La causeuse
Dans le fond, qu'est-ce qu'elle avait de particulier, cette causeuse ? Elle n'avait aucune valeur intrinsèque. En fait, elle détonnait plus qu'autre chose dans cette demeure de jeunes Sang Pur au sommet de leur gloire. Mais bon… Vous savez, la valeur sentimentale qu'on accorde à certains de nos biens transcendait souvent de loin leur esthétisme quasi inexistant.
En fait, Asteria aurait volontiers cédé une part importante (disons dix pour cent) de sa fortune si durement acquise (tu parles ! elle avait hérité d'un oncle qu'elle n'avait rencontré que trois fois en vingt-cinq ans) pour se départir de cette horreur sans nom. C'était un peu comme si une chaise provenant d'un magasin de brocante avait élu domicile au beau milieu d'un salon Louis XV ! Tout simplement inconcevable. Asteria en avait des nausées juste à y penser. Mais Drago l'avait sévèrement prévenue : s'il apprenait que par sa faute, le tissu cramoisi avait reçu une tache ou que les pattes en forme de pattes de félin s'en trouvaient dégriffées, c'était le divorce assuré.
Alors Asteria détestait cette causeuse pour mourir, car non contente de prendre une bonne partie de la place dans le salon, la causeuse commençait sérieusement à empiéter son espace vital et même, son ménage. Quand Asteria prenait place dans son beau fauteuil en cuir pour lire le dernier numéro de Sorcière Hebdo et qu'elle redressait soudainement la tête parce qu'elle se sentait observée, son regard croisait inévitablement les faux boutons dorés de la causeuse. En plissant les yeux, Asteria jurerait que les boutons clignaient. Et un frisson lui parcourait l'échine. Pour se rassurer, elle se disait que les boutons n'avaient de doré que la couleur. Encore une preuve que la causeuse n'avait rien à faire dans son salon qui, autrement, n'arborait que ce qui était vrai. En fait, Asteria n'acceptait que deux choses qui avaient le droit d'être faux : ses ongles et sa couleur de cheveux. Mais la causeuse…
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Son épouse s'était encore plainte de sa causeuse, celle dont Drago avait hérité de son défunt grand-père qu'il haïssait tant. En fait, lui aussi aurait bien aimé s'en débarrasser à grands coups de pied. Mais à bien y penser, c'était cent fois plus amusant de faire enrager Asteria…
