OS : La Porte de Chez Elle

Prenez-moi à cinq ans, ce sourire montrant mes dents. J'étais heureux. Certains auraient pu penser que c'était tous les jours la même routine ; à la même heure, la même adresse. Pourtant, chaque jour était différent. Nous parlions de tout, de rien. De nos vacances, de nos rêves. Nous jouions aussi, parce qu'il faut l'avouer, à cinq ans, c'est ce qu'on fait de mieux avec les idioties.

Je me souviens des débuts, quand j'avais peur de frapper à la porte. La première fois en particulier. J'étais angoissé. Sur qui vais-je tomber ? Et si je me suis trompé d'adresse ? Et si elle ne veut pas ? Certes, nous avions réussi à nous parler dès la rentrée, mais sait-on jamais.

Heureusement pour moi, elle avait vite accepté. Le temps de prévenir sa mère de l'endroit où nous allions, lui assurant bien sûr que nous aurions de la surveillance et nous partions. Finalement, sa mère était venue elle aussi. Elle avait discuté avec la mienne, sur un banc à quelques mètres de l'étendue d'herbe où nous étions allongés.

Depuis, je revenais chaque jour devant la porte de chez elle.

Puis plus tard, à six ans. Ce jour-là, c'était le début d'une nouvelle année scolaire. J'étais très excité, comme tout enfant le serait. Je le savais, ce jour-là, cela faisait un an que nous nous étions amis. Déjà ou seulement ? Je ne savais le dire. En un an j'avais appris à la connaître, je savais tout d'elle. Ses réactions, ses goûts, sa famille ... Enfin, j'en avais le sentiment. Je me disais que rien au monde ne nous séparerait, et que nous serions toujours ensembles, bien plus forts à deux que seuls. Mais ce jour-là, il est arrivé.

Et j'ai commencé à me dire que rien au monde ne nous séparerait, que nous serions toujours ensemble, bien plus forts à trois que seuls. Domon, elle et moi.

Depuis, nous revenions chaque jour devant la porte de chez elle.

Nos soirées rien qu'à nous, entre pizzas et jeux vidéos, nous en profitions. Nous profitions de chaque instant qui nous était accordé, presque à en vouloir toujours plus.

Je me souviens d'une de ces soirées. Nous étions tous les trois chez moi, des glaces entre les mains. La télévision était allumée. En général, ma mère et mon père ne regardaient pas la même chose, mais là c'était différent. Nous nous étions assis sur le canapé, et j'ai pu y manger pour la première fois, d'ailleurs. Nous avions regardé avec eux. Et cela avait changé notre vie.

Ces gens qui couraient la balle au pied. Japon ̶ États-Unis. Victoire des américains. Mais beau match.

« Eh ! Vous vous souvenez quand il a tiré dans le ballon et que flammes sont sorties ? C'était génial ! »

Elle en avait parlé toute la soirée. Ça l'avait marquée, apparemment. Domon, lui était plutôt bloqué sur la barrière qui avait jailli du pied d'un défenseur. Mais la seule image dont j'ai un réel souvenir, c'est l'aigle qui pourfendait le ciel inscrivant un but américain.

Dès le lendemain, nous étions de retour devant la porte de chez elle, le ballon rond à la main.

Huit ans. Encore un nouveau, cela devenait fréquent. Nous étions devenus assez proches, donc c'était difficile pour lui de s'intégrer à nous, qui nous connaissions depuis plus de deux ans. De plus, il partait souvent pendant les week-end et les vacances, si bien que nous ne pouvions nous voir que le mercredi après-midi. Pourtant, je passais quand même le reste du temps avec mes plus vieux amis, à coups de frappes, de passes et de sueurs.

Nous comptions rejoindre un club de foot ensemble, mais nous nous sommes rendus compte que nous étions aussi bien tous les quatre, alors nous avons décidé de prendre plus de temps pour y réfléchir. De toute façon, les inscriptions étaient terminées et il allait falloir attendre le rentrée suivante pour finaliser cette idée.

Le sourire aux lèvres, nous étions maintenant trois à attendre devant la porte de chez elle.

Neuf ans. Nous avons signé les papiers pour nos inscriptions. Malheureusement, le club n'acceptait pas de demoiselles, et elle refusait catégoriquement de jouer dans l'équipe féminine, car elle disait être séparée de nous. Cela m'avait fait de la peine, parce que le foot, pour moi comme pour mes amis, cela ne se jouait pas sans elle. Mais elle avait suivi tous nos matches et s'était occupée de nous comme l'aurait fait une véritable manager. Nous étions tous fiers d'elle, même ceux du club qui ne la connaissaient pas tellement. Finalement, nous avions décidé que nos victoires étaient aussi dues à elle, et elle avait gardé une médaille de notre plus beau tournoi.

Vers la fin de l'année, Nishigaki nous avait appris qu'il allait déménager pour le Japon, car une grande partie de sa famille vivait là-bas. Nous nous sommes promis de nous retrouver, plus tard, et certainement pour jouer un match de foot.

Nous attendions devant la porte de chez elle, qu'elle nous accompagne à l'aéroport.

Dix ans. Parfois, nous espérions voir arriver Nishigaki, alors que nous savions très bien qu'il était à l'autre bout du globe. Nous avions pourtant passé beaucoup plus de temps ensemble sans qu'avec lui ; mais nous ne pouvions pas l'oublier. Surtout après ce que nous avions fait juste avant qu'il parte. Une Hissatsu. Notre Hissatsu. Entre Domon, lui et moi. Et qui sans elle n'aurait jamais vu le jour. « Pour que Pégase puisse s'envoler, il lui faut la présence d'une demoiselle ! » nous avait-elle crié. Et elle s'était placée au milieu du terrain, entièrement confiante, sans peur que nous lui tombions dessus.

Puis il y a eu ce jour. Nos parents nous laissaient seuls depuis plusieurs années déjà, car ils savaient que nous n'étions pas loin. Nous avions amené notre ballon pour pouvoir jouer, mais nous nous étions vite épuisés. Alors nous nous étions assis, et avions discuté.

Ce chien avait voulu traverser au mauvais moment. Le camion se rapprochait dangereusement, ne semblant pas le remarquer. Alors j'avais hurlé et je m'étais jeté sur la route pour le rattraper avant le choc. Je l'avais entendue me supplier de ne pas le faire. Mais je m'étais dit que tout allait se passer comme dans les films, que j'allais y échapper au dernier moment et qu'elle n'avait pas à se préoccuper.

J'aurais tant aimé pouvoir me présenter devant la porte de chez elle le lendemain.

À l'hôpital, on m'avait appris que je ne pourrais plus jamais rejouer au football, qui était devenu toute ma vie. Je m'étais senti mal et coupable, coupable de les abandonner. Et, pensant que je leur ferais moins de peine ainsi, j'avais demandé à mon père de leur dire que j'étais mort.

Il avait téléphoné, mais il attendait tout de même devant la porte de chez elle.

Quatorze ans. Quatre années venaient de s'écouler sans que je n'aie pu les voir, elle et Domon. Je commençais à regretter de leur avoir dit ça, car je rompais la promesse que nous nous étions faite, celle de toujours jouer au foot ensemble. J'avais commencé à mettre toute ma rage dans la rééducation, j'acceptais sans rechigner chaque opération, espérant pouvoir les revoir, eux ainsi que Nishigaki.

Lorsqu'un jour on m'avait appris que je pourrais rejouer, j'avais failli sauter de joie. La première réaction que j'avais eue avait été de sortir et de me diriger devant la porte de chez elle.

Pour y apprendre qu'elle et Domon avaient déménagé pour le Japon, comme Nishigaki avant eux.

J'étais déterminé. J'allais peut-être gaspiller tout mon argent de poche, mais il fallait bien que j'en fasse quelque chose, de toute façon. Je n'avais pas décidé d'en parler à mes parents, mais je m'étais vite rendu compte qu'il n'y aurait rien de mieux à faire, alors je leur avais tout dit. Ma mère avait souri en apprenant la nouvelle, sûrement parce qu'elle était proche des parents de mes amis. Et le soir même, nous avions réservé trois billets en direction de Tokyo.

Mes valises étaient prêtes. J'allais emmener pas mal de choses, même si je n'étais censé rester qu'une semaine. Nous avions reçu les précieux billets dans notre boîte aux lettres quelques temps plus tôt, et mon excitation était certainement la première chose qu'on remarquait en me voyant. Mais la veille de mon départ, j'avais trouvé un papier avec l'écriture de mon père sur mon lit :« Appelle. » suivi d'une liste de nombre. J'avais fait ce qui était noté, pour tomber sur sa voix.

L'avion avait atterri en avance, et je m'étais dit que j'allais pouvoir lui faire une surprise. J'avais confié mes bagages à mes parents et m'étais dirigé vers le collège Raimon.

En arrivant, je me suis retrouvé au milieu d'un entraînement de foot. J'ai regardé autour de moi. Elle devrait être là, me suis-je dit. Puis j'ai commencé à me demander si elle n'avait pas abandonné le foot par ma faute. Un ballon s'est dirigé vers moi avant que je n'aie eu le temps de réfléchir à ces questions, on m'a demandé de le renvoyer et j'ai couru avec, comme avant, en jean, pour finir en tirant dedans.

Les joueurs ont tous paru surpris. Nous avons commencé à discuter et ils m'ont posé plusieurs questions. À l'instant même où je disais que je cherchais une amie ici, elle est arrivée. Avec Domon. J'ai été étonné de les voir au même endroit. Et eux ont eu l'air encore plus stupéfaits de me voir en vie.

D'abord elle m'a réprimandé pour ne pas être arrivé au bon moment et l'avoir faite attendre à l'aéroport, puis elle a éclaté de rire et m'a souri. Tous les trois, nous avons parlé comme avant, de tout ce qu'il s'était passé en quatre ans.

Et j'ai fini ma journée au contact des pierres sur mes doigts, ne pouvant m'empêcher de palper ce qui n'était pas les habituelles briques que je connaissais, attendant devant la porte de chez elle.

Finalement, mes parents m'ont appris qu'on allait rester au Japon. J'étais heureux, tout allait pouvoir redevenir comme avant, et je me faisais de nouveau amis, grâce à ce sport que j'affectionnais tant. Tous mes rêves se réalisaient les uns à la suite des autres.

Un soir, j'ai attendu devant la porte de chez elle, Domon à mes côtés.

Il fallait bien que ça arrive un jour. Domon et moi allions revenir aux États-Unis, pour faire partie de l'équipe nationale. Elle nous a alors promis d'emmener le Japon au tournoi Football Frontier International, pour nous revoir là-bas. Promesse tenue.

À ce tournoi, j'avais dû lui avouer quelque chose que j'avais caché, et qu'on ne m'avait appris que récemment : il fallait que je sois réopéré. Mon match contre le Japon allait sûrement être le dernier. J'avais lu dans ses yeux que c'était tout aussi dur pour elle de m'entendre dire ça, que pour moi de lui expliquer. Mais j'allais me battre, autant qu'il le fallait, pour que je rejoue. On m'avait dit ça une fois, et j'avais réussi à m'en remettre. Alors pourquoi pas là ?

Japon ̶ États-Unis. Comme au tout début. Sauf que cette fois-ci, l'asiatique avait pris sa revanche.

Je ne l'avais pas revue depuis. Je l'appelais tous les jours, mais cela ne me suffisait pas. J'avais envie de voir à quoi ressemblait la petite fille que j'avais connue à cinq ans, une fois adulte. Sans la prévenir, j'ai pris un billet pour le Japon et suis arrivé à Tokyo, ville emplie de nostalgie.

Avec difficulté, j'ai réussi à trouver sa nouvelle adresse. Une bâtisse qui me paraissait immense, jusqu'à ce que j'apprenne qu'elle louait des chambres. Il pleuvait sur ma tête, pourtant, je ne voulais pas entrer, ni même sonner. Je voulais la voir, mais rester un peu devant la porte avant.

Je voyais un garçon à la fenêtre. Une pensée idiote m'a parcouru l'esprit : Son fils ? Puis j'ai réfléchi. Il était beaucoup trop âgé, et elle me l'aurait dit.

La porte s'est ouverte sur elle et le garçon. Elle a fait les présentations, et j'ai découvert le fameux Tenma dont elle me parlait si souvent. Puis, lorsqu'il fût parti, nous sommes sortis. La pluie s'était stoppée et nous étions tous deux assis sur les marches comme des enfants. Nous avons parlé, longuement, jusqu'à sentir la fatigue, ce qui ne nous a d'ailleurs pas arrêté pour autant. Elle paraissait totalement différente de celle que je connaissais, bien plus mature par exemple, même si elle l'était déjà beaucoup avant. Je voyais pourtant bien que c'était la même, au fond. J'ai souri et elle m'a invité à rester dormir.

Et là, j'attends. Je pense à mon passé, au nombre de fois où j'ai fait ce que je fais en ce moment. J'ai l'impression d'être toujours cet enfant que j'étais à cinq ans. Tenma me fixe depuis la fenêtre, mais il ne bouge pas. Il sait maintenant que cela ne sert à rien de m'ouvrir quand je suis comme ça. J'attends.

La seule différence entre le présent et il y a vingt ans, c'est que la porte de chez elle est aussi la mienne maintenant.