Nous sommes tous connectés les uns avec les autres, avec ce qui nous entoure. Quand nous devenons proches de quelqu'un, un lien se créé entre nous et cette personne. Certains ne peuvent pas le ressentir, moi, si. La nuit où ma grand-mère est morte, je me suis réveillée au moment où elle rendait son dernier souffle. J'avais six ans. Quand mon frère à fait son appendicite, l'année de nos douze ans, je me sentais barbouillée tout le temps où il souffrait. Quand ma mère a pleuré toute la nuit après la séparation avec mon père, je suis restée éveillée. Je ne sais pas pourquoi ça arrive, mais c'est là. Et c'est ce lien invisible qui m'a fait ouvrir les yeux, cette nuit. Mon portable indique qu'il est minuit. Je n'ai pas dormi beaucoup, je ne sais pas ce qui se passe. Mon coeur bat à tout rompre dans ma poitrine. Maintenant que j'ai quinze ans, je sais ce que ça signifie et j'ai peur que quelque chose de grave n'arrive.

Un brusque éclat de voix me parvient. Je sursaute. C'est mon père. Rapidement, un "Shhhhh" le fait taire. Maman. Ils se disputent encore. Depuis qu'ils se sont remis ensemble, ils passent leur temps à se disputer. Ils feraient mieux de divorcer ces deux-là. Lentement, je me glisse hors de mon lit. La curiosité l'emporte. Je sais que ce sont des histoires d'adultes, mais j'ai quinze ans maintenant, je suis assez grande pour savoir de quoi il en retourne ! Je sais qu'ils ne nous diront rien, à mon frère et à moi. Alors ce sera moi qui lui raconterai. Lentement, je me glisse hors de mes draps. Mon jumeau n'a pas cette même perception de nos liens que moi. Il dort paisiblement. J'entends sa respiration en passant devant sa porte entrouverte.

Discrètement, je longe le couloir qui mène au salon. Une porte à demie fermée me sépare de mes parents. Je me tapie dans l'ombre et observe par l'interstice. Un rai de lumière me parvient. Celle-ci est changeante. La télévision est allumée, mais en sourdine. J'aperçois la silhouette de ma mère. Les bras croisés sous sa poitrine, elle toise mon père qui est hors de mon champ de vision. Son visage est marqué par la colère. Elle secoue la tête.

- Ce n'est pas ma faute ! déclare-t-elle finalement.

Un rire sarcastique me parvient. C'est mon père. Je ne supporte pas son rire quand il est comme ça. On dirait un méchant de film à petit budget et cliché. Je retiens mon souffle. De quoi accable-t-il ma mère, au juste ?

- Les résultats sont là, pourtant, répond-il. Ce sont tes gênes ! Tu aurais dû le savoir !

- Il y avait peu de chance pour que ça arrive ! Sting n'est même pas atteint !

- On le savait ! Lui n'avait aucun risque ! Le médecin t'a dit que tu aurais dû avorter de Lucy !

Mon coeur cesse de battre pendant un instant. Je ne parviens plus à respirer. Ils parlent de moi.

- Tu aurais dû l'écouter ! Regarde où nous en sommes maintenant ! continue mon père avec rage.

Je n'aurais pas dû naître. Mon père ne veut pas de moi. Cette certitude me frappe de plein fouet, avec la force d'un uppercut dans l'estomac. Je suis pliée en deux, cherchant mon souffle. Je suis un poisson hors de l'eau, je cherche mon oxygène sans le trouver. Ils parlent de moi, de ma maladie. Mon père aurait préféré me tuer et garder Sting. Mon père... Ma mère me défend, les larmes aux yeux. Elle me défend, mais quelque chose s'est brisé. Elle sait qu'il a raison. Je le lis dans ses yeux, je l'entends dans son intonation quand elle me défend. Ils pensent que c'est de leurs fautes. Ils pensent qu'ils auraient dû me retirer la vie avant que je ne la connaisse.

Je devrais probablement entrer dans le salon pour leur hurler dessus, mais je n'en ai pas la force. Qu'est-ce que je pourrais leur dire ? Mes jambes sont enracinées dans le sol. Je dois bouger, regagner mon lit. Je n'y parviens pas. Ils voulaient me tuer. Ils voulaient garder Sting et m'abandonner pour une stupide maladie. Pour m'épargner des souffrances, paraît-il, mais je suis heureuse de vivre, moi ! Heureuse de respirer, d'être là, et ma maladie me fait chérir chaque inspiration ! Mes yeux me brûlent, quelque chose me chatouille la joue, une goutte d'eau venue de nulle part. Je ne sais pas comment, je trouve la force de me détourner du salon et rejoins les ombres, mon lit, mes draps. Je me glisse sous ma couverture et la rabats entièrement sur moi.

Mon coeur a cessé de battre. Mon coeur s'est brisé. J'aurai dû mourir avant d'avoir vécu. Mes parents voulaient me tuer et garder mon frère. Mes parents m'aimaient trop pour me laisser vivre et je ne les aime pas assez pour me tuer.