Milo
Aïe ! Ma tête ! Voilà ce que c'est de se bourrer la… Eh ! Mais un instant !
Le nez plongé dans l'herbe, j'émerge lentement. J'ai déjà connu des réveils plus… comment dire ça ? Plus agréables, c'est clair ! Une migraine du tonnerre me fend le crâne en deux et la nausée me saisit à la gorge. Peu à peu, je prends conscience du reste. Pour le coup, j'aurais préféré rester dans les vapes.
La douleur fuse d'à peu près partout. Si je dois me fier aux élancements dans mon bras droit, je crois que je peux partir du principe qu'il est brisé. Et mon dos me tue.
Génial !
Donc… pas de cuite. Ou alors j'ai dévalé l'entièreté des escaliers du Sanctuaire mis bout à bout !
Si c'est le cas, je n'ai pas chuté en solitaire : y a un gusse vautré sur mon dos et qui me maintient à terre. Je marmonne en donnant un coup de rein que je regrette aussitôt : ma hanche s'enflamme et la douleur descend bas dans ma jambe. Aie ! À priori rien de cassé mais ça ne m'étonnerait pas que les muscles aient bien morflé.
— Eh ! Bouge !
Un vague grognement me répond. Puis, l'autre remue avant d'inspirer brusquement.
Ouais, mon pote… moi aussi !
Je ne peux m'empêcher de râler :
— Surtout, prends ton temps !
— M… Milo ?
Cette voix ! Que fout Kanon sur moi ? Concrètement, je n'ai rien contre le principe à la base mais...
— Que…
Mon compagnon de misère finit par se rendre compte de sa position. Et par extension, de la mienne ! Le poids qui me cloue au sol disparaît et je parviens enfin à lever le nez plus haut que les touffes d'herbes que je renifle depuis mon réveil.
— Toto, ne puis-je m'empêcher de murmurer, nous ne sommes plus au Kansas !
— C'est moi que t'appelles Toto ?
Kanon me semble au mieux hargneux. Lui non plus doit pas être du matin. Je l'ignore pour me relever sur mon coude gauche. La forêt qui nous entoure est dense, riche et humide. Une chose au moins est certaine : nous ne nous trouvons plus en Grèce.
— Ça t'arrive de lire, mon vieux ?
— On doit pas avoir les mêmes lecture. On est où ?
Bonne question. Je me débats un moment, le temps de m'asseoir. Ma hanche brule et chaque mouvement est douloureux mais, en dehors de mon bras, tout fonctionne plus ou moins bien. C'est déjà ça.
— J'en sais foutre rien… Pas au Sanctuaire, en tout cas.
— Ça, je vois bien. Pas aux enfers non plus… À moins qu'ils n'aient refait la déco…
Je ne peux m'empêcher de rire devant le ton dubitatif de Gémeaux Junior : nous avons pensé à la même chose presqu'en même temps. Je grimace comme mes côtes protestent. Une main se referme sur mon bras valide, me tire sur mes pieds. Kanon ne me lâche pas avant d'être certain que je ne m'écroulerai pas. Merci pour le vote de confiance ! Il me fixe d'un air critique que je lui rends. Très franchement, il n'a pas de quoi pavoiser. Il paraît en aussi mauvais état que moi : un œil poché, du sang sur sa tunique déchirée… et pas seulement dû à mes Scarlett Needles. Pour un peu, je m'en voudrais presque de lui avoir infligé Antarès.
Presque.
Faut pas déconner, non plus.
Kanon en avait besoin.
D'expier.
De verser son sang.
De… prouver… quoi donc ? Qu'il avait changé ? Qu'il regrettait ?
Je l'ignore… La colère et la rancune ont laissé partir mes premiers coups. Mais les suivants…
Je reviens brusquement au présent. Mon compagnon de galère vacille soudain et trébuche. Par réflexe, je tends le bras pour l'intercepter à mon tour.
Le droit.
Pas de pot.
— Outch !
L'instant d'après l'épaule de Kanon percute ma pommette et nous nous effondrons dans un tas maladroit de membres entremêlés. Je lui jette un regard furieux mais ma position de matelas à Gémeau gâche un peu mes effets. Du coup, je ronchonne :
— Ça devient une habitude !
— Désolé !
Le manque de sincérité dans sa voix rend l'excuse plutôt caduque de mon humble avis. Puis, je l'entends reprendre son souffle entre ses dents serrées et réalise que lui aussi déguste.
— Désolé, répète-t-il plus lentement.
Et en le pensant, manifestement, puisqu'une partie de son poids cesse de peser sur moi.
— Ça va. Au point où j'en suis…
J'essaie de lui adresser un de mes sourires carnassiers mais la fatigue et la douleur aidant, j'échoue lamentablement. À la place, je reste allongé sur le dos, les yeux levés vers les nuages que j'aperçois entre les branches des arbres. Ces dernières forment un puits de verdure et beaucoup pendent, brisées. Kanon suit mon regard.
— Ah ouais ! Quand même !
À vue de nez, nous sommes tombés du ciel. Le soleil brille entre deux cumulus. La gorge soudain nouée, j'échange un regard avec mon compagnon : lui aussi sait ce que cela signifie. Hadès a échoué. Un nouveau rire m'échappe.
Douloureux pour mes côtes froissées mais ô combien bienvenu !
Kanon, lui-même, sourit d'un air heureux qui le rajeunit considérablement. Il finit par me tendre la main. J'envisage un moment de n'écouter que ma fierté avant de changer d'avis et de le laisser à nouveau me tirer sur mes pieds.
— Bon. La bonne nouvelle, c'est que les mômes ont gagné !
— T'as l'air content ! s'amuse le Gémeau.
— Pas toi ?
Il hausse les épaules et, dans la foulée, grimace discrètement. Je ne peux m'empêcher de rouler des yeux. Crétin ! J'arrête un moment de l'envoyer paître mentalement. Il ne m'a toujours pas lâché et il se tient si près que je sens son souffle sur mon visage. Nos regards se croisent avant de se détourner avec un bel ensemble. Il me libère et nous prenons un peu nos distances.
Bon, c'est pas tout ça mais nous ne savons toujours pas où nous avons atterri !
Là, comme ça, si je devais essayer de deviner, je parierais sur un pays plus au nord que la Grèce. Les buissons et les arbres fleurissent tout autour de nous mais on se les caille. Même Kanon frissonne discrètement. Personnellement, je n'en suis pas encore à claquer des dents mais il ne m'en faudrait pas beaucoup !
Je déteste le froid !
— Je ne sais pas pour toi mais...
Je ne termine pas ma phrase. Dans l'ombre des silhouettes massives nous observent. Une bourrasque se lève et nous frappe de plein fouet mais si nous nous rapprochons l'un de l'autre pour nous mettre dos à dos, c'est avant tout l'instinct qui parle. Des grondements s'élèvent et nos nouveaux amis s'approchent. Ils ressemblent vaguement à des ours… mais en plus moches. Leur corps est couvert d'un pelage noir et hirsute, le museau est nu, rosâtre et comprend autant de plis qu'un shar-pei. Perso, ce que je vois, moi surtout, ce sont les crocs et les griffes démesurés des bestiaux ! Ça et le fait que je ne sens qu'à peine mon cosmos.
Mouais… c'est pas aujourd'hui que je vais casser la baraque, quoi !
— Hum… Milo ? demande mon compagnon sur le ton de la conversation.
— Oui, Kanon ?
— Quand t'étais gamin, t'étais bon à grimper aux arbres ?
— Imbattable… Et toi ?
— Pareil. Je te fais la courte échelle, prépare-toi !
— Quoi ?
Je fais volte-face mais il ne me laisse pas le temps de protester :
— Tu n'as qu'un bras d'opérationnel et tu boites ! Ferme-la et obéis pour une fois !
Très franchement, je n'aurais rien contre lui balancer mon poing dans la figure mais les deux monstres choisissent cet instant pour se dresser sur leurs pattes arrières et lever leurs pattes antérieures façon battoirs à viande.
Mon p'tit vieux, tu perds rien pour attendre !
— Grouille, Milo !
Les dents serrées, je mets le pied à l'étrier et Kanon me propulse assez haut pour que je puisse atteindre une des branches les plus basses. Je me hisse à califourchon et me retrouve nez à truffe/groin/gueule/biffez la mention inutile avec la bestiole de droite. Ses petits yeux rouges brillent avec cruauté et elle me montre beaucoup trop de dents à mon goût ! Je n'ai que le temps de sauter de mon perchoir et de grimper plus haut. Je m'inquiéterais bien de Gémeau junior mais, pour l'instant, je suis trop occupé à sauver mes fesses pour essayer de le repérer. Cela dit, je suis au moins certain qu'il ne s'est pas fait boulotter par les affreux : je l'entends jurer avec beaucoup d'originalité. L'usage qu'il prévoit de faire des cornes d'une chèvre et d'une petite cuillère rouillée sur l'anatomie de nos assaillants me laisse presque rêveur.
Non, Milo ! Ne pense pas au casque de Shura !
Secoué d'un rire nerveux, je me hisse bientôt suffisamment haut pour me retrouver hors de portée des griffes baladeuses et tente de repérer Kanon. Il n'est pas bien loin. Les dents serrées sur un juron ou un grognement de douleur, il se tient dos au tronc, debout sur un moignon de branche, et fusille du regard les deux sales bêtes en contrebas qui attendent patiemment qu'il perde l'équilibre.
— Un coup de main ?
Un juron fuse de ses lèvres et il lève les yeux vers moi avec incrédulité.
— Bon sang, Milo ! Tu pourrais prévenir ?
— Je ne savais pas que t'attendais un carton d'invitation.
Il me fixe d'un air mauvais avant de lever un sourcil.
— Ta mère a fauté avec un écureuil ou quoi ? Comment es-tu arrivé aussi haut… aussi vite ?
Je me contente de sourire. S'il en est réduit à des 'ta mère', il doit vraiment se sentir aux abois. Mon bras, ma hanche et mon dos me font un mal de chien mais ça en valait la peine !
— Alors ? Un coup de main ou tu attends que ton perchoir casse pour de bon ?
Je bloque une branche contre mes cuisses avant de me pencher davantage, le bras gauche tendu. Il me broie les doigts avant de saisir mon poignet. OK. C'est le moment de vérifier si j'ai d'aussi bon abdos que dans mon souvenir ! Je ne peux pas m'aider avec mon bras cassé mais j'utilise la branche qui me maintient en équilibre comme appui. Kanon y met aussi du sien et je parviens à le hisser à mon niveau. Je ne peux m'empêcher de le charrier :
— J'y crois pas ! Tu as le vertige !
— Ferme-la !
J'éclate de rire. Notre situation est, au mieux, précaire nous sommes blessés, coincés dans un arbre et deux bestioles attendent qu'on tombe pour nous croquer tous crus mais… Nous sommes vivants ! Je crois que jamais je n'aurais cru que nous survivrions à Hadès !
— Crétin… marmonne-t-il.
Kanon me sourit, il n'est plus contrarié malgré ses mots doux. Je crois que je pourrais m'y habituer…
— Écoutez qui parle !
Cette fois, un ricanement lui échappe. Je m'installe un peu plus confortablement et il m'imite avec raideur. Il tente de ne pas regarder en bas. Je ne devrais pas me moquer de lui.
Vraiment !
Il surprend mon expression et souffle entre ses dents.
— Ok ! admet-il. J'ai peut-être un tout petit peu le vertige !
— Je n'ai rien dit.
— T'en as pas besoin !
— Désolé…
Il me jette un regard en biais, se détend un peu.
— Menteur.
Je hausse les épaules et admets :
— C'est vrai. Je mens très mal.
Un silence confortable s'installe entre nous, seulement rompu par les grognements de nos deux adorateurs en contrebas. On a l'air malin, coincés dans notre arbre. N'empêche, nous avons de la chance qu'il soit aussi épais et… haut. Quand j'étais gamin, j'adorais grimper dans les arbres et m'y cacher de mon maître. Ce n'étais pas un mauvais bougre mais je détestais subir ce qu'il appelait 'ses séances de désensibilisation'. On dira ce qu'on voudra sur le sujet mais j'en ai bavé pour mériter mon armure… et pas qu'au figuré !
Je gigote un peu sur ma branche. Ma hanche me fait mal et je ne me sens pas à l'aise. Mon voisin non plus, semble-t-il.
— Tu peux arrêter ? grommelle-t-il.
Je ne réponds pas et tends le bras gauche pour saisir une branche au-dessus de ma tête et me hisser sur mes pieds.
— Milo ! gronde Kanon.
— La ferme… Écoute !
Il se tait et tend l'oreille. En dehors des deux balourds tout en bas, il n'y a plus un bruit.
— Alors ? J'entends rien.
— Justement, tu trouves ça normal, toi ?
Kanon me jette un regard qui trahit ce qu'il pense de ma santé mentale. J'aime quand on me fait confiance ! Je roule des yeux et développe ma pensée :
— Il y a quelques secondes, il y avait des oiseaux et d'autres bestioles qui ne se gênaient pas pour s'exprimer. Et ce n'étaient pas nos pots de colle qui les effrayaient.
— Je vois… Tu penses à quoi ? Un serpent géant ?
J'arrête de sonder le feuillage au-dessus de nous pour me tourner vers le Gémeau. Il me rend mon regard avant de se lever avec précaution. Il a peut-être peur de tomber… ou il se sent aussi cassé que moi.
Ou les deux.
— C'est bon, Milo. Je te crois. Moi non plus, je ne me sens pas à mon aise.
Je ne relève pas. Ce n'est pas le moment d'entamer une rixe verbale.
— Alors ?
— Je n'en sais rien. Mais un serpent géant ? J'ai comme un doute, là…
Kanon écarquille soudain les yeux. Il fixe un point derrière mon épaule.
— Et… un genre de lézard poilu ?
— Hein ?
Je me tourne et… Ben, il faut reconnaître qu'il a raison : je ne vois pas bien comment décrire autrement la bestiole qui nous dévisage. À vue de nez, ça ressemble à un reptile, aussi long que mon avant-bras, recouvert d'un pelage fauve. Il cligne des yeux en penchant la tête sur le côté avant d'ouvrir la gueule sur un rictus que ne renierait un requin. Je ne peux réprimer un mouvement de recul. Mon pied se pose dans le vide. Heureusement, je n'ai pas lâché ma branche, ce qui n'empêche pas Kanon d'enrouler son bras autour de ma taille.
— Fais gaffe !
Le lézard poilu pousse un sifflement aigu avant de me sauter à la figure. Je le balaye de la main et il tombe entre les branches. En bas, j'entends un remue-ménage. C'est malin ! Si on nourrit les deux affreux, ils ne vont jamais nous lâcher… Ou alors, ils partiront dès qu'ils seront repus ? En tout cas, notre nouvel ami a rameuté ses frères, ses sœurs, ses cousins et le reste du voisinage ! Le feuillage autour de nous tremble et grouille de petits monstres.
Eh galère ! Nous sommes coincés !
Kanon me lâche dès que j'ai repris pied. Je demande d'un ton léger :
— Et sinon, tu as réussi à réveiller ton cosmos ?
— À ton avis, Sherlock ?
Ce n'est pas le moment de lui faire remarquer qu'on a au moins quelques lectures en commun.
— Super !
Après ça, nous sommes bien obligés d'interrompre notre brillante conversation : les lézards poilus passent à l'attaque. Sales bêtes ! J'adopte la stratégie dite du bombardement. Dès que l'un s'approche trop, je l'attrape au vol et le balance dans le vide. En contrebas, ça rugit et piétine. Ou les affreux sont contents de ce petit fishti improvisé ou ils n'apprécient pas de se faire canarder de la sorte. Avec un peu de chance, ils vont finir par déguerpir et on pourra descendre de notre fichu perchoir. J'en choppe un par la queue et… elle me reste en main. La bestiole couine furieusement et se tourne vers moi. Une collerette osseuse se dresse autour de sa tête et elle crache un jet que je n'évite qu'au prix d'un saut en arrière. Mon pied trouve une branche, ma main gauche le tronc. L'écorce me râpe l'avant-bras mais je parviens à me stabiliser. Kanon ne se débrouille pas si mal pour un gars sujet au vertige. Il glisse soudain, atterrit à califourchon sur sa branche. Outch ! Ça, ça doit faire mal !
L'un des lézards poilus s'élance, droit dans son angle mort !
— Kanon !
Il sursaute mais je devine déjà qu'il ne pourra pas éviter la bestiole. Je m'élance à mon tour et l'intercepte de la jambe. Aldébaran serait fier de moi – lui qui m'a initié aux joies du rugby. J'ai transformé l'essai : le lézard poilu passe entre deux branches et s'envole vers d'autres cieux !
— Milo !
La voix un peu contrainte de mon compagnon m'alerte et je me tourne vers lui. Je n'ai pas le temps de l'apercevoir, je reçois un jet de matière brulante dans les yeux. Un feu ardent me traverse la tête !
Mon cerveau a dû déconnecter un moment car l'instant d'après j'atterris sur un dos poilu. Le rodéo ne dure pas bien longtemps et je me retrouve éjecté. Je percute le sol mais je le remarque à peine.
Mes yeux ! Mes yeux… ma tête est en feu !
Ma dernière pensée me souffle que je vais me faire bouffer tout cru. Ça valait bien la peine de survivre à Hadès…
