Les personnages de Merlin, Morgane, Guenièvre, Arthur et des chevaliers ne sont pas de mon invention, mais de celle des créateurs de la série Merlin. Les histoires racontées au cour de cette fics ont diverses sources, dont la principale demeure les légendes arthuriennes.
Rating: T à cause des thèmes plutôt adultes abordés, et parce que l'ambiance est assez chargée.
Genre: General (parce que il y aura un peu de tout)/ Drama (parce qu'il y en a pas mal quand même)
Cette fic fait suite à celle du même auteur Le fruit de Mâab. Mais l'action de ce premier chapitre se déroule tout juste après l'épisode 4x13 de la série. Vous n'êtes pas obligé d'avoir lu la première fic pour suivre celle-ci, même si des allusions pourraient vous échapper dans ce cas.
La chronologie de cette fic n'est pas régulière. Certains épisodes se suivent, d'autres arborderont d'autres sujets. Cependant, ils sont tous reliés par un même fil conducteur.
Voilà, j'espère que vous aimerez. ^^
Mélusine
La sorcière et le dragon
Morgane ouvrit les yeux à la sensation d'un souffle doux comme une brise de printemps, glissant sur elle, l'enveloppant et lui tenant chaud, tel un duvet. Elle vit alors la créature la plus incroyable qu'il lui eût été donné de voir. Un être majestueux, le corps blanc couvert d'écailles, des yeux bleus de saphir et des ailes aussi transparentes que celles d'une libellule. Emerveillée par cette vision, elle regarda la créature s'envoler et disparaitre au-dessus des cimes. Elle crut un instant avoir rêvé. Ou bien être morte et arrivée à Avalon. Car on lui avait toujours dit que le dernier dragon avait été vaincu par Arthur.
Comment ? La question demeurait sans réponse.
Mais non, elle n'était pas morte. Puisqu'elle pouvait sentir sa blessure au côté et le sang qui poissait ses vêtements. Mais enfin, elle était vivante. Et c'était un début !
Elle ne savait plus trop comment cela s'était produit. Elle se rappelait de la bataille, de sa fuite à travers les couloirs, de s'être retrouvée prise au piège face à Merlin et Guenièvre. Puis c'était le trou noir, jusqu'à ce qu'elle se réveille dans la forêt, sur l'herbe fraiche, avec un dragon blanc planté devant elle.
Constatant l'état misérable dans lequel elle se trouvait, elle comprit instinctivement que la bataille était perdue qu'elle devait fuir, une fois encore chassée, ventre à terre, comme une mendiante. Une fois encore, Arthur triomphait. Une fois encore, il lui prenait tout. Tout ce qu'elle avait. Tout ce pour quoi elle s'était battue. La réduisant à la misère la plus totale. Comme elle le haïssait ! Comme elle aurait voulu le voir à genoux et lui demander grâce !
Au bout d'un moment, elle fut contrainte de s'arrêter. Sa course effrénée, pour mettre le plus de distance possible entre elle et Camelot, avait épuisé la moitié des forces que le dragon lui avait rendues. Et sa blessure n'était toujours pas soignée.
Elle fit une halte, sous un chêne centenaire, afin de songer à un moyen de guérir ses plaies. Mais la fatigue fut telle qu'elle s'endormit, sans y prendre garde.
Elle fit un rêve étrange, dans lequel Arthur et Merlin se tenaient côte à côte au sommet d'une immense montagne. Des ombres sans visage, rampaient à leurs pieds et tentaient de les faire basculer dans le vide mais sitôt que l'un chancelait, l'autre s'empressait de le retenir et de le maintenir sur son équilibre. Un détail la frappa : les visages des deux jeunes gens vieillissaient progressivement, se couvraient de rides, leurs barbes poussaient et s'allongeaient, leurs cheveux blanchissaient. Jusqu'à ce que Merlin soit…
Morgane se réveilla en sursaut, pour voir devant elle son pire cauchemar : Emrys ! Ses longs cheveux et sa barbe blanche, sa bouche dédaigneuse et son regard moqueur…
Elle voulut crier, hurler, mordre, griffer, se débattre. Emrys l'avait retrouvée ! Emrys allait la tuer !
Mais ses membres ne lui obéissaient plus, alourdis par quelque drogue ou sortilège. Le lâche ! Il l'avait immobilisée pour mieux l'achever !...
Il avança une main vers elle, sans qu'elle puisse se dérober, et la posa sur son front. Et cette main lui parut étrangement douce pour être celle d'un vieillard. Mais surtout, sa fraicheur lui fit comprendre qu'elle était brûlante de fièvre.
Sans un mot, Emrys s'écarta d'elle pour aller prendre quelque chose qui chauffait au fond d'une marmite posée sur un feu. Lorsqu'il approcha une écuelle de ses lèvres, contenant un liquide odorant, son premier réflexe fut de s'écarter.
– Si je voulais te tuer, la réprimanda-t-il d'une voix douce mais néanmoins agacée, tu ne penses pas que j'emploierais des moyens plus simples ?
Qu'en savait-elle ? La perversité ne s'embarrasse pas de logique.
De toute manière, elle était trop faible pour lui résister longtemps. Elle laissa le liquide brûlant couler au fond de sa gorge. Lorsque l'écuelle quitta ses lèvres, elle replongea dans le coma.
A son réveil, elle était seule. Sa fièvre était tombée et en examinant ses blessures, elle constata qu'elles avaient été pansées et soignées. Elle jeta enfin un regard autour d'elle et réalisa qu'elle se trouvait dans une caverne. On l'avait couchée sur une litière faite de mousse et de paille fraiche, recouverte d'une couverture de laine grossière mais chaude. Un feu mourant avait été aménagé non loin de sa couche. Et à l'extérieur, elle vit que le jour était levé. Doucement, précautionneusement, elle se mit debout et marcha jusqu'à l'entrée de la caverne. Dehors, l'air était pur et la lumière douce. Soudain, un grognement attira son attention. Elle eut la surprise de découvrir près de l'entrée le dragon blanc. Celui-là même qui lui avait sauvé la vie dans la forêt. L'animal ne la quittait pas des yeux, tel un chien de garde. Lorsqu'elle fit mine de s'éloigner un peu plus à l'extérieur, il lui barra la route, dressé comme un chat devant une souris. S'il ne paraissait pas trop agressif, il semblait du moins décidé à ne pas la laisser partir. Morgane avait récupéré des forces, mais elle n'était certainement pas en état de se battre contre un dragon. D'autant qu'elle soupçonnait ce dernier d'être le complice d'Emrys.
Furieuse, elle retourna se terrer au fond de la grotte et passa ses nerfs sur la muraille de pierre brute.
Le soir, Emrys revint, porteur d'un sac de victuailles. Il déposa le tout près du feu, qu'il ranima d'une simple incantation. Et repartit comme il était venu, sans ajouter un mot.
Ce manège dura bien trois jours. Morgane restait terrée dans la grotte, constatant avec amertume que sa magie lui faisait défaut. Elle avait bien fait quelques tentatives, sans résultat satisfaisant.
Dehors, le dragon montait toujours la garde. L'empêchant de sortir et chassant également les bêtes un peu trop curieuses. Comme ce sanglier récalcitrant qui avait tenté de forcer l'entrée de la caverne. Il avait terminé en steak tartare pour son gardien.
Condamnée à l'oisiveté, Morgane ruminait sans cesse sur les raisons qui poussaient le sorcier à agir de la sorte. Pourquoi lui sauver la vie pour ensuite la tenir enfermée ? Pourquoi la priver de sa magie – car elle en était sure, c'était lui le responsable – pour ensuite la faire moisir ici ? Elle lui aurait volontiers fait passer un interrogatoire en règle, mais voilà, Emrys cultivait l'art du mystère.
Le Sorcier rendait rarement visite à sa prisonnière, et quand il le faisait, il minimisait au maximum les contacts : ne lui parlant pas, ne la touchant pas. Comme si elle avait la peste ! Depuis le moment où il l'avait amenée ici, il ne s'était plus jamais approché d'elle.
Elle avait encore le souvenir de sa main fraiche et douce sur son front… Et ses yeux… Ces yeux ! Qui ne la quittaient pas d'une semelle. Comme s'il avait conscience de sa dangerosité et voulait la tenir à distance par son regard. Mais ses yeux ! Ces yeux l'attiraient comme des aimants. Il y avait quelque chose en eux qui l'intriguait, la fascinait. Elle en fut presque dégoûtée d'elle-même…
Un vieillard ! Fallait-il qu'elle soit folle ou désespérée pour que de telles pensées lui viennent !
Mais elle ne pouvait en rester là. D'une manière ou d'une autre, il fallait qu'elle brise la glace avec son geôlier. Qu'elle sache au moins qu'elle sort il lui réservait.
Un soir, il vint déposer sa nourriture près du feu, qu'elle était parvenue à allumer seule cette fois. Profitant d'un moment d'inattention, Morgane s'était glissée entre lui et la sortie. Campée sur ses deux jambes, elle le défia du regard.
– Me direz-vous enfin ce que vous attendez de moi ? demanda-t-elle avec aplomb.
Emrys la considéra un instant, avec une lueur de tristesse dans le regard.
– Rien de mal.
Il dit cela sans la moindre once d'émotion. Ce qui déstabilisa la sorcière.
– Avez-vous considéré ma proposition ?
Elle faisait allusion à leur premier affrontement, lorsqu'elle lui avait affirmé vouloir rétablir la Magie. Non pas qu'elle croyait sérieusement qu'Emrys allait se joindre à sa cause. C'était juste pour meubler ce silence entre eux, qu'elle n'arrivait plus à supporter.
– Je sais le but que vous poursuivez, dit-il. Mais je n'en approuve ni les fins, ni les moyens.
– Pourquoi ?
– En dehors du fait que vous voulez régner en despote et imposer votre vision au reste du monde…
– Quel monarque ne règne pas selon ses propres règles ?...
– Ce n'est pas là votre place !
– Parce que je suis une femme ?
– Parce que vous êtes amère et aveuglée par la haine. Sans quoi vous vous seriez déjà rendue compte de l'absurdité de cette rébellion.
– Parce que vous trouvez qu'il n'y a pas de raison de se rebeller ? Que tout va bien dans le meilleur des mondes ?...
– Il y a d'autres moyens de changer cela. Et ce ne sont certainement pas les vôtres.
Morgane le foudroya du regard. Jamais encore personne ne lui avait parlé de cette façon ! Pour qui ce prenait-il, ce vieux débris, à la réprimander comme une gamine de six ans ?
– Dis-moi, vieillard, persifla-t-elle, à ton âge, pourquoi te lancer dans un projet aussi fou ?
Tout en parlant, elle se rapprocha dangereusement de son interlocuteur.
– Pourquoi ne pas céder la place à d'autres, plus frais et plus vigoureux ?
Emrys eut un sourire méprisant, qui la troubla plus qu'elle n'osa se l'avouer.
– Pourquoi t'acharner à défendre cette tête de pioche d'Arthur ?
– Je ne m'attends pas à ce que tu comprennes un sentiment comme la loyauté.
En voyant les pupilles de Morgane se dilater, Merlin sut qu'il venait de se trahir. La sorcière fit alors un geste qui le surprit tellement qu'il ne lui vint pas à l'esprit de la repousser.
Morgane se saisit du visage d'Emrys entre ses mains et prestement l'embrassa. Aussitôt, sa magie coula en elle et fit voler en éclat l'illusion. Lorsqu'elle se détacha de ses lèvres, ce n'était plus la face ridée d'Emrys, mais bien Merlin – avec ses traits juvéniles, ses pommettes saillantes et ses yeux. Ces yeux ! Les mêmes yeux – qui se tenait devant elle.
Emrys et Merlin. Merlin et Emrys.
Tant d'images et de souvenirs se bousculèrent dans sa tête, qu'elle en eut le tournis. On aurait dit que quelqu'un avait inversé le cours du temps. Elle revit chaque moment crucial de son existence. Chaque fois où Merlin était intervenu, le rôle qu'il avait pu jouer dans sa chute. Elle se vit face à Arthur, tels deux pions sur un échiquier, et la main qui les faisait avancer ou reculer dans l'ombre était celle de Merlin.
Un cri de rage lui sortit de la gorge. Sans plus se contenir, elle se mit à marteler la poitrine de Merlin comme elle l'avait fait sur la paroi de la grotte.
– Menteur, traître, imposteur…
Lui sortait de la bouche autant de malédictions.
– Menteur, menteur, menteur, menteur…
Elle ne sentit même pas les larmes couler sur son visage. Pas plus qu'elle ne prêta attention aux bras de Merlin qui se refermaient autour de ses épaules.
– … assassin, glapit-elle. Assassin.
Elle revoyait sa sœur, Morgause, Uther, Arthur, Gwen… Ils étaient tous perdus. Perdus pour elle. Elle était seule. Plus aucun être en ce monde ne voulait d'elle, ne se souciait d'elle. N'aurait pitié d'elle. Comme elle était loin, la Dame Morgane d'autrefois. Elle aussi était morte. Morte dans la salle du trône. Empoisonnée par un sorcier qui disait être son ami.
Ce même sorcier qui la tenait serrée contre sa poitrine, la berçant comme une enfant. Il lui caressait les cheveux, essuyait les larmes sur ses joues et ne disait rien. Sa peau était chaude. Elle pouvait sentir son cœur battre contre sa joue. Par les dieux, elle le haïssait ! Mais en cet instant, il était le seul vers qui elle pouvait se tourner.
Elle releva la tête et croisa son regard. Ces yeux… ces yeux qu'elle avait autrefois trouvé si doux, rieurs et farouches. Aujourd'hui, dans ces yeux, elle pouvait voir la même peur, la même solitude qui la rongeait jour après jour.
C'était absurde, vide de sens, et probablement qu'elle le regretterait le lendemain. Mais cette nuit, elle ne voulait plus être seule. Elle avait désespérément besoin de ne plus se sentir seule. Alors, lui ou un autre…
Et le lendemain, il n'était plus là. Le dragon surveillait toujours l'entrée de la grotte. Elle ne fut même pas déçue. Ou juste un peu. Elle ne s'était pas attendue à ce qu'il lui serve le déjeuner au lit, mais tout de même… Rien qu'un message ou un mot griffonné sur un parchemin aurait été le bienvenu. Puis elle se fit la réflexion qu'il allait sûrement revenir. Et se prépara à l'attendre.
Elle rit intérieurement, en se disant qu'elle n'aurait jamais admis autrefois qu'un homme la fasse poiroter une journée entière au fond d'une grotte… Fût-il comte ou fils de roi. Et voilà qu'elle en était réduite à faire la potiche pour le serviteur de son demi-frère !
Soit par honte, soit pour l'humilier, Merlin revint encore plus tard que les fois précédentes. Son sac de provisions sous le bras.
– Pas de barbe blanche cette fois ? ironisa-t-elle.
– J'en n'en vois plus l'intérêt, répondit-il simplement.
– Tu en as mis du temps ! J'ai cru que tu ne viendrais plus… Que tu avais honte, s'empressa-t-elle d'ajouter.
Merlin la foudroya du regard.
– J'avais des obligations. Et honte ou pas, il faut bien que tu manges.
Ceci dit sur un ton tellement froid qu'elle en fut presque glacée elle-même. C'était donc le véritable visage d'Emrys. Ni un vieillard à moitié sénile, ni un brave garçon doux et naïf, mais un homme froid et calculateur. Elle eut envie de prendre les braises du feu à main nue et de les lui jeter au visage.
– Personne ne sait au château que je suis en vie, n'est-ce pas ?
– Ils essaient tous de tourner la page. Et si tu avais un tant soit peu de bon sens, tu ferais de même…
– Comment Merlin ? Comment suis-je sensée faire pour oublier ? Alors que j'ai tout perdu !
– Tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même ! Personne ne t'a contrainte à suivre les ambitions de Morgause…
– Ah, vraiment ! Pourtant, elle est la seule qui ait été franche avec moi ! Quand Uther me faisait passer pour sa pupille, quand Arthur courtisait ma servante, quand ma meilleure amie convoitait mon trône et quand toi, Merlin, tu me cachais tes pouvoirs ! Alors que tu savais ce que je traversais !...
Son interlocuteur resta muet.
– Avoue, Merlin. Avoue que tu ne m'as sauvée et guérie uniquement parce que tu es rongé par le remord… Tu aurais mieux fais de me tuer !
– Je ne suis pas aussi prompt que toi à donner la mort.
– Ca ne t'a pas gêné pourtant…
– Si, justement !
Une flamme de fureur s'était allumée dans les yeux de Merlin. Pour la première fois, Morgane put sentir l'aura magique autour de lui. Et elle en fut tétanisée. Comment une telle chose avait pu lui échapper ? Morgause, en faisant son apprentissage, lui avait parlé de cette onde surnaturelle, qui reliait les enfants de la Magie les uns aux autres. Lorsque l'on était un sorcier suffisamment aguerri, on pouvait ressentir cette onde et identifier derechef les véritables magiciens des usurpateurs. Mais pour parvenir à passer sous silence une telle puissance, Merlin devait dépasser, et de loin, tous les talents de sa sœur comme les siens.
– Et c'est pour ça que je t'ai sauvée.
La voix de Merlin avait pris un son rauque, qui le rendait plus menaçant. Et en même temps plus… ensorceleur.
– Parce qu'en dépit de tout le mal que tu as fait, je n'ai jamais pu chasser de ma mémoire l'image de ton regard quand tu as compris ce que j'avais fait. Tu étais mon amie et je t'aimais, mais c'était la seule solution. Je m'en suis voulu. J'ai essayé de réparer mes tords. Mais tu n'étais décidée qu'à faire le mal, jusqu'à ce que je n'aie plus d'autre choix !
– Je n'en serais jamais arrivée là si tu ne m'avais pas trahie !
– Je devais le faire !
– Pourquoi ?
– C'était toi ou Arthur !
Le coup lui alla droit au cœur. Ce nom, elle l'avait autrefois aimé. Autrefois, il n'éveillait aucune haine en elle. Mais petit à petit, sans qu'elle s'en rende compte, progressivement, il était devenu pour elle une source de rancœur et de déception permanente. Quelle ironie ! Lui qu'elle avait aimé comme un frère en découvrant leur lien de parenté – plus étroit que tout ce qu'elle aurait pu imaginer – elle n'avait plus vu en lui que l'obstacle entre elle et ses désirs.
– Arthur ! feula-t-elle. Toujours Arthur !... Il n'y en a jamais que pour lui… Pourquoi ? Parce qu'il est l'enfant légitime ? Parce qu'il est né homme ? Quand moi je ne suis que la bâtarde qu'on a recueillie par charité et élevée dans le mensonge. Depuis notre enfance, il en a toujours été ainsi. Il fallait toujours qu'il passe en premier. Tout ce qui aurait dû nous revenir à part égale, il a toujours fallu qu'il se l'accapare. C'était comme ça pour les nourrices, pour les jouets, les serviteurs, pour notre père… puis ce fut pour les armes, pour la gloire, pour le trône… Et même Gwen… Même toi !
Elle avait lâché ce dernier mot dans un souffle, en dardant sur Merlin un regard brûlant, à mi-chemin entre le désir et la compassion.
– Ainsi tu lui appartiens corps et âme. Qu'est-ce au juste que ce dévouement qui semble te lier à lui ?
– Quelque chose qui te dépasse, souffla Merlin. Qui me dépasse moi-même par moment.
Le jeune magicien se réprimanda de lui parler ainsi d'une chose qui, à ses yeux, touchait de l'ordre de l'intime. De ce lien si particulier qui l'unissait à Arthur.
– Est-ce un vœu ou une malédiction ? susurra-t-elle d'une voix venimeuse.
– C'est mon destin.
– Je vois…
Imperceptiblement, la sorcière diminua la distance qui la séparait de son interlocuteur. Et plus elle se rapprochait, plus elle pouvait sentir cette onde magique qui l'attirait vers Merlin.
Naguère, elle avait pris cela pour une simple pulsion physique. Certes, les beaux chevaliers ne manquaient pas à Camelot, et tous auraient pu s'estimer honorés d'avoir été remarqués par Dame Morgane. Mais chez le serviteur d'Arthur elle avait toujours ressenti… comme une force étrange, une sorte de connivence qui la rapprochait du jeune homme sans qu'elle sache exactement pourquoi.
– Et Arthur n'en sait rien, murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour Merlin. Il n'a pas la moindre idée que le chien qui dort à ses pieds est en réalité un loup… Il te prend pour un petit animal docile et obéissant, alors que d'un mouvement de la main tu pourrais le réduire à ta merci. Serait-il enivré de savoir qu'un tel être demeure à ses côtés ?... Moi je le serais. Si on m'avait donné un tel présent, je sacrifierais mon royaume pour que personne ne vienne me l'ôter.
Sentant la joute dériver vers une pente savonneuse, Merlin voulut se glisser vers la sortie, mais Morgane lui barra le passage. Venant se lover dans ses bras avec une douceur ensorcelante.
– Sais-tu ce que je voudrais, Merlin ? murmura-t-elle.
Et l'intonation de sa voix avait pris un trémolo particulier, comme devenu soudain vulnérable.
– Une fois, rien qu'une fois dans ma vie, je souhaiterais posséder quelque chose qui m'appartienne en propre. Dont personne ne pourrait me contester la possession. Quelque chose que je ne serais pas obligée d'arracher des mains de mon frère.
Et ce disant, elle enfouit sa tête dans le creux de son cou et glissa à son oreille :
– Donne-moi… Donne-moi quelque chose qu'Arthur n'aura pas… Qu'il ne pourra jamais avoir…
Et tout en parlant, elle saisit son poignet gauche dans sa main droite, et fit glisser ses doigts le long de son dos, passant par ses reins, pour arriver jusqu'à ses…
Merlin esquissa un geste pour la repousser, mais elle s'agrippa à lui avec plus de force et de conviction.
– Le mal est déjà fait… Alors de quoi as-tu peur ?
Il n'aurait su le dire exactement. Sa raison lui disait de la lâcher et de partir en courant. Il y aurait forcément des conséquences à cela, et il ne savait pas s'il était près à les assumer. D'un autre côté, ce qui s'était passé la nuit dernière avait réveillé en lui quelque chose qu'il croyait avoir depuis longtemps enterré. Le souvenir de sa silhouette se découpant derrière le paravent alors qu'il était venu déposer la potion de Gaius pour elle. Quelque chose était bien née en lui ce jour-là. Un sentiment fugace, qu'il s'était efforcé d'étouffer avec plus ou moins de réussite. Parce que c'était inconcevable. Parce qu'elle était la pupille du Roi et lui un simple petit paysan. Mais le temps avait passé. Les épreuves et les tourments s'étaient mêlés au reste. Il croyait avoir définitivement tourné la page. Mais lorsqu'il l'avait tenue dans ses bras, lorsqu'elle avait serré ses seins contre sa poitrine et que ses lèvres avaient trouvé les siennes, alors les braises qu'il croyait éteintes s'étaient ravivées, embrasant tout son être et le poussant malgré lui vers elle.
Et cette fois-là encore, il ne chercha pas à lutter. Parce qu'au-delà de leur colère et de leur conflit, il y avait un fil ténu qui les retenait l'un à l'autre. C'était comme si quelqu'un avait accroché un hameçon à son cœur et qu'il ne pourrait s'écarter d'elle sans le déchirer. Elle savait. Et en dépit de ce qu'on pourrait dire, elle était comme lui. Elle ressentait la magie. Elle connaissait ce manque qui les faisait chavirer et perdre pied. Et juste une fois, il voulait connaître ce délice d'être uni à un être qui le comprenait. Même si ce n'était qu'une illusion et qu'au réveil rien n'irait mieux.
Au matin, en ouvrant les yeux, Morgane se sentit plus sereine qu'au moment de trouver le sommeil. Elle ne savait d'ailleurs guère trop comment celui-ci lui était venu. Ces dernières sensations se mêlaient dans un duel d'étreintes brutales et de peaux brûlantes. Certes, les rancœurs de la veille n'avaient pas disparu, mais elle se sentait plus… comblée. Comme après une longue course qui l'aurait vidée de toutes ses forces.
Elle risqua un regard sur le côté de sa couche, pour y trouver Merlin, endormi, les traits tirés, les lèvres légèrement entrouvertes et les yeux fermés. Cette image éveillait en elle des sentiments mitigés. Elle ne pouvait raisonnablement pas pardonner à Merlin. Trop de choses s'étaient passées entre eux pour qu'une nuit de réconfort – même deux – puisse tout effacer d'un coup. D'un autre côté, elle ne parvenait pas non plus à se résoudre à le voir disparaître. L'éliminer, c'était éliminer le seul être au monde qui pouvait comprendre ce qu'elle avait traversé. Le témoin de ses doutes et de ses peurs en découvrant ce qu'elle était : une sorcière, un être né pour servir la Magie.
Une idée germa dans son esprit. Celle de retenir le sorcier ici, avec elle. Il devait bien exister un sortilège qui permettait d'emprisonner une personne en un lieu qu'on désirait. Elle priverait ainsi Arthur de son plus fort soutien. Ce serait une belle revanche. Et Merlin lui appartiendrait définitivement. Ils auraient l'éternité pour se haïr et se désirer. La Haine : voilà un sentiment que les simples d'esprit disaient opposé à l'Amour, alors même qu'il l'égalait en force et en ardeur. Car haïr quelqu'un, c'est encore admettre qu'il a de l'influence sur soi.
Merlin ouvrit les yeux, dardant ses iris d'un bleu profond sur elle. Morgane se sentit soudain plus dénudée, alors même qu'elle ne portait rien d'autre sur elle que la grossière couverture en laine qui les recouvrait tous les deux. Puis, le jeune homme se leva, rejetant la couverture sur elle et rassembla ses vêtements, qu'il renfila avec un empressement maladroit. Morgane le regarda faire, allongée sur le ventre, le cœur rongé par la déception et l'envie.
– Reviendras-tu ce soir ?
– Je t'ai apportée de quoi tenir deux jours entiers, répliqua-t-il sans la regarder.
– Ce n'est pas la nourriture qui m'intéresse…
Merlin lui jeta un regard douloureux.
– Tu ne crois pas que cela suffit ?...
– Parce que tu en as assez, toi ?
Elle s'était glissée dans son dos et frottait la pointe de ses seins contre sa chemise. Merlin se leva brusquement et marcha droit vers la sortie de la caverne.
– Je te conseille d'économiser ta nourriture, dit-il sans se retourner. Je ne sais pas quand je pourrais repasser.
Et les jours passèrent. Sa blessure était à présent complètement guérie et ses pouvoirs refaisaient peu à peu surface. Tel un muscle ankylosé par une immobilisation prolongée, sa Magie lui revenait par des gestes quelque peu maladroits. Mais elle ne désespérait pas qu'avec un entrainement plus assidu, elle ne tarderait pas à récupérer toutes ses capacités.
Les visites de Merlin se faisaient plus rares. A chacun de ses passages, il constatait l'avancée de sa guérison avec un regard scrutateur. Il paraissait en être à la fois satisfait et inquiet. Lors de ses moments de rapprochements, elle tentait de le remettre dans son lit. Elle y arriva, deux ou trois fois. Mais en représailles, son geôlier ne venait plus la voir pendant des jours, voire une semaine entière.
Un matin, enfin, Merlin vint la chercher et la conduisit dehors. Ils marchèrent ensemble à travers la forêt pendant des heures, sans échanger un seul mot. Puis, le sorcier s'arrêta à l'orée du bois, sous un vieux chêne. Il désigna à Morgane l'horizon et lui dit :
– Au-delà de cette colline ce sont les limites du Royaume voisin. Camelot est en paix avec ce roi, personne ne te créera d'ennuis si tu traverses la frontière.
– Pourquoi le ferais-je ?
– Parce que je te l'ordonne.
Devant l'aplomb du serviteur d'Arthur, Morgane demeura sans voix. Profitant de son silence, Merlin poursuivit sur sa lancée :
– Je ne veux plus te savoir à Camelot. Tu es vivante, c'est déjà beaucoup.
– C'est donc ainsi, feula la sorcière. Tu me prends, puis tu me jettes. Tu profites de ma compagnie la nuit et au matin tu me chasses comme une vulgaire putain…
– Inutile de jouer les dames bafouées, ça ne prend pas Morgane. Autrefois, je t'ai empoisonnée alors que tu étais innocente, aujourd'hui je te sauve alors que tu es coupable. Ainsi nous sommes quittes.
Les deux magiciens s'affrontèrent du regard. Comme dans la caverne, Morgane eut envie de se jeter sur lui et de lui arracher les yeux.
– Pourquoi ne puis-je demeurer ici ? Tu m'as bien laissée vivre. Pourquoi ne pas me donner une chance de me racheter ?
– Parce que je n'ai plus aucune confiance en toi, répliqua Merlin avec une intonation de pure rage dans la voix. J'ai épuisé toute ma patience à essayer de te sauver. Mais je n'en ai plus assez pour te laisser évoluer si près d'Arthur et de Camelot. Tant que tu seras ici, je n'aurais pas l'esprit en paix.
– Tu en avais pourtant assez pour dormir à poings fermés près de moi. Es-tu donc duplice au point de faire l'amour à ton pire cauchemar…
– Ce qui s'est passé les autres nuits ne change rien. Tu es rongée par la Haine, Morgane. Et même si par miracle, tu choisissais une autre conduite, j'aurais trop de doutes en moi pour te faire confiance. Je serais toujours en train de guetter tes revirements et tes sautes d'humeur. Je refuse de vivre ainsi ! J'ai assez donné dans ce registre. Je veux la Paix, maintenant.
– Que suis-je sensée faire alors ?
– Pars. Va où bon te semble. Mais je t'avertis que si un jour tu reparais à Camelot, si je te surprends à rôder près d'Arthur ou de Guenièvre, ou de n'importe qui d'autre, alors je n'hésiterais : je t'exécuterais. Et sans le moindre remord.
A la flamme dans ses yeux, au ton de sa voix, Morgane sut que sa décision était sans appel. Il fallait partir et vivre, ou rester et mourir.1 La tête haute, le dos droit, elle quitta le couvert des arbres pour s'avancer dans la prairie. Elle marcha dix pas droit devant elle. Au onzième, elle se retourna, pour voir Merlin, toujours debout sous le grand chêne. Elle demeura un instant à le regarder, gravant son image dans sa mémoire. Elle ne savait pas qu'il lui faudrait attendre cinq ans avant de le revoir, mais qu'entre temps, bien des choses auraient changées.
1 Un smarties à celui ou celle qui reconnait cette citation ^^
Une petite review pleeeaaase !
