Fragments
Il voulait quelque chose. Sans trop savoir quoi. Le sentiment d'insécurité permanente qui l'oppressait en toutes circonstances était comme une maladie le dévorant de l'intérieur. Il y avait trop longtemps qu'il ne dormait plus. Comme si son humanité s'effaçait, petit à petit. L'insignifiance de son existence le poussait à commettre d'énormes conneries. Pour qu'on le remarque. Son existence. Comme un homme. Pas comme une machine régie par la seule motivation du but qu'on lui inculquait. Il n'était pas encore une machine. Pas encore.
Il avait d'abord essayé d'être parfait. Il s'était dit qu'ils ne méritaient rien de moins pour lui permettre de continuer à vivre. Mais ils avaient tant d'exigences ! Ca avait été dur. Il avait pourtant essayé, du mieux qu'il le pouvait. Être l'objet de compliments, de gratitude, c'était savoir : j'existe ! La vérité fondamentale de sa vie était alors : quand vous faites votre boulot, qu'on vous complimente, vous existez encore.
Mais tout cela était faux. Ce n'était qu'une parodie de vérité. De la poudre aux yeux. Le soir, quand tout était fini, quand il se retrouvait alors, seul, les masques tombaient.
Il était seul.
Alors, elle était apparue. Comme par magie. Alcaïd. Alcaïd. Alcaïd et ses cheveux nacrés qui, lorsqu'ils faisaient l'amour, s'agitaient comme les branches d'un sol pleureur balancées par le vent, reflétant les lumières de la pièce. Alcaïd et sa peau mate qu'il aurait voulu caresser, encore et encore, ses muscles filandreux, ses seins ronds et doux comme des pêches. Alcaïd. Un nom dans lequel l'amour résonnait jusque dans ses moindres soupirs.
Alcaïd qui l'avait enfin autorisé à exister.
Alcaïd était bien là. Elle le soutenait. Comme une béquille. La blessure était encore là. Alcaïd aussi n'était qu'une façade.
Quand elle claquait la porte, emmenant avec elle son parfum de fleurs, de soir qui tombe, la lâcheté, le dégoût, le mal, qui s'était jusqu'alors tapi dans un coin sombre de la pièce, attendant sournoisement son heure, revenait, et s'insinuait en lui, descendant le long de sa gorge comme un serpent visqueux.
Putain.
Que ce bras lui faisait mal. De plus en plus. La douleur. Ce n'était pas la même douleur, c'était quelque chose de presque concret, qu'il aurait pratiquement pu enfermer au creux de son poing s'il en avait eu suffisamment envie. Il serra son bras, mais cessa aussitôt, dégouté par le contact de la chair pourrie. A quand remontait son dernier traitement, sa dernière « mise à jour » comme le disait le docteur, parce qu'après tout pour eux il n'était déjà plus qu'une épave ou une machine ce qui après tout revenait au même puisqu'il n'existait plus. Ca puait. L'odeur était insupportable tellement insupportable qu'on lui demandait, bordel, s'il ne pouvait pas couvrir ce maudit bras. Alors, il le couvrait de sa grande cape noire, dissimulant partiellement l'horreur aux yeux des gens sains, ceux qui n'avaient rien demandé, qui n'étaient pas concernés, ce n'était pas qu'ils étaient égoïstes, ils n'étaient juste pas concernés, et oui c'était très triste mais que voulez-vous.
Son bras cliqueta sous la cape.
Bordel, que ça faisait MAL !
Il faisait chaud. Le soleil était à son zénith. Il brillait de tout son éclat. Le sol, le garde-fou, le mât, tout était si brûlant que l'on aurait pu faire cuire un œuf sur n'importe laquelle de ces surfaces.
La chaleur était accablante. De ce fait, tout tournait au ralenti dans l'esprit de Nami. Chaque geste demandait un effort considérable. Même boire, histoire de ne pas se transformer en poussière sous l'effet de la déshydratation. Pourtant l'intérieur de sa bouche était tapissé de papier de verre. Du moins, c'était l'impression qu'elle avait.
Le grand inconvénient de ces jours d'été illuminés était l'effet que ceux-ci provoquaient chez certains membres de l'équipage. Ceux qui d'ordinaire se comportaient comme de simples sales gamins trop vite montés en graine se mutaient en sales gosses radicalement ingérables.
C'était encore plus assommant que la chaleur insurmontable.
Et oui, cet idiot de capitaine était tout particulièrement visé.
-J'ai chauuuuuud… Regarde comme je sue Nami…
-… Dégage Luffy c'est dégoûtant… marmonna-t-elle, ne se sentant pas la force d'abattre son poing sur la tête de cet abruti.
-Mais j'ai chauuuuuud ! Je vais fondre ! J'suis en caoutchouc moi !
Elle se tourna leeentement vers lui. Il semblait débordant d'énergie, quoi qu'un peu ralenti, mais l'air était si lourd, si ardent, qu'il paraissait encore plus insupportablement épuisant que d'habitude.
Nami ouvrit la bouche pour lui envoyer à la figure une de ses répliques cinglantes, mais finit par la refermer. Foutu soleil.
Luffy interpella son cuisinier favori, lequel arrivait justement, portant un plateau sur lequel étaient posés deux grands verres remplis d'un cocktail aux teintes acidulées.
-Eh ! Sanji ! A boire, on meurt de soif sur ce bâteau ! s'exclama le jeune homme en claquant des doigts.
-Je suis pas un serveur ! s'insurgea le cuisiner, en déposant respectueusement un des verres sur le bras du bain de soleil de Nami. Voilà un cocktail au kirsch ma Nami-swaaan ! Rose, comme la couleur de notre amour !
Luffy observait le verre comme s'il s'agissait du Saint Graal, tandis que Nami s'empressait d'en vider le contenu, reconnaissante.
-Et nous on a rien à boire ? Dit Ussop qui s'était manifestement décidé à quitter le coin d'ombre où il s'était terré en déclarant qu'il voulait qu'on l'y laisse agoniser en paix.
-Y'a de la limonade dans le frigo, grinça Sanji en servant Robin, qui était la seule à ne pas sembler souffrir de la chaleur ardente.
Ussop, Chopper et Luffy s'y précipitèrent, heureux comme des gamins le jour de Noël.
-Il est dégueulasse ce rhum… observa Zorro avec une grimace en jetant un coup d'œil dans le tonneau de boisson qu'il avait gardé près de lui.
-Quoi ? Implosa Nami au bord de l'autodestruction. Me dit pas que t'as laissé le rhum au soleil ? Oh et puis, je m'en fiche allez tous au diable… dit-elle en se laissant retomber mollement sur le bain de soleil.
-Alcoolique et abruti en plus de ça, t'es décidément pas gâté par la nature tête d'algue… persifla Sanji.
-Il a un problème le larbin avec son sourcil qui tourne ?
Echange de regards meurtriers finalement brisé par Zorro qui décida que le rhum, même plus frais, avait définitivement plus d'intérêt que ce crétin fini. Et aussi parce qu'il n'était définitivement motivé à rien faire. Si ce n'est à piquer un petit somme.
L'effervescence retomba sur le pont du Sunny. Sanji était en train d'expliquer à Luffy que non, les cocktails à la viande, ça n'existait pas, et Zorro ronflait, quand tout à coup, Franky, qui avait disparu depuis le début de la matinée, débarqua en traînant derrière lui une espèce de bâche en caoutchouc, son éternelle banane pendant lamentablement devant son visage. Il arborait néanmoins l'expression typique du mec conquérant qui a une nouvelle ou une idée géniale à annoncer.
-Eh capitaine ! Devine ce que je viens de retrouver dans mon atelier ?
Air interrogateur de tout le monde (sauf de Ussop qui était retourné mourir sous l'escalier).
-Non, tu devines pas ? Bah je vais te le dire ! Ce truc que tu vois là, bah c'est une piscine ! Qui permet de se baigner dans la mer en toute sécurité, quand on l'amarre au bateau ! Merci qui ? Suuuuper-Franky !
-Ouah Franky t'es le meilleur ! Envoie ! C'est moi qui va l'accrocher au Sunny ! Allez laisse-moi faire s'teuplaît, sois cool ! Envoie, envoie !
Nami commençait à vraiment avoir mal à la tête.
-C'est pas que j'ai pas confiance Chapeau de Paille mais… J'préfère le faire moi-même !
-Mais envoie j'te dit ! C'est moi le capitaine, alors c'est moi qui décide !
-Bon ok tu m'as convaincu, dit Franky. Attrape ! S'exclama-t-il en lançant la piscine, qui était en fait une sorte de chaîne de bouées gonflables entourant un filet, qui se gonfla comme la toile d'un parachute.
Les secondes qui suivirent parurent passer plus lentement que jamais aux yeux de Nami. Elle vit la piscine se rapprocher vers le sol, et Luffy tendre les bras pour l'attraper, un large sourire éclairant son visage. Elle vit l'ombre noire transpercer le filet comme un coup de vent dévastateur. Elle vit le sourire de Luffy se muer en une expression de stupéfaction, et ses bras retomber, comme subitement désarticulés. Lorsque le filet désormais bon à jeter toucha le sol, le temps reprit son cours normal.
L'ombre noire se matérialisa aux côtés de Franky. Elle n'était pas si effrayante, c'était juste un garçon maigre de petite taille, encapé, il devait avoir chaud se dit Nami en repoussant immédiatement cette pensée qui n'était pas appropriée à la situation. Le garçon se retourna, et elle eut un sursaut.
Elle n'aurait pas su trouver de définition à la normalité. Quelqu'un de normal, ça existait mais ça n'existait pas. Lui n'était pas normal. Il avait deux yeux, un nez, une bouche, mais non, il n'était définitivement pas normal. C'était sans rapport avec le physique. Si on l'avait interrogée sur ce point, elle aurait déclaré que le garçon avait l'œil droit entouré de plaques métalliques et que sur son oreille droite couraient des fils électriques, des petites antennes, mais ce n'était pas si différent de Franky. Elle aurait dit que ses cheveux étaient décolorés, de couleur blanc, mais on voyait les racines noires, mais ce n'était pas si bizarre. Un des ses yeux était comme désincarné, d'un jaune tirant sur le blanc alors que la couleur de l'autre était d'un marron absolument normal mais le pauvre avait peut-être une maladie, d'ailleurs ça devait être ça car des petits fils transparents partaient de son nez pour aller se perdre sous la lourde cape noire.
Ses yeux vous fixaient sans vous fixer. Ils vous voyaient, mais la vision se perdait, mourrait en chemin, avant d'atteindre le garçon. Il était très jeune mais semblait courbé comme un vieillard au crépuscule de sa vie. Il aurait pu être là comme ailleurs. C'est cela qui ne semblait pas normal au yeux de Nami.
L'ombre ouvrit la bouche, et parla d'une voix claire empreinte de vivacité qui semblait en total désaccord avec le corps dont elle provenait. C'était bizarre.
-Je cherche Mugiwara No Luffy.
-C'est moi, dit Luffy, d'un ton ferme.
-Ah je t'avais pas vu, dit-il, se transformant subitement en un gamin. Nami n'avait pas remarqué que la cape était rapiécée et qu'elle était beaucoup trop grande pour le garçon.
-Qu'est-ce que tu veux gamin ? intervint Zorro, qui ne s'était pas laisser démonter par l'arrivée de l'inconnu.
-Vous venez de pénétrer dans le pays d'Eck. Mon nom est Nekkan Paris. Je suis un chasseur de prime à la solde du gouvernement local.
-T'es venu pour nous conduire au gouvernement alors ? Dit Luffy. Désolé, mais ça risque de poser problème, ajouta-t-il avec un sourire carnassier, en faisant craquer ses jointures.
-Oh je n'en doute pas, répliqua Nekkan Paris le chasseur de prime. Mais en fait je ne suis pas venu pour ça. Je suis juste venu pour me battre contre toi, Mugiwara No Luffy.
