Pourquoi ai-je tant de mal à ouvrir mes yeux ? Pourquoi suis-je incapable de répondre quand on me parle ?
Le temps s'écoule lentement. Je me repose. Cependant, j'aimerais maintenant me réveiller. Il doit être l'heure de...de faire quelque chose. Comme donner son petit-déjeuner à Agnès, embrasser Tom, partir travailler.
Non, encore un peu, je me sens fatiguée sans trop savoir pourquoi. Mes paupières semblent peser des tonnes.
Une voix me parvient. Je la connais, cette voix grave et envoûtante. Pourquoi est-il dans ma chambre ? Je dois ouvrir les yeux et le lui demander.
Allez, un effort Elizabeth, tu peux le faire.
La lumière est aveuglante mais je veux voir enfin ce qui m'entoure. Je tourne la tête vers la voix qui s'est tue. Il me tourne le dos, assis sur une chaise à côté de mon lit. Je comprends soudain pourquoi je ne peux pas parler. On m'a intubée. Je dois dire à Red que je suis réveillée.
J'étends ma main vers lui et lui touche l'épaule. Aussitôt, il se tourne vers moi et son visage est...indescriptible. Il prend ma main dans les siennes et la porte à ses lèvres. Il répète « mon Dieu, Elizabeth » comme si le fait de m'être réveillée constituait un miracle. Peut-être est-ce le cas...
Il me fait peur quand il me regarde comme ça. Ce mélange de stupéfaction, de soulagement et d'adoration me paraît disproportionné. Toutefois, je sens en moi une sourde angoisse. Puis la mémoire me revient subitement. Tom, les hommes qui étaient chez nous pour nous assassiner, le sang de Tom, l'homme qui le poignardait, le film plastique sur ma bouche, ma tête douloureuse, le choc. Combien de temps s'est écoulé depuis ? Plusieurs jours, c'est certain, puisque je n'ai plus mal au crâne.
Il me caresse les cheveux et me dit :
- Agnès va être si heureuse !
Mon angoisse monte en flèche.
Je fais signe à Red de me passer de quoi écrire puisque je ne suis pas capable de parler.
Il s'empresse de m'attraper du papier et un stylo. J'écris maladroitement : « combien de temps » et au diable la ponctuation !
- Elizabeth, cela fait presque un an.
Non, ce n'est pas possible ! Red, dites-moi que ce n'est pas vrai ! Il répond. Calmement.
- 10 mois exactement.
Oh non, non, non ! La panique me gagne à présent. Que m'est-il arrivé pour que le choc à la tête ait pu provoquer un coma aussi long ? Une larme coule sur ma joue. Et Tom, où est-il ? Est-ce qu'il est... ?
Et pourtant, je sens en moi qu'en posant la question à Red, je soupçonne déjà la réponse. Mais je la redoute tellement. Je dois savoir. Clairement. Alors j'écris : « Tom ? »
Le visage de Red se contracte. Il détourne son regard de moi pendant un instant. Je sais ce qu'il va dire. Il semble avoir du mal à le dire. Il se décide enfin.
- Tom est mort.
Je voudrais crier, hurler, mais la seule chose que je puisse encore faire c'est pleurer. Pleurer et pleurer encore. Red reprend ma main, la porte à sa bouche, me caresse les tempes, les cheveux, aussi doux et prévenant et compréhensif qu'on puisse l'être.
Nous restons ainsi, moi pleurant et lui me cajolant pendant plusieurs minutes, jusqu'à ce que mon corps soit à cours de larmes. J'essaie de bouger mais cela m'est aussi impossible que de parler.
Le mouvement d'humeur que je fais alerte Red.
- Ne vous agitez pas encore. Je vais demander à ce qu'on vous retire tout ça (il me désigne de la main la perfusion et la sonde d'intubation). D'accord ?
Je lui fais un « oui » triste de la tête.
Il appelle le personnel médical. Je ne sais même pas où je suis !
Le temps s'écoule désormais plus vite. Vous n'avez jamais eu la sensation de dormir trop longtemps et de devoir à tout prix rattraper ce temps perdu à dormir quand vous vous réveillez ? Alors vous êtes pris par une sorte de frénésie à vouloir faire des millions de choses dans la journée. Maintenant qu'on m'a libérée de tout l'attirail médical qui maintenait mes fonctions vitales en vie, je voudrais me lever et parler, parler...
Red est resté à mes côtés pendant que l'on s'occupait de moi. Il observait, nerveux et encore éberlué le personnel médical me retirer la sonde et les perfusions. Ils viennent de quitter la chambre et Red reprend ma main dans les siennes.
- J'ai encore du mal à croire que vous êtes revenue parmi nous. Je suis tellement...soulagé. Heureux.
Une nouvelle larme coule sur ma joue et je tente de parler.
- Où sommes-nous ?
Le son caverneux de ma propre voix est terrifiant. Red sourit.
- Vos cordes vocales sont un peu endormies, Elizabeth. Dans un moment, tout va revenir à la normale. Ne vous en faites pas pour ça.
- D'accord. Alors ?
- En accord avec le FBI, nous avons pensé que vous seriez mieux dans un environnement médicalisé mais sûr. Une fois que votre état fut stabilisé, on vous a donc transférée ici. Clinique très privée, si l'on peut dire.
- Comment ça ?
- Avez-vous déjà entendu parler de cet endroit secret où l'on remet en état des agents secrets, des USA mais pas seulement ?
- Oui. Mais je ne suis pas un agent secret, Red.
Il avait raison. Plus je parle, plus ma voix recouvre plus ou moins ses tonalités d'origine.
- Disons que certaines personnes ont le bras long.
- Vous ? Cooper ?
Il sourit de nouveau, très tendrement et...mystérieusement. Je connais ce sourire. Il dit tout et rien en même temps.
- Les deux.
Réponse de Normand ! Je me racle la gorge pour chasser ce chat qui me fait une boule là où il ne devrait pas y en avoir.
- D'un point de vue géographique, où suis-je ?
- Dans un lit.
J'esquisse un sourire malgré moi.
- Red, n'essayez pas de me faire rire. Ce serait peine perdue. Mais merci quand même.
- Nous sommes dans le Connecticut. Un endroit perdu au milieu d'une forêt avec un lac.
Joli. Mais...J'ai été absente pendant 10 mois. Ce qui fait que nous sommes...j'ai la tête embrouillée. Trop de parasites sans doute. Trop de douleur, sûrement.
- Nous sommes quel jour aujourd'hui ?
- Vendredi 5 octobre 2018. Et il est 16h53.
Je réalise soudain toute la portée de l'information. Agnès doit courir et commencer à parler désormais. J'ai manqué son second anniversaire. Ses premiers mots. Son regard perdu quand ses parents ne sont pas rentrés à la maison. Je dois savoir ça aussi.
- Comment va Agnès ?
- Comme une petite fille joyeuse, intelligente et pleine de vie. Elle va bien, je vous le promets.
- Mais...
- Elle est venue vous voir tous les jours ici. Parce que je pensais qu'il était important qu'elle sache que sa maman dormait. Qu'elle ne l'avait pas abandonnée. Vous comprenez ?
- Elle m'a vue dormir avec tous les tubes et les machines ?
- Je lui ai expliqué les choses. Elle venait vous raconter, dans son jargon à elle, tout ce qu'elle faisait, avec qui, et tout.
- J'aurais aimé...
- Je sais.
Son sourire se fait maintenant plus joyeux. J'imagine déjà ce qu'il va me dire.
- Vous l'avez filmée, n'est-ce pas ?
- Vous me connaissez bien. Je ne pouvais pas vous priver de ces quelques mois précieux où votre bébé devient une petite fille. Ce n'est pas l'idéal mais je ne pouvais pas faire mieux.
- Et dire que vous êtes considéré comme un monstre !
- Oh mais j'en suis un...parfois. Avec Agnès et vous, je suis seulement moi.
- Et avec Dembe, avec Aram, avec Cooper aussi, avec Ressler, et vous avez même été parfait avec Tom alors que...
Et les larmes reviennent. Je n'ai pas pleuré assez, visiblement. Tom...tout me semble si...actuel. J'ai l'impression de l'avoir perdu hier. Ou tout à l'heure. Il était là, avec moi dans la voiture. Sa voix me maintenait consciente. Il me disait de m'accrocher. Il me disait qu'il ne pouvait pas vivre sans moi.
Comment vais-je pouvoir vivre sans lui ? Comment ? Pour tout le monde, y compris notre fille, il est déjà oublié. Mais pour moi...c'était tout à l'heure ! Je n'ai pas pu lui dire adieu. Je n'ai pas pu traquer celui qui l'a tué. Je n'ai rien pu faire. Et le temps a passé. Je pleure de plus en plus, la peine et la frustration se mêlant.
Red me prend dans ses bras. Il m'apaise avec des mots déjà trop souvent entendus.
- Ca va aller, Lizzie. Tout va se tasser avec le temps. Tu vas surmonter ta peine. Je suis là.
Il m'a appelée Lizzie ? Il me tutoie ? L'heure est grave. Il me connaît mieux que moi-même. Cet homme...je ne peux pas l'éviter. Il est là. Oui, il est là.
Je pleure encore un peu avant de m'écarter de Red et de passer mes mains sur mon visage pour en sécher les larmes. D'un geste rageur.
- Comment est-il mort ?
Un rictus déforme sa bouche. Je connais cette expression sur son visage. C'est quant il rechigne à me dire la vérité. Pour me protéger. Alors j'insiste.
- Je dois savoir, Red. Je dois savoir ce qu'il s'est passé...tout à l'heure ou il y a 10 mois.
- Il a fait une hémorragie interne due à de nombreuses blessures. Quand Dembe et moi sommes arrivés chez vous, il avait déjà perdu beaucoup de sang. Il est resté conscient aussi longtemps que possible pour vous soutenir et vous dire...
- ...qu'il ne pouvait pas vivre sans moi. Je me souviens de ça.
- Oui.
- Et c'est moi qui vais devoir vivre sans lui. Je fais comment ? Hein ? Je fais comment ?
Ma voix a repris sa tonalité quand j'ai laissé ma douleur s'exprimer.
- Tu vas continuer et te battre pour Agnès. Pour toi. Tu as 33 ans. Tu aimeras de nouveau un jour. Le soleil brillera encore sur ta vie. Parce que tu appelles le soleil. Le bonheur t'appartient, Lizzie.
Encore ce tutoiement tellement intime.
- On se dit tu maintenant ?
- Je te dis tu, car, tu sais quoi ? Je vais te citer un poème de Prévert, le poète Français :
« Je dis tu à tous ceux que j'aime
Même si je ne les ai vus qu'une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s'aiment
Même si je ne les connais pas
- Mais vous...tu nous connais !
- Tu vois ? Tu pourrais me tutoyer aussi.
- Red...
- Tu vas pleurer longtemps et souvent. Pour ce que tu as perdu. Pour Tom. Pour l'amour. Crois-en mon expérience, on peut aimer plusieurs fois au cours de notre vie. Quand on perd comme toi notre premier grand amour, on pense ne jamais aimer de nouveau. Mais tu le feras. Parce que tu le veux. Parce que tu le mérites. Parce que tu es celle que l'on peut aimer d'un simple regard. Celle que l'on aime forcément en la connaissant mieux. Tu es force et faiblesse dans la même femme. Tu es LA femme, Elizabeth. Celle que tout homme rêve de rencontrer.
- Je ne peux pas envisager cela.
- Mais tu le feras.
- Comment en êtes-vous...pardon, en es-tu si sûr ?
- Parce que je suis là.
Et débrouille-toi avec ça, Elizabeth. Son visage fermé me dit clairement que la discussion est close sur le sujet.
Et alors que j'allais répondre je ne sais quoi, je vois Dembe entrer dans la chambre avec...ma fille.
- Maman ?
- Je suis réveillée, mon bébé.
Elle me regarde de travers, jaugeant ma capacité à supporter son enthousiasme. Je lui fais un signe de la main pour l'enjoindre à monter sur le lit. Red l'y aide.
-Alors tu parles maintenant ?
- Ouiiiiiiiiiiiiii ! Contente (elle regarde Red et Dembe et semble concentrée). Heu...reuse. Maman bien.
- Oui, ma chérie, maman va bien.
Elle se blottit contre moi et me dit des tas de trucs que je ne comprends pas. Mais la savoir là me ravit. Une nouvelle larme d'émoi et non de douleur coule sur ma joue.
- Je t'entendais, tu sais. C'est toi qui m'a réveillée.
Piètre mensonge s'il en est. La voix, celui qui m'a réveillée, c'est Red. Toujours Red. En revanche, je suis convaincue que j'ai entendu la voix d'Agnès dans mon sommeil.
- Maman, je t'aime.
Cette phrase, elle l'a faite toute seule. Sans regarder Red et Dembe. Elle l'a faite en me regardant moi. Et sans faire de faute. Il faut que je visionne les vidéos.
- Tu es ma force, mon bébé. Non, mon amour. Mon seul amour. Tu n'es plus un bébé, hein ?
- Nah ! Ray (elle dit son nom presque sans hésiter). Il dit, grande.
- Et tu l'es. Ray a raison. Tu aimes Ray ?
- Oui ! Papa.
Dois-je ou non lui dire que son père n'est pas Red ? Un regard vers lui et je sais.
- Comme un papa, tu as raison. Je t'aime plus que tout Agnès.
Mes derniers mots ont dû la satisfaire car elle se couche près moi et me parle dans un charabia qu'elle seule décrypte. Je regarde Red.
- Je n'ai pas pu...
- C'est okay. Je comprends. Vous...tu...merci pour ça.
- Pas de quoi.
- Mais faut qu'on parle.
- Oui.
Et je sens mon corps m'abandonner. Mes paupières se ferment. Comme si je n'avais pas assez dormi ! Faut croire que non. Mon esprit perturbé demande aussi réparation. Et j'ai toujours mal quelque part. Je me sens incapable de me lever et de porter Agnès. De me lever...
Mes muscles ont souffert pendant mois. J'espère ne pas avoir de...
TBC...
