à même le plancher. L'une à côté de l'autre, les filles lui faisaient face en gloussant alors qu'Hana étalait entre eux un nombre faramineux de vernis à ongle.

- Hana, comment t'as eu celui-là ? Depuis le temps que je rêve d'acheter le même, mais il coûte tellement cher !

- Bah, pas tant, t'exagère.

- C'est parce que tu travailles l'été ! Si seulement ma mère aussi avait une clinique vétérinaire…

- Ta mère est fleuriste, c'est à peu près la même chose, non ?

- Oui, mais elle ne veut pas m'embaucher tant que je n'ai pas seize ans, c'est trop injuste !

- Alors tu n'as qu'à attendre l'an prochain. Au pire, tu peux me l'emprunter si tu veux, je préfère le rouge de toute façon.

- Merci, merci, merci ! C'est trop génial, Hana, merci !

Ino s'était alors empressée d'ouvrir le petit pot en verre pour se peinturer les ongles de violet et les filles avaient enchaîné sur le prix du maquillage et leurs marques favorites, ignorant si parfaitement Choji qu'il semblait avoir disparu. Encore une fois, rien de nouveau, il était plutôt habitué à être hors des conversations. Sa timidité l'empêchait souvent de parler, le coupant du monde sans qu'on n'y fasse attention. Et ses connaissances générales étant plutôt limité, comme le prouvait ses notes désastreuses, il n'avait pas grand-chose à dire de toute manière.

- Alors là, tu vois, il y a Naruto qui arrive et qui dit que Sakura est la plus belle fille de notre année. Tu te rends comptes ? Comme si sa foutue teinture rose parvenait à cacher son énorme front ! De toute façon, qu'est-ce qu'il y connait cet imbécile ? Il s'habille en orange, tu te rends comptes ?

- Je vois de qui tu parles. Je me rappelle, il beuglait tellement fort le midi qu'on l'entendait dans toute la cafétéria. À croire qu'il est shooté à je ne sais pas quelle drogue.

- Tu sais quoi, ça ne m'étonnerait même pas. Il n'arrête pas de déranger en cours et il pose des questions tellement stupides, je comprends même pas pourquoi il n'est pas en classe spécialisée. De toute manière, il n'a aucune chance avec Sakura parce que j'ai entendu dire qu'elle sortait avec Shino.

- Non, pour vrai ? Depuis quand ?

Choji assista donc, impuissant, à la destruction verbale de presque l'entièreté des étudiants de leur école, quand on frappa soudain à la porte en le faisant sursauter comme une fillette. Une tête échevelée aux grands yeux noirs apparu ainsi dans l'entrebâillement en leur lançant un regard maussade.

- T'aurais dû m'avertir qu'y avait des invités, Hana.

- Pour quoi faire ?

- Je ne sais pas, parce que j'aurais pu prévoir des plus grosses portions pour le souper, peut-être ?

- Pff, peu importe. Tu sais bien qu'Ino mange comme un oiseau de toute manière. Et je ne pense pas que ça fera du mal à Choji de manger moins de temps en temps, pas vrai Cho ?

Alors que tous les regards se posaient sur lui, l'adolescent se força à étirer un sourire timide en se grattant la nuque d'embarras. Quelque part, il pouvait sentir le vide de son cœur prendre des dimensions sidérales. Il s'attendait à voir un sourire goguenard étirer les lèvres de Kiba, réaction que presque tous avaient lorsqu'on le taquinait ouvertement sur son poids. Pourtant, le jeune homme se tourna plutôt vers son aînée pour la foudroyer du regard.

- Peut-être que moi, j'aurais bien aimé manger plus, imbécile. Je suis en pleine poussée de croissance, tu sauras.

- Espèce de goinfre.

- Le goinfre, il te dit que le repas est prêt et que si tu n'es pas contente, ce sera à toi de le faire la prochaine fois.

- Quoi, tu veux que j'empoisonne tout le monde ?

Mais Kiba avait déjà refermé la porte, laissant Hana rouler des yeux d'un air exaspéré. Toujours est-il qu'ils finirent par descendre à la salle à manger. Dans la cuisine, Kiba sortait du four une pizza maison pour la couper en quatre tranches égales. C'est avec un plaisir non dissimulé que Choji attaqua sa part, avant que le regard dégoûté d'Ino ne le force à prendre un rythme plus lent où chaque bouchée goûtait le regret. Indifférentes à sa tristesse, Ino et Hana continuaient leur babillage incessant sous l'œil agacé de Kiba, qui ne brisai son silence buté que pour les contredire sur une rumeur cruelle. Lassées d'être sans cesse interrompues de la sorte, les deux filles finirent par quitter la table, remontant à la chambre d'Hana sans même s'assurer que leur ami les suivait. Choji tenta d'excuser leur conduite, mais Kiba le coupa d'un soupire agacé tout en débarrassant la table.

- Ne t'excuses pas, c'est elles qui sont stupides… Mais bon, autant profiter du fait qu'elles ne soient pas là pour se partager la suite.

Et avec un sourire malicieux dévoilant ses canines pointues, Kiba sortit du réfrigérateur un dessert glacé si énorme que Choji sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Alors qu'il en engloutissait les premières cuillérées, cependant, le rire de son hôte le ramena brutalement à la réalité. Reposant aussitôt la cuillère dans son bol, Choji s'empressa d'essuyer ses joues barbouillées de crèmes glacées. Mais au lieu de reproches, ce fut le ton chaleureux de Kiba qui résonna dans ses oreilles.

- C'est agréable de te voir manger. Je suis sûr de savoir qu'au moins une personne apprécie ce que je cuisine.

- C'est… C'est toi aussi qui a fait le dessert ? Tu… t'en sort vraiment bien.

- Haha, merci. Comme mes parents sont toujours trop occupés et que ma sœur est une catastrophe aux fourneaux, je n'ai pas eu le choix que d'apprendre vite. Mais du coup, ma famille prend ça pour acquis, faut croire, je ne me souviens même pas d'avoir eu un jour des compliments. Au moins avec toi, on voit que ça te fait plaisir juste à l'expression que tu as quand tu manges.

- Ouais, ma… Ma mère dit la même chose de mon père et moi. Que juste pour ça, elle est heureuse de travailler à la maison pour nous préparer à manger parce que notre expression est… euh…

- Gratifiante ?

- Quelque chose comme ça, oui.

Il s'installa un silence confortable alors que tous deux finissaient leur dessert, Choji rougissant sous le regard gentiment amusé de Kiba. Mais en même temps, l'adolescent ne pouvait s'empêcher de sourire à son tour. C'était la première fois en fait que quelqu'un de son âge ne se moquait pas de son appétit, et allait même jusqu'à le complimenter. Quelque part, il regrettait que sa timidité ne lui eût jamais permis de se rapprocher plus tôt de Kiba, mais le doute l'assaillait pourtant, sournoisement tapis dans les ombres de son cœur. Rien ne disait que Kiba voulait devenir son ami. Peut-être était-il simplement poli parce que Choji était invité par sa sœur. Peut-être allait-il l'oublier aussitôt puis faire comme s'il ne le connaissait pas une fois de retour à l'école. Qui voudrait être ami avec lui de toute manière, il était gros, ennuyant et…

- Ça te dit de voir un film ? Il en passe un à la télé cette après-midi, tu sais, celui du chat et des deux chiens qui sont perdus et tentent de revenir chez eux. Je me rappelle plus vraiment du titre, mais…

- Oh, heu, ouais. Si tu veux.

- Ça sera toujours plus intéressant que de remonter écouter leurs conneries, pas vrai ?

Et ainsi, après avoir fait la vaisselle, ils s'installèrent dans le divan du salon. Ils avaient manqué les premières minutes du film, mais cela n'avait pas tant d'importance. Choji n'arrivait pas vraiment à se concentrer, en fait, car le genou de Kiba venait appuyer nonchalamment contre le sien et diffusait une si grande chaleur que l'adolescent avait l'impression de se brûler. Il faut dire qu'excepté parents et médecins, Choji ne se rappelait pas d'avoir été un jour touché par qui que ce soit, sa peau moite et molle dissuadant bien des gens d'essayer, même au travers de vêtements. Aussi le jeune homme se répéta que c'était probablement accidentel, que ses grosses jambes prenaient toute la place du divan et que Kiba n'avait pas d'autre choix que de se presser contre lui.

Pourtant, l'Inuzuka ne semblait pas gêné ou dégouté par la situation. Au contraire, il était des plus à l'aise, ricanant et commentant le film à tout bout de champ. Il semblait s'y connaître en dressage d'animaux de cinéma, et n'hésitait pas à comparer le caractère exécrable du chat à celui d'Ino, ce qui finit par arracher un rire timide à Choji. Ravi, Kiba s'était alors déchaîné, sortant blague après blague jusqu'à ce que l'adolescent se retrouve hors de souffle et hoquetant, ses deux bras entourant son ventre pour calmer les crampes que causaient ses rires.

Puis, de manière plutôt inattendue, les choses dégringolèrent en bataille d'oreillers, Choji tentant de répondre autant que possible aux assauts énergiques du jeune homme. À toujours garder une position défensive, il se retrouva inévitablement sur le dos et Kiba en profita pour lui sauter dessus en riant et criant, quand… Ils s'immobilisèrent soudain. Le genou de Kiba avait dérapé sur la cuisse de Choji, faisant se rencontrer violement leurs partis intimes. Et malgré le tissu épais de leurs pantalons, ils avaient bien senti tous les deux l'excitation de l'un et l'autre, aussi soudaine qu'imprévue.

C'était les hormones, ce ne pouvait être que les hormones. C'est ce que se répétait Choji alors qu'il tentait de se redresser, reculant maladroitement sur le divan alors que Kiba restait paralysé, bouche ouverte et yeux écarquillés, comme foudroyé par l'étonnement. Ils avaient quinze ans, tous deux avaient expérimentés un nombre incalculable de fois ces foutus érections malvenues dans un tas de situations incongrues. Ce n'était que les hormones, mais merde, ce que Choji était à la fois honteux et paniqué et…

- On peut savoir ce que vous faites ?

- I… Ino !

- C'est… C'est rien, on luttait pour savoir qui était le plus fort des deux.

- Alors désolé de te décevoir, mon chou, mais je ne crois pas que tu pourras avoir un jour assez de muscle pour le soulever. D'ailleurs Cho, t'as vu l'heure ? Je ne sais pas pour toi, mais moi si je ne pars pas maintenant, mes parents vont me tuer !

- Oh, euh, oui, oui, je t'accompagne.

- J'espère bien, comme si j'allais traverser toute la ville à pied, seule dans le noir. Et puis oublie pas les sacs et le parasol, hein ? Pas envie que mes parents pensent que je les ai encore laissés à la plage.

Quand enfin Choji eut récupéré toutes leurs affaires, Kiba était toujours dans le salon, le regardant passer la porte d'un air indéchiffrable. L'adolescent n'osa même pas le saluer alors qu'il refermait le battant derrière lui. Plongé dans ses pensées, mort de honte, il n'eut même pas conscience des chiens qui aboyaient, eux qui pourtant l'avaient terrifié à l'allée.