Je me souviendrais toute ma vie de ce soir-là. Il était tard. La nuit était tombée depuis longtemps, et le froid s'insinuait entre les pierres de la maison. Ma mère ne dormait pas, et je ne savais pas comment elle faisait pour tenir debout. Entre son travail à l'usine qui détruisait son dos à petit feu, et s'occuper de la maison, elle devait être épuisée. Pourtant, installée dans son fauteuil, elle brodait en chantonnant pour tromper l'angoisse qui lui nouait l'estomac. Les rides sur son front s'étaient faites de plus en plus marquées à mesure que les jours passaient.

Dehors, c'était la guerre, et il ne restait plus que les femmes en ville. Les hommes étaient partis, les lettres se faisaient rares. Quelques mots épars, bien trop joyeux pour être honnêtes, nous parvenaient de temps en temps. Nous attendions ces missives avec impatience, tout en répétant que l'absence de nouvelle était une bonne nouvelle. Dehors c'était la guerre, et ils devaient être trop occupés pour écrire. Cela n'avait rien d'étrange.

Ma mère restait donc éveillé toute la nuit, et je faisais de même pour la soutenir, même si je restais cachée dans le couloir. Du haut de mes dix-sept ans, je craignais encore son courroux, d'autant plus que l'inquiétude la rendait irritable. Pourtant, je ne disais rien. Le dos appuyé contre le mur, je lisais à la faveur de la lumière qui venait du salon. Mais cette nuit-là ne fut pas comme toutes les autres, même si nous étions dans la même position. Les secondes s'égrenaient dans le silence qui régnait dans la pièce. Ma mère fredonnait un air qu'elle me chantait lorsque j'étais enfant.

Soudain, des coups contre la porte me firent sursauter. Je faillis lâcher mon livre, et la voix de ma mère mourut sur ses lèvres. Elle posa son ouvrage et se leva pour ouvrir. Je me redressai, passant la tête par l'embrasure afin de voir qui venait nous quérir à une heure si tardive. Sur le perron éclairé, je reconnus un uniforme militaire, et mon cœur se serra douloureusement dans ma poitrine. Toutes les femmes attendaient cette visite annonciatrice d'une mauvaise nouvelle.

– Madame, annonça l'homme décoré, je suis…

– Non ! l'interrompit fermement ma mère.

Son déni me fit mal au ventre. Je me laissai tomber le long du chambranle, les larmes brûlant ma rétine. Il n'avait pas besoin de prononcer un mot de plus. Nous savions. Nous avions compris, et je crois que c'est pour cela que nous ne pouvions pas dormir la nuit. L'incertitude était terminée, mais j'aurais préféré qu'elle s'arrête en même temps que la guerre. Malheureusement, celle-ci ne semblait pas vouloir prendre fin. La Grande Guerre ne cessait de faire des morts, et maintenant, mon père en faisait parti.

– Partez ! Partez avant que ma fille vous voit !

Je désirais avancer vers elle, pour lui dire qu'il était trop tard, que je me tenais dans son dos, mais les mots me manquaient autant que mes forces. J'étais faible, impuissante. Je ne pouvais même pas rassurer ma mère qui se tenait droite devant le militaire. Ce dernier ne prononçait pas un mot, se contentant d'observer la veuve.

– Êtes-vous sourd ? Juvia ne doit pas…

– Je suis là, Maman.

Elle se retourna, et son visage se déforma lorsqu'elle m'aperçut. La douleur qui passa dans son regard me terrassa. J'avançai vers elle, difficilement, avant de m'effondrer dans ses bras. Elle me serra contre elle, en murmurant mon prénom. Il n'y avait plus que nous deux maintenant. Nous deux, contre le monde.