Préambule
À partir du moment où on décide de peindre la psychologie de nos personnages dans des situations plus adultes, l'écriture s'éloigne forcément de l'ambiance et des caractères du D.A. Au fond, n'est-ce pas ce que doit faire une bonne fanfiction : trouver de nouvelles manières de trahir l'œuvre originale ?
On pourrait, pour cette même raison, contester le terme de « fanfiction » en argumentant que j'aurais pu développer la même histoire sans reprendre les personnages de CL. C'est en effet bien possible il n'en reste pas moins que sans m'appuyer sur ces figures familières, je n'aurais jamais accouché de ce texte (ce qui s'est pourtant fait dans le sang et la douleur). Peut-être me fallait-il une situation aussi haïssable, des personnages à la romance aussi insipide et frustrante pour me montrer aussi cruel⋅le et impitoyable.
Et puis, autant mon histoire déforme les personnages du D.A. (du moins, ceux qui sont vraiment présents dans ma fic'), autant ceux-ci ont fini par déformer mon histoire. Même si les caractères et les situations se trouvent extrapolés et déformés, comment avoir le cœur de torturer davantage les héros qu'on aime ? Et pourtant, ce n'était pas faute d'idées…J'avais une vengeance à prendre, sur ces intrigues !
Chair Aimée
1 – La toux
Le soir du vendredi 10 novembre 2006, plongée dans ses pensées, Yumi Ishiyama foulait d'un pas rapide le trottoir invisible de la rue du Guet. Officiellement, l'hiver n'avait pas encore commencé, mais un vent polaire fouettait la ville par bourrasques saccadées. Le goudron de la route et le béton du trottoir irrégulier étaient durcis par un givre qui blanchissait tout. En réalité, qu'importe le nom de la saison : les épines des pins étaient pâles et dénuées d'odeurs, le ciel noircissait, et les couleurs disparaissaient. Parlons nettement : l'hiver était arrivé tôt cette année.
Les joues de Yumi rosissaient de la morsure glaciale du vent. Les phalanges qui dépassaient de ses mitaines étaient dures et bleues, comme celles d'un cadavre de noyée. Elle cracha quelques toussotements, puis, pour calmer ses chairs meurtries, plaqua ses poings fermés contre ses joues. Mais tout ce qu'elle ressentit, ce fut la douloureuse impression que ses doigts étaient plus froids que ses joues, et que ses joues étaient plus froides que ses doigts. Le tissu rugueux de la mitaine semblait lui griffer la peau plutôt qu'il ne la protégeait. Son souffle, aussi vierge de buée que celui qu'elle expirait jadis sur le territoire de la banquise, se noyait dans l'air froid sans réchauffer ses chairs, en pure perte.
Elle prit distraitement son portable et le consulta. 17h45. Elle était en retard, mais ce n'était encore rien de déraisonnable. Elle pressa le pas, préférant soudain penser à ce qu'elle ferait une fois rentrée qu'à la discussion qui venait d'avoir lieu. Mais alors qu'elle arrivait devant sa maison, elle remarqua une ombre devant le portail. Une ombre qui l'attendait.
Le souffle lui manquait, c'était gênant. Toutefois, il fallait qu'elle parle en premier.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? lança-t-elle durement.
— Je veux m'excuser. Juste, ce que je t'ai dit hier, c'était…
Ne pas se laisser avoir. C'était un piège pour la surprendre à un moment où elle serait vulnérable. Il ne fallait pas qu'elle tombe dedans. Elle devait montrer qu'elle contrôlait la situation.
— Décampe, ordonna-t-elle sèchement. Ici, c'est chez moi. C'est pas en me poursuivant dans mon refuge que tu me donneras envie de pardonner.
— Mais je suis vraiment désolé, insista l'ombre. C'est juste que même maintenant…c'est pas facile à oublier, tu sais ? Six mois…
— Dont tu ne te souviens pas, trancha Yumi. Et pour te rafraîchir la mémoire, on en a déjà parlé, à la fin de l'année dernière. Tu te souviens de ça, William ?
L'option la plus intelligente consistait, pour William, à ne pas répondre. À laisser planer un silence coupable. En effet, il était allé trop loin. Il avait fini par reprocher à ses amis d'avoir gardé le secret. De ne pas avoir averti les autorités. Dans sa colère, il avait même parlé de rendre l'affaire publique, d'initier un procès, ou de détruire le Super Calculateur pour se venger.
Bien sûr, c'étaient des menaces en l'air proférées par un garçon qui en avait assez de se voir exclu, non reconnu et trop peu remercié après avoir été mis en danger, après que six mois de sa vie lui aient été volés ; mais ces arguments, il n'avait pas intérêt à les rappeler, et nul doute qu'il en était parfaitement conscient. Parfaitement, et froidement conscient. Il ne répondit pas.
— Tu es un manipulateur, constata-t-elle placidement. Cela fait deux mois que tu n'es plus du tout en colère, et que tu joues de la culpabilité de tout le monde. Jérémie et Aelita se sentent responsables. Moi aussi. Quant à Ulrich, il n'ose rien dire de ce qu'il pense vraiment. Mais je ne suis pas dupe.
Yumi s'interrompit. Elle hésita, puis elle tourna les talons en direction de sa maison ; mais William lui lança, quoiqu'un peu trop tard :
— Allez, dis-le ! Qu'est-ce que tu me reproches vraiment ?
La conversation tournait au vinaigre. La réponse logique était : « D'être amoureux de moi », mais la prononcer aurait été catastrophique. William cherchait à la traîner sur le terrain des sentiments, où il pouvait se faire passer pour un digne de pitié. Mais ce n'était pas la première fois qu'il avait recours à ce genre de coup bas, et Yumi avait appris qu'il ne servait à rien de se montrer conciliante en de telles circonstances.
— De ne pas me laisser tranquille.
La jeune fille disparut à l'intérieur de sa maison. William resta là un moment, le cœur battant et les idées noires, à contempler la signification de cette porte de maison fermée. Puis il sortit un skate de son sac et repartit en direction de l'internat.
Ulrich Stern n'avait rien perdu de la scène.
Yumi monta directement dans sa chambre, sans dire un mot. Elle avait des devoirs pour la semaine prochaine. Quatre exercices de mathématiques à faire. Elle devait aussi lire un texte de Marx en répondant à des questions. Autant s'y mettre tant que c'était frais.
Une heure plus tard, elle n'avait pas beaucoup avancé. Elle n'avait pas la tête aux mathématiques, et après quelques questions, elle était passée au texte. Mais le salaire de subsistance ou la propriété des moyens de production n'avaient pas l'air beaucoup plus intéressant que les systèmes d'inéquations. Elle était repassée aux mathématiques, encore plus ennuyeuses qu'avant.
Elle laissa ses cahiers ouverts sur son bureau et descendit au salon. La télévision était allumée, et Mr Ishiyama rangeait des courses dans la cuisine. Yumi hésita. L'idée de regarder un film ne l'attirait pas du tout, et le fait que sa mère soit devant la télévision la contrariait visiblement. Elle finit par aller se coucher sans avoir mangé. Devant sa porte fermée, une feuille de papier indiquait qu'elle ne voulait pas être dérangée.
Mme Ishiyama, inquiète pour sa fille, était d'avis d'entrer, quitte à la réveiller. Mais son mari connaissait les adolescents, et il préconisait de respecter ses désirs. Sauter un repas, disait-il, ce n'était pas la fin du monde. La lumière s'éteignit donc dans le couloir, et le silence retomba, pendant les heures immensurables de la nuit solitaire.
Un vrombissement mécanique réveilla Yumi. Celle-ci, les yeux secs et pochés, remua ses membres ankylosés. Elle avait dormi sur le flanc opposé à celui qu'elle adoptait habituellement, et n'avait aucune sensation dans la jambe gauche.
Le vrombissement mécanique se répéta.
— Ça va, ça va, j'arrive, marmonna-t-elle d'une voix rauque en frottant ses yeux, qui demeuraient toujours aussi secs.
Elle se râcla la gorge tout en cherchant son téléphone portable dans son sac. Sa trachée était glaireuse et encombrée. Enfin, lorsqu'elle l'eût trouvé, il s'arrêta.
Il était plus de dix heures. C'était tard. Elle ignorait combien de temps elle avait sommeillé, mais elle était à peu près sûre d'avoir vu l'aube. Un jour gris entrait par la fenêtre. Elle jeta un œil dehors. Une véritable purée de pois.
L'appel manqué provenait d'Ulrich. Il voulait sûrement reparler de la conversation de la veille. Elle le voyait venir, elle savait exactement ce qu'il allait dire. Ironiquement, les mots exacts qu'avait employés William lui vinrent en tête. « Je veux m'excuser. Ce que je t'ai dit hier, c'était vraiment…Mais je suis vraiment désolé ! C'est juste que, même maintenant… »
Ce brouillard blanc et cotonneux devait geler les os. Rien qu'en se tenant devant cette fenêtre blanche, elle sentait l'air froid de l'extérieur pénétrer à travers la vitre. Elle eut soudain envie d'enterrer sa tête sous les couvertures, de retourner dans la nuit noire, où elle respirait en boucle son propre souffle, emprisonné, là où il faisait chaud.
Paradoxalement réveillée par ce désir inhabituel, elle enfila ses vêtements et descendit déjeuner. Hiroki, surpris de voir sa sœur se lever à une heure aussi tardive, lui demanda si elle avait fait le mur. Elle en répondit pas et avala une tranche de pain grillé, sans confiture dont le goût trop sucré lui aurait agressé les papilles. Comme elle avait encore faim, elle en prit une deuxième, beurrée cette fois. Elle ne la termina pas.
— Où est maman ? demanda-t-elle.
Hiroki ne répondit pas et alluma sa console de jeux. Yumi répéta la question, en l'assortissant d'une épithète qu'elle estimait flatteuse. L'immonde petit cancrelat ne put réprimer un sourire satisfait.
À grandes enjambées rapides, Yumi marcha vers la console et l'éteignit.
— Hééé ! protesta Hiroki.
— T'avais qu'à me dire où était maman ! répondit sa sœur.
— T'avais qu'à me dire si t'avais fait le mur !
Au lieu de rétorquer une réplique de mauvaise foi, Yumi s'adossa à une cloison de marbre, le regard vide, et lentement, se laissa glisser, sans bouger les pieds ni quitter son frère des yeux, jusqu'à être accroupie en position fœtale. Puis son regard tomba vers la surface du sol.
— Je n'ai pas fait le mur, expliqua-t-elle, mais j'ai eu du mal à dormir ; je…
Le silence s'installa.
— Je ne vais pas très bien, avoua Yumi. J'ai des problèmes en ce moment. S'il te plaît, j'ai besoin de parler avec maman.
Hiroki n'avait jamais vu sa sœur comme ça. D'habitude, Yumi, elle n'avait pas de problèmes. Mais là, c'était un silence tellement grave, tellement sérieux, qu'il voulut à tout prix que les problèmes de Yumi s'arrangent. Il demanda :
— C'est à cause d'Ulrich, c'est ça ?
Yumi leva un visage stupéfait. Le ton d'Hiroki était étonnamment sérieux. Il ne l'avait pas raillée, il ne s'était pas moqué d'elle, il n'avait pas mimé le romantisme collant qu'il aimait tant lui représenter, avec cet humour stupide de gamin attardé. Il avait parlé sérieusement. Yumi frissonna.
Puis tout d'un coup, Yumi redevint Yumi. Elle aspira calmement une grande bouffée d'air, puis releva la tête, sûre d'elle-même, souriante, et elle n'avait plus aucun problème.
— Pas vraiment, têtard, déclara-t-elle en se levant. C'est plus compliqué.
Yumi monta dans sa chambre pour faire ses devoirs. Il faudrait aussi que, pendant la journée, elle n'oublie pas de rappeler Ulrich pour lui permettre de s'excuser.
« Allô, Yumi ? »
— Salut, Ulrich ! Euh…tu as cherché à me joindre ce matin ? Désolée, j'étais en train de me laver. J'avais pas pris mon bain hier soir, alors…
« Ouais, je vois. Ben, en fait…écoute, Yumi, je voulais juste…à propos d'hier. »
— Laisse tomber, je vois déjà ce que tu vas dire, déclara-t-elle d'un ton insouciant et enjoué. Je te connais, Ulrich, tu es comme ça ! Et au fond, ça me fait plaisir.
« Ah oui ? Et qu'est-ce que tu veux dire par là ? »
— Tu es tellement inquiet pour moi que parfois, tu en oublies que William ne m'intéresse pas. Tu t'en fais, c'est normal, avec la façon dont il me tourne autour ; mais je te l'ai dit, tout va bien, je contrôle la situation.
« N'empêche, je tiens à te demander pardon. Parce que, tu sais…j'ai pas le droit de m'incruster dans ta vie comme ça. Pas plus que lui. Je devrais te faire confiance, tu te débrouilles très bien toute seule… »
— Te mets pas sur le même plan que William. Toi, t'es un ami, tu veilles sur moi. Mais lui, il…ben, j'ai des problèmes avec William. Déjà, avant qu'il vienne sur Lyoko, je sentais qu'on peut pas lui faire confiance.
« Ça veut dire que tu me fais confiance ? »
Yumi réfléchit longuement.
« Ouais, je suppo… »
— On a…, le coupa Yumi. On a eu nos problèmes. On a toujours des problèmes, et – euh…tu as des défauts…Mais…mais oui, je te fais confiance. Parce que tu es mon ami, et que tu finiras toujours par prendre la bonne décision pour moi.
Cette fois, ce fut au tour d'Ulrich de rester silencieux. Yumi serrait nerveusement son portable. Non pas qu'elle attendît la réponse, mais parce qu'elle voulait que cette conversation se termine. Enfin, il demanda :
« Dis-moi, Yumi… »
— Oui ?
« Est-ce que tu te ferais confiance à toi-même ? »
Et il raccrocha.
Peut-être Ulrich voulait-il simplement signifier par là qu'il n'était pas digne de confiance. Qu'il était toujours amoureux, et surtout, qu'il était toujours jaloux. Mais il ne s'était pas douté des abysses que cette question creuserait dans l'âme de Yumi. Il n'avait pas imaginé, à sa voix douce et décontractée à quel point elle était fragile et épuisée. Ni que les fondations sur lesquelles elle prenait ses décisions et nommait ses sentiments étaient aussi bancales.
Yumi serrait de plus en plus fort son portable dans sa main. Les mots qui tournaient en boucle dans son esprit, elle se mettait à les siffler, à les cracher, glaireux encore, rauques comme une toux grasse, dans sa gorge serrée, et à les répéter, encore et encore.
« Menteur…menteur…Jaloux et menteur…menteur, égoïste, jaloux, égoïste…justes amis, oui, justes amis ? Menteur, menteur…
Menteur…
menteuse. »
— Faut qu'on parle.
William Dunbar tourna un regard surpris vers Ulrich et sourit d'un air condescendant. Il tenait à indiquer qu'il lui importait peu de se trouver, au beau milieu du couloir de l'internat, vêtu d'une serviette de bain maladroitement nouée autour de sa taille, empêtré d'un savon et d'un tube de shampoing. Au contraire, cette nudité mettait en valeur son haut corps d'adolescent sportif, et la dorure de sa peau brunie par l'été était encore tout à fait respectable. Il savoura ostensiblement l'instant :
— J'vais prendre ma douche, là ; on verra ça demain.
— En privé, insista Ulrich.
Le jeune homme poussa un soupir ennuyé, qui ressemblait presque à un bâillement. « Ouais, je m'en doutais…
— J'irai droit au but, continua son rival ; ça ne prendra qu'un moment.
— Dans ma chambre, alors.
Ni l'un ni l'autre ne virent l'expression consternée qui se peignit sur le visage d'Élisabeth Delmas lorsque le lendemain, Hervé Pichon lui affirma qu'un William Dunbar dénudé avait invité Ulrich Stern à l'intérieur de sa chambre. De toutes les horribles journées de la vie au collège-lycée Kadic que traversa Sissi Delmas, la plus déconcertante restera sans doute celle du 28 septembre 2006.
— Très bien, William, crache le morceau : c'est quoi ton but ? demanda Ulrich aussitôt la porte refermée. Tu étais complètement furax, et là, d'un coup, c'est la rentrée et tu veux devenir notre ami ? Dans quel but ? Foutre la merde ? Te venger ?
— Ou bien… ?
— Ou bien quoi ?
— Allez, Ulrich, dis-moi ce que tu as sur le cœur. On est entre nous, là.
Le jeune première arborait un sourire narquois qu'Ulrich ne lui avait encore jamais vu. Un an plus tôt, déjà rivaux, les deux hommes se respectaient encore à peu près, ils jouaient franc-jeu et se parlaient directement, sans jeux détournés ni moqueries. Ulrich se prit à regretter cette époque-là.
— Tu ne sortiras jamais avec Yumi, tu le sais, ça ? finit-il par répondre. Alors laisse-la tranquille.
— Ah ! ça, Ulrich, je ne suis pas de ton avis. Moi, vois-tu, je suis certain que je finirai par sortir avec Yumi.
Il appuya son coude contre la porte de sa chambre, juste au-dessus de la tête d'Ulrich, et rapprocha sa bouche de son oreille.
— Aucune fille ne peut rester éternellement insensible à l'ardente flamme de mon amour, susurra-t-il.
Ulrich se dégagea du panneau contre lequel William l'avait acculé. Il ouvrit la porte sombrement. Puis, juste avant de partir, il lança, d'un air de défi :
— Mais un couple, si.
