Cette nouvelle m'a bien évidemment été inspirée par l'épisode des Musketeers "Le bon traître" ("The Good Traitor", Saison 2 Épisode 3). Sur fond de guerre du renseignement et d'intrigues géopolitiques du 17e Siècle, on y retrouvera les grands moments classiques du genre de cape et d'épée, avec un morceau de bravoure tout particulier pour le sauvetage de la demoiselle en détresse: une cascade aérienne inédite, avec d'Artagnan dans le rôle du voltigeur malgré lui!
* Cette aventure est censée se placer parmi les tous premiers épisodes de la Saison 1 ...

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Chapitre 1 : Un bien drôle d'oiseau !

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En ce doux matin de mai, quatre mousquetaires de notre connaissance remontaient d'un bon pas les rues de Paris, encore peu animées à cette heure de la journée, en réponse à la convocation pressante que leur avait faite parvenir leur officier supérieur, le capitaine de Tréville. On comptait là bien sûr les trois meilleures lames de la Compagnie des Mousquetaires du Roi: le sombre Athos, le sémillant Aramis, et le puissant Porthos, trois vaillants compagnons notoirement liés par une amitié indéfectible. Point d'autres patronymes pour eux que ces noms de guerre qu'ils s'étaient choisis; car personne à la Compagnie ne se serait risqué à les affubler d'un surnom. Tréville avait également requis la présence de la toute dernière recrue à avoir récemment intégré leur petite fratrie d'armes: le jeune chevalier d'Artagnan, Gascon de son état. Celui-ci avait gagné l'intérêt puis le respect de ses trois valeureux aînés, après leur avoir prouvé à maintes reprises ses talents d'escrimeur, son étonnante débrouillardise, ainsi qu'un sens de la loyauté et de l'honneur propre à forcer l'admiration même d'un aristocrate de vieille souche tel qu'Athos.

Rendez-vous avait été donné aux quatre hommes en l'Hôtel des Tuileries. Cet agréable palais à l'italienne, élevé juste en dehors des remparts de Paris, tranchait nettement sur la vieille forteresse royale du Louvre non loin. Pour autant, seuls ses jardins étaient d'ordinaire assez fréquentés: la bâtisse elle-même n'était le plus souvent occupée que par un peloton de sentinelles des mousquetaires, une affectation considérée comme relativement ennuyeuse au sein de la Compagnie. C'est pour cette raison, afin de ne point trop attirer l'attention, qu'Athos, Porthos, Aramis et le jeune d'Artagnan avaient été invités à laisser pour une fois au coffre les ensembles de cuir qu'ils privilégiaient lors de la plupart de leurs missions, et à venir revêtus de leurs très officielles casaques d'uniforme bleues.

Porthos s'était toujours senti mal à l'aise dans cette espèce de chasuble inconfortable; et pour l'heure, il commençait à en avoir assez de subir les regards désapprobateurs d'Aramis à chaque fois qu'il était tenté de s'essuyer les mains sur cette sorte de tablier. Le solide métis avait par ailleurs enfoncé profondément son chapeau sur sa tête, afin de mieux dissimuler le bandage de lin qu'il y portait: il en était en effet encore à se remettre d'une blessure reçue trois nuits plus tôt, lors de la bagarre d'estaminet qui avait suivi une partie de cartes un peu trop animée. Une lourde cruche de grès lui avait alors été fracassée sur la tête: un coup porté par derrière, qui en aurait sans doute envoyé bien d'autres au cimetière – mais pas une force de la nature telle que Porthos! Personne n'avait vraiment envie de savoir ce qu'il était advenu de l'auteur du coup en traître, ni de ceux qui s'étaient tenus autour de lui...

Athos, quant à lui, avait aussi mal commencé la journée qu'il avait fini la nuit. L'homme était suffisamment aguerri dans l'art des abus éthyliques pour ne point souffrir de migraines, et pour savoir encore mettre un pied devant l'autre sans trébucher. En fait, c'était plutôt la station debout à l'arrêt qui lui était périlleuse; Aramis avait d'ailleurs dû se faire violence pour s'abstenir de parier avec d'Artagnan, quant au côté vers lequel leur auguste Dionysos allait finir par basculer. Demeurant en dépit de cela le plus dévoué des amis, le même Aramis avait insisté pour lui faire mâcher un bouquet de menthe fraîche, un remède souverain pour dissimuler les haleines les plus chargées, qui lui avait déjà sauvé la mise lors de certains de ses rendez-vous galants.

Toutefois Athos, d'une voix aussi mal assurée dans le propos que ferme dans le ton, avait invité son compère en des termes crûment choisis à placer ledit bouquet en un recoin bien précis de sa propre anatomie, celui-là même que sur un agnelet rôti on farcit d'un tel ornement pour en parfaire la présentation! De tels écarts de langage n'étaient absolument pas familiers au dernier descendant de l'illustre lignée des Comtes de La Fère: c'était là le signe qu'Athos se trouvait dans l'un des ces accès de mélancolie aiguë, rares mais violents, qu'aucune dose d'alcool – sinon létale! – ne serait parvenue à anesthésier. Bref, ce n'aurait vraiment, vraiment pas été le bon jour pour que le mousquetaire soit invité à présenter sa révérence, chapeau bas, à Sa Majesté le Roi, ou à faire le baise-main, buste penché en avant, à Sa Majesté la Reine!

Fort heureusement, aucun des deux souverains n'était présent lorsque les quatre compagnons rejoignirent la discrète galerie du palais où le capitaine de Tréville leur avait donné rendez-vous. Peu d'autres personnes sur place; mais chacun des mousquetaires – même d'Artagnan, pourtant monté à la capitale depuis peu – identifia immédiatement le moine capucin qui se tenait juste au côté de leur supérieur: François Leclerc du Tremblay, plus connu dans tout Paris sous le nom de "Père Joseph". L'homme avait également reçu le surnom d'"Éminence grise", qu'il devait pour partie à la couleur de sa bure, et pour partie à sa proximité avec le Cardinal de Richelieu, le très redouté premier ministre du royaume, dont il était le plus écouté des conseillers. L'on disait qu'une grande part de l'intelligence retorse de Son Éminence lui venait des avis éclairés de ce petit moine d'aspect insignifiant; et par un juste retour des choses, une part non négligeable de la terreur qu'inspirait son maître retombait hélas sur les épaules du dévoué capucin.

Tréville fit signe à ses hommes de s'approcher. Chemin faisant, ceux-ci détaillèrent les deux individus qui se tenaient silencieusement dans l'ombre, à l'autre extrémité de la galerie. L'un d'eux n'arborait guère de signe particulier: jeune, plutôt petit, épaules voûtées, tout de noir vêtu et dépourvu d'épée; probablement quelque gratte-papier. Mais l'autre... L'autre!... D'âge indéfinissable, mais de volume assez considérable, ce dandy avant la lettre multipliait sur sa large personne les signes d'ostentation excentrique, manifestations d'orgueil tout autant que de mauvais goût: un pourpoint de satin mauve marié à des chausses couleur bouton d'or; des escarpins rouge vif à crevés, ornementés d'énormes rubans pourpres; une haute canne à pommeau d'argent surdimensionné; le port d'une unique perle à l'oreille droite, à la manière du défunt roi Henri III, ainsi que d'un triple col de dentelles... Porthos lui-même ne dédaignait pas de faire l'acquisition d'un double col lorsque la chance lui avait souri aux cartes, mais un triple! Un dernier détail, ses lèvres et ses pommettes rougies au carmin sans la moindre subtilité, achevait de laisser supposer que le bougre devait être de ces "garçons-garcettes" qui dégrafent leur pont-levis arrière de préférence à leur braguette avant lors de leurs moments de plaisirs intimes!

Les quatre mousquetaires en demeurèrent là, pour l'heure, de leurs observations et de leurs conjectures. Athos, Porthos, Aramis, ainsi que d'Artagnan en léger retrait, ôtèrent leurs chapeaux d'un même mouvement en s'arrêtant devant le capitaine de Tréville. Légère flexion du buste à l'adresse du moine en bure grise, que celui-ci leur rendit fort civilement. Relevant son visage de dessous son capuchon, le Père Joseph fixa tour à tour chacun des mousquetaires de son immense regard bleu nuage, tout à la fois hypnotique, apaisant, et pourtant d'une intensité révélatrice de sa nature enflammée. Contre toute attente, ce politicien tonsuré, ce moine de cabinet, cette créature de Richelieu, inspira aux quatre hommes une sympathie immédiate, presque aussi spontanée que la répulsion viscérale que pouvait susciter son maître. Le capucin fut le premier à prendre la parole, dissimulant mal un réel enthousiasme:

-–- Ah, messieurs! il y a bien longtemps que j'entends parler de vous; et je remercie le Ciel de m'avoir accordé l'occasion de vous rencontrer enfin en personne! J'aurais sans doute pu demander à Monsieur de Tréville de me présenter dans les formes; mais à vos regards, je gage que vous savez déjà tous qui je suis – et qui je représente! N'est-ce pas le cas? J'irai donc droit au but: messieurs, Son Éminence a besoin de vos services pour une importante mission secrète, intéressant la sécurité du royaume! Elle m'a donc adressé directement à votre capitaine: car malgré leurs opinions parfois conflictuelles, Son Éminence sait que Monsieur de Tréville est homme de bien, soucieux avant tout de la grandeur de la France...

D'expérience, les mousquetaires ne purent s'empêcher de songer à quelque piège diabolique machiné à leur encontre, de la part d'un Richelieu réputé aussi revanchard que tortueux. Cependant, Athos, Porthos et Aramis notèrent tous trois que leur capitaine ne donnait guère l'impression d'avoir été traîné ici à son corps défendant; ils supposèrent qu'il devait donc souscrire implicitement aux vues du cardinal et de son capucin de conseiller. Cette caution suffit à les mettre en confiance. D'Artagnan, en revanche, ne sut hélas s'empêcher de se laisser aller à l'une de ces ruades impulsives dont il était coutumier, lorsqu'il s'adressa directement au Père Joseph sur un ton à la limite de l'insolence:

-–- Et y a-t-il une raison pour que Son Éminence n'ait pas plutôt confié cette 'importante' mission à quelques uns de ses petits soldats rouges? Je me suis laissé dire qu'ils pouvaient se montrer d'une efficacité presque relative, entre le moment où ils sortent de table et celui où ils y retournent!...

Porthos et Aramis s'entreregardèrent avec surprise, totalement pris au dépourvu par l'audace du jeune Gascon. Le petit bonhomme commence déjà à acquérir l'esprit mousquetaire, se dit Aramis – mi-ravi, mi-navré pour les ennuis qu'allait inévitablement encourir d'Artagnan après une telle saillie. De fait, Tréville jeta un regard courroucé sur l'impertinent, tandis qu'un nuage passait sur le front d'Athos. Mais le Père Joseph prit le parti de répondre avec douceur et bienveillance, laissant ainsi toute la responsabilité de l'agression verbale retomber sur les seules épaules de celui qui l'avait proférée:

-–- Hum... Si le jeune chevalier d'Artagnan fait allusion à la Compagnie des Gardes du Cardinal, eh bien... Son Éminence elle-même admet que s'ils possèdent de réelles compétences pour ce qui est de faire du fracas et de terroriser le commun de la populace, ils manquent par contre un peu trop de subtilité pour le genre de mission discrète qui nous réunit. En revanche, Son Éminence a, disons, quelques références quant à l'efficacité de votre petite équipe sur de telles missions – à hauts risques, et gros enjeux!

Le Père Joseph venait de prononcer très exactement les mots qu'il fallait pour attiser la curiosité de ses interlocuteurs; et il le savait pertinemment. Ayant à présent capté leur attention, le moine gris s'éclaircit la voix, puis ouvrit sa paume en direction des deux inconnus si mal assortis, restés sagement dans leur coin:

-–- Tout d'abord, je vous présente Dom Tomás Miguel Oliveira da Cruz, ministre de la très honorable Compagnie de Jésus pour notre bonne cité de Paris.» Chacun releva le ton sarcastique avec lequel le capucin avait prononcé les mots: "très honorable". Le Père Joseph marqua un temps d'hésitation, avant de poursuivre: «En vérité, l'homme en noir n'est que son secrétaire, Tiago... Le père Dom Tomás est, hum, l'autre de ces deux gentilshommes...

Les regards stupéfaits des quatre mousquetaires convergèrent vers l'invraisemblable énergumène bigarré. D'Artagnan en particulier demeura un moment la mâchoire pendante:

-–- Ce... Cet histrion est réellement un homme d'Église?!» finit-il par s'exclamer, avant de soupirer: «Misère... Il y a vraiment des jours où j'arrive à comprendre les Protestants!

-–- Après avoir vu le Diable déguisé en cardinal, bougonna Athos, je crois que je peux admettre le spectacle d'un jésuite attifé en Arlequin!

Le Père Joseph fit mine de n'avoir rien entendu. Mais même s'il ne releva pas la pique du mousquetaire à l'encontre de son maître, d'Artagnan aurait néanmoins juré l'avoir vu esquisser un très léger sourire en coin. C'est cependant avec le plus grand sérieux que le capucin reprit le fil de son discours:

-–- Si vous le voulez bien, maître Athos, nous reviendrons plus tard sur l'aspect quelque peu insolite, je vous l'accorde, de l'accoutrement du père Dom Tomás. Celui-ci, disais-je, est l'un des principaux représentants de son ordre en notre belle capitale. Il y est également un prédicateur de grand renom, très écouté. Toutefois, la réalité est, disons, quelque peu plus nuancée. Nous savons depuis longtemps que dans les faits, Dom Tomás est avant tout un espion de très haute volée, les yeux et les oreilles du Roi Philippe IV d'Espagne au sein même de la Cour de France...

-–- Alors qu'est-ce que ses yeux et ses oreilles à lui foutent ici?! s'emporta brutalement Athos tandis qu'il foudroyait du regard l'étrange individu – demeuré quant à lui aussi placide que s'il ignorait que c'était à son sujet qu'on s'échauffait.

-–- J'y viens, maître Athos, j'y viens. Dom Tomás n'est pas réellement un cas isolé: il se trouve que nombre de jésuites sont sujets ou sympathisants du Roi d'Espagne, et de sa politique ultra-catholique. Or la haute instruction des pères jésuites rend leur fréquentation très courue dans la bonne société; et Dom Tomás en particulier a su devenir le directeur de conscience de quelques uns des plus grands noms du royaume. Il a ainsi pu à la fois tisser un redoutable réseau d'influences, et se gagner de très hautes protections. On ne saurait donc plus désormais ni l'expulser, ni l'éliminer aussi simplement qu'on le ferait de n'importe quel espion de bas étage. Mais il restait encore une troisième option, celle que Son Éminence le Cardinal de Richelieu a finalement mise en œuvre: faire de lui un agent double!

Le capitaine de Tréville s'avança d'un pas, marquant sa volonté d'intervenir à ce stade du récit:

-–- Il vous faut apprendre que si Dom Tomás est certes bien sujet du Roi d'Espagne, il n'est cependant point espagnol, mais portugais. Comme vous le savez peut-être, le Portugal, qui fut un grand royaume voici encore un demi-siècle, a été progressivement privé de son autonomie par son puissant voisin ibérique, et n'est guère plus aujourd'hui qu'une simple province de la Couronne d'Espagne. Or depuis de nombreuses années, l'insatisfaction et la révolte grondent en ce pays. La noblesse portugaise ne supporte plus l'arrogance des seigneurs castillans, ni la bourgeoisie l'incurie de la gestion des fonctionnaires de Madrid. Cela ne va pas sans présenter quelque intérêt pour notre royaume. Une nouvelle guerre contre l'Espagne ne saurait plus guère tarder à présent; c'est hélas inévitable. Or le Roi Philippe IV est déjà occupé dans les Flandres par sa lutte de longue haleine contre les Protestants des Provinces-Unies (1). Il serait à notre avantage, dans le conflit qui s'annonce, de susciter un nouvel ennemi sur les arrières de l'Espagnol, en resserrant nos liens avec un potentiel allié lusitanien...

-–- Lusitanien? souffla Porthos à l'oreille d'Aramis, en se frottant la nuque d'un air embarrassé.

-–- Cela signifie: portugais... Seigneur, Porthos! Essaie donc de lire un peu autre chose que des madrigaux cochons!

Le Père Joseph s'éclaircit à nouveau la voix, signe qu'il souhaitait reprendre la parole. Le capitaine de Tréville s'effaça donc obligeamment, tandis que le moine capucin poursuivit de sa voix posée:

-–- En grattant un peu, nous avons découvert chez Dom Tomás les mêmes préoccupations et ressentiments que partagent la plupart de ses compatriotes. Il n'a donc pas été excessivement difficile de le retourner contre la Couronne de Madrid, et de le rallier à nos vues. Notre partenariat aura été fructueux: grâce à notre nouvel ami jésuite, nous avons pu identifier nombre d'officiers ou de hauts commis d'État fâcheusement impliqués dans une collaboration plus ou moins active avec l'Espagnol; nous avons ainsi pu placer ceux-ci sous surveillance, ou les détourner vers des postes où ils ne pouvaient plus causer grand tort.
Mais nous savions que fatalement, le double jeu de Dom Tomás finirait par être démasqué un jour ou l'autre – ce qui vient juste de se produire. Nous avons donc déclenché les deux clauses de sauvegarde que nous avions négociées avec notre allié. La première d'entre elles prévoyait son exfiltration et sa mise en sécurité, à l'annonce que sa couverture serait compromise: soit s'il recevait un message convenu de notre part, soit nous de la sienne. Selon la procédure, Dom Tomás devait alors immédiatement adopter une vêture civile en sorte de brouiller les pistes, avant nous rejoindre toutes affaires cessantes en territoire sûr: ici, en l'Hôtel des Tuileries...

-–- Vous appelez cela une vêture civile?! s'exclama Porthos. Même un aveugle remarquerait en pleine rue cette grosse volaille multicolore! Enfin, un aveugle de la Cour des Miracles, tout au moins...

-–- Oh si, si, renchérit d'Artagnan, n'importe quel aveugle se retournerait sur son passage: je sens d'ici plus de variétés de parfums sur sa vaste personne, que sur l'ensemble des comédiennes de la troupe de l'Hôtel de Bourgogne!

-–- Eh bien d'Artagnan! tu fréquentes donc les comédiennes, maintenant? le plaisanta Aramis.

-–- Euh...

-–- Il arrive, senhores, que l'accoutrement le plus voyant soit justement celui qui permet de passer le plus inaperçu...

Les quatre mousquetaires se retournèrent comme un seul homme, surpris par la voix qui venait de s'élever juste derrière eux. Dom Tomás était parvenu à se rapprocher depuis son extrémité de la galerie, sans qu'aucun d'entre eux ne l'ait vu faire. Un exploit inattendu de la part d'un individu de sa corpulence, vêtu avec un tel lustre! L'homme parlait un excellent français, à peine relevé d'une très légère pointe d'un accent chantant, pas du tout désagréable à l'oreille. Son phrasé ronflant et maniéré en revanche, souligné d'une ample gestuelle, ne devait pas tarder à leur porter sur les nerfs.

-–- Oui, dites-moi donc, reprit le déroutant personnage, qui irait chercher l'honorable père Dom Tomás Miguel Oliveira da Cruz, prédicateur éminent et pilier de la Foi, sous ces oripeaux grotesques de pédéraste florentin?!

Nul ne trouva rien à répondre à un tel argument. Le transfuge jésuite poursuivit donc:

-–- Mais foin de ma personne! Nous allions en arriver à la seconde des clauses de sauvegarde qu'évoquait mon honoré confrère capucin; et Dieu sait que celle-ci m'importe au plus haut point! Il y était question de mettre également en sécurité le dernier membre de ma famille qui soit encore en vie: ma bien-aimée nièce Arminda. Elle est à ce jour âgée de seize printemps; et pela Virgem! elle compte pour moi plus que ma propre existence! La malheureuse enfant n'a jamais connu ni père ni mère: mon cher frère a disparu sur la route des Indes avant sa naissance, et sa pauvre mère est morte en la mettant au monde... Depuis toujours, elle a été élevé à mes frais par sa nourrice Glória et par le mari de celle-ci, Bartolomeu, de braves gens de mon pays. À ma demande, tous trois sont allés s'établir aux Pays-Bas espagnols (2) lorsque j'ai été nommé à Paris. Aucun des enfants de ce couple infortuné n'a survécu; ils ont donc reporté toute leur affection sur mon Arminda, qu'ils ont vue grandir et qu'ils ont chérie comme leur propre fille. Cela me déchire le cœur de la leur arracher maintenant; mais la sécurité de la pauvre enfant en dépend...!

Dom Tomás adressa un signe de l'index à son secrétaire demeuré dans son coin d'ombre, qui s'empressa de venir lui remettre deux objets de petite taille:

-–- C'est Bartolomeu qui mènera ma chère nièce au lieu de rendez-vous, là où vous devrez la récupérer avant de l'acheminer vers Paris. Vous vous ferez reconnaître de votre contact à l'aide de cette bague. Juste avant d'abandonner mon poste pour rejoindre les Tuileries, je lui ai adressé un message convenu par pigeon voyageur: l'entrevue doit se tenir d'ici une petite semaine en terrain discret, dans les ruines d'une abbaye oubliée des environs de Calais, du côté français de la frontière des Flandres (3). Tiago, qui connaît l'endroit, a pris soin de vous tracer le plan de route que voici, fort précis je crois.

Aramis s'avança pour récupérer des mains de Dom Tomás une bague camée, ainsi qu'une carte tracée à la plume sur une pièce de parchemin. Demeuré coi durant toute la durée de cet exposé, Athos avait maintenu sur l'homme en noir au côté du jésuite un regard suspicieux, inquisiteur, dérangeant au point de lui faire détourner les yeux. Mais c'est à son maître que le mousquetaire s'adressa finalement, sans pour autant cesser de fixer le jeune secrétaire:

-–- Peut-on faire entièrement confiance à votre clerc, mon père?

-–- Ne doutez pas plus de sa loyauté que de la mienne, senhor, répondit Dom Tomás sans la moindre marque d'hésitation. La famille de Tiago dépend de la mienne depuis de nombreuses générations. Lui-même est à mon emploi depuis bien des années, et je le sais d'une discrétion à toute épreuve. Jusqu'à ma défection récente, le brave garçon ignorait d'ailleurs tout de mes activités aussi bien au service du monarque d'Espagne que du Roi de France. C'est par pur attachement envers ma personne qu'il a souhaité m'accompagner dans cette errance fugitive, en renonçant courageusement à tout ce qui avait fait sa vie jusqu'alors. Après tout, lui aussi est portugais, tout comme moi, et nourrit donc les mêmes griefs envers le tyran de Castille. Voici bien trop longtemps que notre malheureux pays gémit sous le joug étranger. Une guerre dans laquelle l'Espagne serait mal engagée, serait l'occasion ou jamais de rejeter enfin cette tutelle infamante...

Mais la belle envolée lyrique du jésuite patriote se trouva abruptement interrompue lorsque Porthos, qui fulminait dans son coin depuis un bon moment, finit par laisser éclater son impatience:

-–- Attendez un peu... Si j'ai bien tout compris, c'est donc cela, notre mission risquée, d'importance capitale, et tout et tout?! Aller prendre livraison d'une donz... d'une jouvencelle, et la ramener à Tonton agent double?! Non mais pour quelle sorte de saute-ruisseaux vous nous prenez, au juste?!

Malgré toute l'affection personnelle qu'il ressentait pour Porthos, le capitaine de Tréville considéra le moment venu de mettre les choses au point, quitte à forcer un peu le ton pour rappeler aux mousquetaires qui sont les stratèges, les décideurs, et qui demeure la chair à canon tenue d'obéir aux ordres:

-–- Écoutez bien ceci, messieurs. Dans l'avenir, Dom Tomás peut encore nous aider à démasquer bien des espions espagnols, conspirant dans l'ombre aux plus hauts degrés de l'État. Il connaît à la perfection leurs routines les plus révélatrices, leurs protocoles de communication, leurs codes de chiffrement... Bref, il est un atout maître dans cette guerre du renseignement qui va croître en intensité avec la guerre véritable qui s'annonce. Mais nous ne pourrons compter sur son aide pleine et entière que si de notre côté, nous nous acquittons de nos engagements envers lui et mettons sa famille en sécurité. Quand bien même il ne s'agirait que d'une jouvencelle, Porthos! Or c'est pour cette raison, s'ils sont bien informés, que les agents du Roi d'Espagne pourraient être tentés de mettre la main les premiers sur Dona Arminda, et de s'assurer ainsi du silence de Dom Tomás. Voilà ce qui rend votre mission bel et bien risquée, et primordiale pour la sécurité du royaume... Est-ce que je me suis bien fait comprendre, messieurs?

Le murmure consensuel qui courut sur les lèvres des quatre mousquetaires suffit au capitaine en guise de réponse. Tréville remit alors une petite bourse à chacun de ses hommes: leur viatique pour cette mission; puis il les enjoignit de manière toute militaire:

-–- L'affaire est pressante: vous partez donc sur l'heure! Passez vous rééquiper de vêtements plus pratiques, puis mettez-vous aussitôt en route, direction Calais. J'entends que vous ayez franchi la Porte Saint-Denis d'ici une heure tout au plus. Rompez!...

-–- ...Et que Dieu vous ait en Sa sainte garde, ajouta le Père Joseph.

Athos, Porthos, Aramis et d'Artagnan recoiffèrent donc leurs chapeaux, prêts à quitter les lieux après un ultime salut à l'adresse des deux religieux présents, le moine capucin et le père jésuite. Ce dernier devait sans doute avoir assez vite distingué Athos comme le chef charismatique de cette petite confrérie d'égaux; car alors que les mousquetaires passaient à sa hauteur, c'est bien son bras qu'il empoigna – avec une vigueur à vrai dire assez surprenante, de la part d'un prêtre travesti en amateur de garçonnets! Dom Tomás lui glissa dans un souffle trahissant une réelle inquiétude:

-–- Ramenez-moi ma chère Arminda, mosqueteiros. Ramenez-la-moi en bonne santé, je vous en conjure...

Athos acquiesça d'un bref signe de tête, avant de libérer son bras. Les quatre hommes s'éloignèrent rapidement des Tuileries pour rejoindre leur casernement. En tête du groupe, Athos avançait à longues enjambées, de mieux en mieux assurées. La vitesse hallucinante à laquelle il semblait dégriser ne pouvait être due qu'à une seule et unique chose: l'odeur du danger qu'il sentait approcher. Derrière lui, Porthos n'attendit même pas d'être arrivé pour commencer à se défaire en pleine rue de son insupportable casaque d'uniforme. Et fermant la marche, Aramis entretenait d'Artagnan d'une idée qui lui tenait à cœur:

-–- Sa nièce... Non, tu y crois vraiment, toi? Fichus jésuites... Moi je te parie que cette nièce est plutôt sa fille, oui! Cinq pistoles; tenu?

Aramis frappa aussitôt la paume droite du Gascon avant que celui-ci ait pu émettre la moindre objection, scellant ainsi leur pari. Le jeune homme ne comprit qu'après coup qu'il venait de se faire enfumer:

-–- Tu... Tu penses réellement qu'un pareil bardache aurait pu engendrer une fille?!

Le visage d'Aramis s'éclaira d'un large sourire de triomphe, lorsqu'il lui répondit d'un ton légèrement condescendant:

-–- Morbleu, d'Artagnan! Ne te fais donc point plus provincial que tu ne l'es déjà! Quand un homme d'Église parle de sa nièce ou de son neveu, tout un chacun comprend bien qu'il s'agit soit de sa fille ou de son fils, soit de sa jeune maîtresse ou de son... Bref!

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(1) Les Pays-Bas actuels, devenus indépendants de la Couronne d'Espagne au 16e Siècle.
(2) L'actuelle Belgique, alors encore sous domination espagnole.
(3) La frontière entre les royaumes de France et d'Espagne passe à cette époque entre Calais et Dunkerque.