Le mois d'Août touchait à sa fin et la reprise scolaire s'avérait dangereusement proche. À cette époque de l'année, Eren aimait particulièrement les soirées légères, ce soleil doux qui tardait à se coucher, et l'insouciance générale des nuits d'été. Il avait passé le plus clair de ses vacances d'été à traîner dehors, profitant de ces heures volées pour oublier ce qui l'attendait sûrement bientôt. Pour son âge, il était mature, mais il avait ses limites, et être responsable n'était pas dans ses plans pour l'instant. Mikasa, sa soeur adoptive et d'un an son aînée, s'occupait déjà de tout ça pour lui. Et malgré ses vaines tentatives pour le rappeler à l'ordre, il avait persisté ses bonnes vieilles habitudes : ignorer le couvre-feu, revenir blessé d'une bagarre, frimer devant les filles du coin, laisser le capharnaüm qu'était sa chambre grandir de jour en jour, délaisser ses études pour écouter sa musique, étendu sur son lit… Mais on ne pouvait pas le lui reprocher. Si Mikasa avait grandi trop vite, plongée par accident dans le monde adulte, Eren savait qu'il ne lui restait plus beaucoup de temps. Alors il prenait la vie comme elle venait.
"J'espère qu'on sera dans la même classe," lâchait Connie d'une voix à la fois grognonne et enthousiaste. Il était aux alentours de vingt-et-une heures, et Sasha, Connie et Eren, s'étaient retrouvés dans un vieux café d'étudiants. Leur ville était petite de manière générale, assez tranquille pour leur laisser ce cocon familier et rassurant, mais la chaleur estivale et les montées de fainéantise qu'elle provoquait poussait les gens à faire deux choses : rester chez eux, ou partir vers la plage. Alors du matin au soir, le centre était à eux, et ce soir-là, il n'y avait qu'une poignée de personnes dans le café.
"Tu l'as dit," lâcha Eren avant d'avaler une gorgée de sa boisson fraîche ; un diabolo-menthe, comme d'habitude.
Sasha sourit. "J'espère surtout être dans la classe de Marco." Elle avait cet air innocent et léger, celui qu'Eren et Connie lui connaissaient bien. Ils étaient amis depuis le collège, et ces petites expressions n'avaient plus de secret pour eux. Sasha aimait la vie, c'était certain – presque autant qu'elle aimait la nourriture. Mais elle était de ces filles au coeur d'artichaux, les yeux qui pétillent et les lèvres qui tremblotent d'émotion, un garçon toujours en vue. Depuis quelques temps, la grande brune avait jeté son dévolu sur Marco Bolt, un élève de première, comme eux, qu'Eren ne connaissait que de vue. Mais si ce dernier semblait prendre la chose à la légère, comme un caprice passager d'un enfant naïf, Connie, lui semblait avoir plus de mal à l'accepter.
"Franchement, tu n'en sais rien. C'est peut-être un connard de première." Connie leva les yeux au ciel, l'air exaspéré, mais Eren savait bien qu'il était légèrement jaloux. Leur trio tenait depuis des années et maintenant qu'ils approchaient de cette frontière dangereuse entre l'adolescence difficile et l'âge adulte, beaucoup de choses venaient les angoisser. Voir l'un d'entre eux s'éloigner en faisait partie ; mais Eren tentait de ne pas se laisser aller par ces pensées volatiles. De toute manière, quoi qu'il arrive, il avait toujours Armin, son voisin et ami d'enfance, Mikasa, et il savait qu'il ne serait jamais vraiment seul.
Sasha et Connie commençaient déjà à se chamailler et Eren s'apprêtait à leur envoyer une de ses remarques dont on ne savait trop si elles étaient affectueuses ou profondément agacées, mais Petra, la serveuse, se penchait déjà au-dessus de leur table pour ramasser les verres vides. Le jeune garçon se redressa de surprise et après avoir croisé son regard docile, lui adressa un sourire maladroit. "Tu as fini ?" demanda-t-elle, et il hocha la tête. Il n'avait pas fini, non – mais il était trop occupé à l'observer faire pour réfléchir à ce qu'il voulait lui répondre. Petra était jolie. Elle était gentille, très gentille ; et Eren ne doutait pas qu'elle devait avoir des dizaines de garçons à ses pieds. Il ne savait pas grand chose d'elle, à part peut-être qu'elle aimait les animaux, qu'elle avait bientôt vingt-ans et qu'elle avait un sens de la famille remarquable. Petra tendit le bras pour attraper un second verre, tandis que les deux autres continuaient de râler à voix basse, laissant Eren de côté. Gentillement, elle se tourna vers ce dernier. "Querelles amoureuses, huh ?"
Eren ne comprit pas tout de suite. Il n'était pas d'un naturel très attentif, et l'esprit d'analyse n'était pas non plus son fort. Il dût prendre sur lui pour ne pas lui jeter un regard incrédule, et se contenta de lui sourire une seconde fois. Petra se redressa, plateau en main, et lui rendit la pareille avant de s'éloigner sans un bruit. Il avait déjà songé à elle d'une manière un peu plus amicale que prévu, mais même s'il savait qu'il pourrait sans mal avoir une petite amie comme elle, quelque chose manquait toujours, cruellement. Plusieurs filles battaient des cils à son passage, au lycée, mais il les ignorait toujours superbement, parce qu'il savait qu'il n'était pas intéressé. Petra était ce qui se rapprochait le plus de son idéal, et la curiosité lui brûlait souvent les joues lorsqu'il s'imaginait la situation improbable où elle lui donnerait une réponse à la question gênante qu'il refoulait sans cesse. Comme si cela ne suffisait pas, Eren n'avait que seize ans. Il entrait en première au lycée, et il n'avait jamais embrassé avec la langue. Alors, elle ? Non, c'était vraiment risible.
Connie le tira de ses pensées en lui lançant une boulette de papier – sûrement un mini-dépliant publicitaire qu'il avait roulé en boule – à la figure. Eren fronça les sourcils et bascula sa tête en arrière pour esquiver le coup, en vain : il le reçut entre les deux yeux. Sasha éclata de rire.
"Quoi ?" rugit Eren, irrité par le geste.
Son ami lui jeta un regard complice, et il n'eut pas besoin d'en entendre plus pour savoir à quoi il pensait. Connie passa une main sur son crâne rasé et Sasha s'accouda à la table pour suivre l'échange à venir. "Tu bavais encore sur la serveuse, huh ? Quand est-ce que tu vas te décider à l'inviter à sortir ?" Sur ce, il étira ses lèvres en un rictus amusé, et Eren sentit le rouge lui monter aux joues – de gêne comme de colère. Il n'aimait pas se faire prendre en flagrant délit, mais lorsqu'il s'agissait des filles, c'était encore pire. Et Connie avait tendance à souligner les choses d'une manière qu'il était difficile d'ignorer. Quoiqu'il en soit, Sasha riait silencieusement et Connie l'observait, sourcils levés, sceptique.
"N'importe quoi. Tais-toi un peu." Le ton plus sérieux et ferme qu'Eren avait employé prouvait une chose qu'ils savaient déjà : il était vexé. Mais au lieu de baisser la tête et de grogner tout bas, il tourna la tête vers la gauche et balaya la salle vers Petra qui, de dos, était occupée à trier quelque chose sur la commode des menus. Ses yeux glissèrent jusqu'à la courbe de ses fesses, et alors qu'il réalisait qu'il s'y attardait, détourna maladroitement les yeux.
Foutues hormones.
Sasha et Connie continuaient de rire entre eux, se léchant les babines de voir un Eren si irrité. Ils savaient bien combien il était provoquant et rebelle, et au fond pourtant si timide et renfermé. Ce gouffre entre la réalité de ses actes et celle de ses pensées les avaient toujours estomaqués, mais ils ne pouvaient se l'expliquer, et Eren non plus. Mikasa était une des rares personnes à pouvoir lire en lui, mais la plupart du temps, Eren s'épouvantait sur le fait que lui-même ne parvenait pas à se comprendre. L'adolescence, qu'on lui disait.
Peut-être bien.
/
"Mon grand-père avait vraiment l'air contrarié, tout à l'heure."
Armin s'était adossé à l'arbre, devant la maison des Jaëger. Assis par terre, il racontait à Eren, flanqué dans un hamac et sa jambe jetée dans le vide qui se balançait machinalement d'un côté à l'autre, combien son grand-père semblait perturbé ces derniers jours. Armin n'avait plus que lui ; ses parents étaient décédés et il n'en parlait pratiquemment jamais. Mais il n'avait jamais ressenti le besoin de parler de son grand-père, jusqu'à maintenant. De nature anxieuse, de toute manière, ce garçon, d'un an le cadet d'Eren, avait tendance à s'abandonner à toutes les possibilités, mêmes les moins agréables. Cependant, il était d'une perspicacité terrifiante et il ne doutait pas qu'il saurait mieux comprendre la situation que lui. Mais même un garçon aussi intelligent qu'Armin avait besoin de quelqu'un comme Eren pour le persuader qu'il n'était pas la cause de ce tourment silencieux.
"Tu te fais un sang d'encre. Ça n'a sûrement rien à voir avec toi." Eren avais pris soin de n'émettre qu'une hypothèse, car il ne voulait pas voir Armin lui reprocher d'avoir eu tort, bien qu'il soit conscient que ce n'était pas son genre de reprocher quoi que ce soit.
Armin souffla, et tandis qu'Eren balançait toujours sa jambe dans le vide, leva les yeux vers le ciel. Le soleil commençait à s'effacer, été ou pas, il fallait bien que la nuit tombe. La ville devenait grise, les couleurs un peu plus fades, et les quelques rayons de soleil qui subsistaient se faisaient plus timides à chaque seconde. "Oui, peut-être," Armin finit par dire, mais Eren songea qu'il n'était pas nécessaire de relever.
Ils restèrent ainsi un moment, et le silence comme le rythme apaisant du balancement de sa jambe les berçaient doucement. Armin habitait dans la maison d'en face, et le père d'Eren étant toujours absent, ils passaient énormément de temps tous les deux, à traîner chez l'un ou chez l'autre, et parfois même se rejoignaient à l'aurore pour déjeuner dans la cuisine du second. C'était une familiarité rassurante, comme un pilier parmi les ruines, les seules bases solides qui ont la garantie de tenir. Il connaissait le blond depuis tout petit, et ils se comprenaient sans mal. Eren n'était pas toujours très tendre avec lui, mais il se rassurait en se disant que c'était, finalement, le cas avec tout le monde. Il était rarement docile et contrôlable, c'était même le premier à se fourrer dans les ennuis, et la tête la première. Bien plus encore qu'il ne le croyait.
Au moment où Armin s'apprêtait à ouvrir la bouche pour lui demander quand Mikasa allait rentrer, un bruit de moteur se fit entendre. Eren resta allongé jusqu'à ce que le bruit se rapproche suffisamment pour mériter son intérêt. Il se redressa prudemment, pour ne pas basculer hors du hamac, et sa jambe se figea dans le vide, tandis qu'Armin relevait le cou pour faire mine de voir au-delà du hamac. Il était bientôt vingt-deux heures et ils ne savaient pas quoi faire de la soirée, et non seulement ils s'ennuyaient, mais ils voyaient ceci comme l'opportunité de tuer un peu le temps. Mentalement, Eren paria qu'il s'agissait de sa soeur, et Armin resta silencieux, comme s'il guettait de voir le véhicule apparaître au coin de la rue.
Ce fut la cas. Mais il ne s'agissait pas de la voiture de Mikasa, ou plus précisément celle qui avait appartenu à leur mère, mais une Ford Mustang à la carosserie pony car, et entièrement peinte en rouge, sauf le capot qui était noir. Mais malgré ses airs féroces, la voiture était indéniablement vieille, et lorsqu'elle se gara en face de la maison des Jaëger, Eren ne put s'empêcher de se demander qui allait en sortir. En face, c'était Bossard qui vivait avec sa compagne, compagne avec qui il n'était même pas marié. Il n'avait jamais eu connaissance d'une extension de leur famille, ni d'avant, ni de maintenant – et leurs visiteurs s'avéraient rares. Bossard était divorcé, mais il y avait des limites aux choses que l'on pouvait savoir de ses voisins – et à son grand malheur, Eren n'avait pas eu l'occasion d'en savoir plus. Non que le Bossard eut été intéressant dans son genre, c'était un bonhomme amer et fade, colérique même, mais la curiosité naturelle de l'adolescent le poussait souvent à s'imaginer leur vie enterrée.
"Qui est-ce ?" Armin demanda alors que le conducteur coupait le contact. Le silence revint et Eren demeura muet, trop occupé à observer la voiture fraîchement arrivée pour lui répondre – de toute manière, il n'en avait pas la moindre idée. Un nouveau dans le quartier ? Non, pourquoi se garerait-il chez Bossard, autrement ? La porte s'ouvrit et Eren jura que la Terre entière avait cessé de respirer. Ne laissant son intérêt transparaître qu'à moitié sur son visage, il fronça légèrement les sourcils et inclina la tête alors que deux Dr. Martens rouges et abîmées sortaient du véhicule pour se posser nonchalament sur le bitume. Le reste suivit, tout aussi inattendu.
Un jeune homme, du moins, ce qui semblait l'être, dans un jean clair trouvé verticalement à de nombreuses reprises et un t-shirt vert à manches longues, couleur qui, étonnamment, allait plutôt bien avec la chevelure noire et rebelle qui suivait, dont la raie au milieu du crâne séparait ses côtés de part et d'autre de sa tête, en des mèches fougueuses. La partie basse de son crâne, derrière ses oreilles comme à l'arrière de sa tête, il sembla le remarquer, était entièrement rasé. Il portait des lunettes, mais les retira sans grand intérêt pour les glisser dans sa poche de pantalon arrière, et se pencha pour récupérer un sac à dos sur l'autre siège passager. Il claqua sa portière, passa une main dans ses cheveux, mais pas d'un air frimeur – un air plutôt… irrité. Comme si ce qui allait suivre était loin de lui plaire. Il souffla, reprit sa marche vers l'allée et avant qu'il ne tourne en direction de la maison de Bossard, leur jeta un bref coup d'oeil. D'abord, il sembla remarquer Armin, et fronça les sourcils lorsqu'il comprit qu'il n'était pas le seul. Tapi dans son hamac, une lueur curieuse dans le regard, Eren l'observait sans trop réaliser. L'inconnu croisa ses yeux et ils se fixèrent une, deux secondes peut-être, avant qu'il ne prenne le virage et brise le contact visuel.
Armin cherchait déjà ses mots et la porte se referma sur l'intérieur de la maison, indistincte, d'ici, et le silence revint une nouvelle fois. Eren posa derechef ses yeux sur la voiture garée en face, la Mustang aux allures d'insoumis, sur laquelle les derniers rayons de soleil s'attardaient.
"Eren, c'était qui ?"
Plus aucun bruit de moteur à un kilomètre à la ronde. Mikasa ne revenait toujours pas, et la porte de Bossard demeurait définitivement fermée. Que faisait-il chez le vieux ? Il était presque certain que celui-là n'avait pas de fils. Et il n'avait pas vraiment l'air d'un jardinier… de toute manière, dans cette partie de la ville, ni les Jaëger ni Bossard ne pourrait se l'accorder. Les revenus étaient bien trop faibles, et la verdure trop rare. Alors, pourquoi y avait une Ford Mustang garée sur le trottoir d'en face ? Eren posa ses yeux sur Armin, haussant les épaules.
"J'en ai aucune idée."
/
Il restait moins d'une semaine avant la reprise des cours. Mikasa continuait de travailler tard, le père d'Eren était toujours aussi absent, et Sasha était toujours aussi décidée à tomber dans la classe de Marco. Eren avait passé les deux derniers jours avec Armin et Connie, à traîner, parler et tenter vainement d'oublier ces jours qui prenaient la fuite sous leurs pieds. Il n'était pas particulièrement brillant, d'un point de vue scolaire, et l'idée seule de devoir se mettre au travail le répugnait profondément. Et d'un naturel bagarreur et provocateur, ne pouvant s'empêcher de se tenir loin des ennuis et des coups de poings, Eren avait tendance à faire de son école un véritable ring de boxe duquel il descendait toujours blessé. Il savait porter ses coups, tout aussi bien que ses adversaires, et il les encaissait admirablement ; mais il gagnait rarement, et sa détermination surhumaine le poussait toujours dans l'esprit de vengeance. Mikasa s'était souvent rendue dans le bureau du proviseur, Pixis, un vieil homme chauve et moustachu, maigre, à la parole légère, pour discuter de ce problème de comportement qui avait à de nombreuses reprises été un souci. Cette année, il avait promis à sa soeur de se tenir sage et d'éviter de se retrouver au milieu d'une discussion dont les répliques étaient principalement constituées de coups de pieds et de poings.
Pourtant, les choses s'annonçaient déjà mal. L'après-midi même, dans un élan de fierté, Eren avait senti l'odeur violente de la bagarre, celle qu'il s'efforçait tant bien que mal d'ignorer. Il avait tendance à dire que dans chaque carnet d'adresse, on peut facilement trouver qui est qui. Le bon ami, le confident, la connaissance, et le rival. Jean Kirschtein, la 'tête de cheval', correspondait de loin à la dernière description. Trop peut-être même.
"Si ta soeur t'avait vu…" commença Connie, allongé sur le ventre sur le tapis, dans la chambre d'Eren. Il tournait machinalement les pages d'un magazine sans trop vraiment y accorder de l'intérêt. En fait, il était plus occupé à taquiner son ami sur la presque bagarre qui avait eu lieu quelques heures plus tôt, et prendre une bouchée de sa part de pizza avant de se replonger dans son activité littéraire.
Durant l'après-midi, Connie et Eren s'étaient rendus au terrain de basket pour jouer un peu. Armin les avait accompagnés, mais il ne jouait pas – c'était un être purement intellectuel, et, à l'opposé d'Eren, préférait observer que de prendre part. Ce dernier avait, en revanche, soif de triomphe et de jeu, et Connie était l'un des seuls adversaires contre qui il ne risquait pas de s'emporter. Mais un peu plus tard, sous l'oeil inquiet d'Armin, Jean Kirschtein avait montré le bout de son nez, à ses côtés un garçon qu'Eren avait identifié comme étant Marco Bolt. Eren, entièrement fait de nerfs et d'un sang qu'il ne pouvait garder froid très longtemps, n'avait pas dû attendre longtemps pour sentir la frustration le ronger et son corps chauffer sous l'émotion. Jean, un sourire victorieux au visage, avait le don de choisir les mots qu'il fallait lorsqu'il s'agissait de provoquer le brun ; et la plupart du temps, il parvenait à ses fins. Pour cause : c'était la personne avec laquelle il s'était le plus battu depuis le début du lycée. Malgré sa promesse faite à Mikasa, Eren savait que ce n'était pas non plus la dernière fois. Armin et Connie les avait séparés tant bien que mal, autant que Marco avait essayé d'intervenir. Finalement, ils avaient déserré les dents et levé les mains en signe de pacificisme. Mais Eren retenait sa rancoeur et ses amis savaient tous deux qu'à la prochaine occasion, les coups partiraient d'eux-mêmes.
"Ferme-la, Connie," avait marmonné Eren. Il était allongé sur la largeur de son lit, les pieds contre le mur, et la tête dans le vide, les mains calmement posées sur son abdomen. Sa poitrine se levait et s'abaissait doucement, comme une berceuse apaisante, mais il pensait à trop de choses pour laisser la quiétude le gagner. Cela n'échappa pas à Armin, assis par terre près de Connie, occupé à examiner la quatrième de couverture d'un bonquin qu'Eren avait laissé traîner.
"Jean est un idiot," il commença. Connie tourna une nouvelle page et le blond se pencha pour attraper une nouvelle part de la pizza. Ils l'avaient commandée un peu plus tôt, lorsqu'il faisait encore un peu jour, et venaient tout juste de la recevoir. Eren avait pris soin d'en commander une pour Mikasa, et pour le trio, deux boîtes de pizzas. Actuellement, ils attaquaient la seconde, mais Eren ne mangeait pas. "Et tu l'es aussi." Cette réplique, entre deux bouchées, eut le don de surprendre l'interessé. Connie leva vaguement les yeux, mais Eren s'était visiblement redressé, en appui sur un de ses coudes et avant-bras, ses yeux perçants posés sur le blond.
"C'est à cause de cette tête de cheval si j'ai tous ces ennuis," rétorqua le brun, piqué au vif. Il n'aimait pas qu'on le traite d'idiot, surtout pas lorsqu'il s'agissait de Kirschtein. Cet être immonde et stupide n'avait absolument aucune valeur à ses yeux, et s'il fallait un coupable pour toutes ces affaires malheureuses, il pointait volontiers son doigt sur celui-là. Grand, assez bien bâti, l'arrière du crâne rasé et la surface châtain clair, Jean avait des airs féroces qui n'impressionnaient pourtant pas Eren. D'ailleurs, même si Eren était plutôt mince et longiligne, il était tout aussi grand, et ses sourcils souvent froncés dans un air de défi lui donnaient une allure compétitive qui lui allait plutôt bien. Ses cheveux bruns rebelles tombant par mèches sur ses yeux vert émeraude, il semblait aussi sauvage et indomptable qu'un animal inapprochable. Plein de vie, méfiant, Eren était une boule de feu incontrôlable et Armin le savait très bien.
"Non. Enfin, peut-être, mais il n'est pas le seul responsable." Ce ton sérieux et presque grave qu'il avait lorsqu'il sermonait Eren, ce dernier le détestait. C'était presque aussi insupportable que d'entendre Mikasa lui passer un savon, ce qui était de loin en haut de la liste. Mikasa, protectrice et très présente, avait tendance à se conduire comme une mère. Mais Armin n'en avait pas le droit – il n'était même pas, à proprement parler, "de la famille". Et Eren savait que ce n'était son ton qui était le plus pénible : mais le fait d'admettre qu'il avait raison et qu'il le savait pertinemment. "Tu as eu de la chance de revenir sans un oeil au beur noir. D'ailleurs, récupérer ça au moment de rentrer en cours t'aurait porté préjudice auprès des professeurs."
Armin continua son analyse silencieuse du derrière du bouquin, tandis que Connie tournait la dernière page de son magazine, pizza en main, tentant vainement de la faire rentrer dans sa bouche sans détourner les yeux du bout de papier. Eren, après une, deux, peut-être trois secondes de silence, se rallongea dans sa position initiale, tête dans le vide, sans mot dire. Il était fatigué. Trop fatigué pour lutter avec Armin. Pas ce soir.
"Tiens, ils sortent un nouveau film de vampires." Connie lâcha subitement, comme si c'était la nouvelle la plus évidente du monde. Armin haussa imperceptiblement les épaules, si bien qu'on pouvait à peine remarquer qu'il avait entendu Connie, mais ils savaient tous qu'Armin n'avait aucun intérêt en ces choses. Connie, en revanche, adorait. Et Eren, parfois, se laissait emporter dans ses délires fleurissants. "Les effets spéciaux ont l'air plutôt pas mal." Il soupira. "Leur scénario est hyper cool, en plus. Et on doit attendre encore trois mois ? Génial."
Armin n'était toujours pas intéressé, mais Eren sautait volontiers sur l'occasion pour changer de sujet et oublier la pénible intervention de son voisin blondinet, silencieusement plongé dans sa recherche. "De quoi ça parle ?"
"Ben," fit l'autre, "de filles, de sang et de boyaux, majoritairement," lâcha-t-il dans un rire étouffé. Il attrapa un bout de sa pizza, sans déloger son regard, et continua tout en mâchant. "Un type emménage dans un quartier tranquille et sa voisine apprend qu'il est un vampire."
"Oh, ça," répondit Eren, "c'est vu et revu, non ?" Il n'avait pas d'avis très critique sur les films ni quoi que ce soit ; c'était simplement un commentaire.
"Ouais, j'imagine. N'empêche qu'il a l'air bien." Connie lâcha nonchalamment, fermant son magazine alors qu'Armin posait finalement le bouquin par terre.
Il avait un léger sourire aux lèvres. "On devrait peut-être se demander si notre voisin est un vampire, lui aussi," et il laissa s'évader un faible rire de ses lèvres d'enfant. Eren roula sur le ventre pour leur faire face, et poussa un long soupir alors que Connie leur posait la question prévisible.
"Votre voisin ? De quoi vous parlez ?" Comme Eren ne répondait pas, c'est Armin qui se tourna vers son ami, les yeux pétillants d'excitation et de curiosité. Ceux d'Eren avaient brillé de la même manière, quelques jours plus tôt, mais tantôt la Ford était garée devant chez eux, tantôt elle disparaissait, et dans les deux cas, il n'apercevait jamais personne ; ni pour la garer, ni pour s'en aller. Cet être anonyme aux Martens rouges était visiblement un mystère.
"Il a emménagé il y a quelques jours." Armin éclata de rire. "On était là quand il est arrivé pour la première fois, et le regard qu'il nous a lancé est vraiment singulier. Tu sais, Connie, c'est peut-être un vampire, lui aussi." Bien sûr, comme attendu, Connie vit son expression se décomposer, comme s'il tentait de déchiffrer ses paroles – naïf comme pas possible, même si très habile dans les situations d'urgence, il était incapable de distinguer la fiction de la réalité, et le sarcasme de la vérité. "Il a une peau de cadavre et des cheveux super sombres. Typiquement l'allure vampire." Sur ce point-là, Armin n'avait pas tort, et tandis que Connie commençait à s'exciter sur le sujet, il décida de mettre en avant son aspect contradictoire.
"N'importe quoi. On ne sait même pas s'il est notre voisin. Il n'habite peut-être même pas ici. On a juste vu sa voiture, quoi, deux fois ? Et ça ne prouve rien. D'ailleurs, il n'a pas le teint si pâle que ça." Sur ce, Eren se leva de son lit, bien malgré lui, et s'accroupit devant sa stéréo pour monter le son de la radio. Un air rock passait à cet instant, chanson dont le titre lui échappait, mais il reconnut le groupe – c'était The Pixies. Alors qu'il semblait froncer les sourcils pour saisir le titre de la chanson, Armin intervint.
"Monkey Gone to Heaven." Il sourit, et Eren fit mine de faire de même, toujours irrité de son attitude logique mais reconnaissant pour cette découverte. Cependant, son ami poursuivit. "En tout cas, je suis persuadé qu'il a emménagé. Il n'a peut-être pas de biens, pas d'affaires, mais je vois sa voiture trop souvent plantée devant chez toi pour qu'il ne soit simplement que de passage." Il haussa les épaules et se leva pour se planter devant la fenêtre.
Eren, toujours accroupi devant la stéréo, le regarda faire ; Connie également, la tête tournée dans sa direction. La nuit était tombée, et la pièce était chaleureusement éclairée. Mais dehors, dans la rue, on pouvait deviner une Ford Mustang garée dans l'allée. "Encore là." Fit Armin.
Il devait bien admettre, cependant, qu'il avait raison. Il n'avait pas croisé ce type depuis le premier jour, pas une seule fois, ni même de loin, de la fenêtre. Mais sa voiture était là pratiquemment toute la journée et toute la nuit. Avant de soupirer et d'avancer jusqu'à la pizza pour en saisir une nouvelle part, Eren songea qu'au fond, son voisin était aussi mystérieux qu'un vampire. Ridicule.
