Quatre à quatre, en courant, essoufflé après sa fuite éperdue, Génis montait les escaliers. Il était lâche, il le savait…Il entra dans la petite pièce faiblement éclairée par une bougie. C'était certes peu, mais ça valait mieux que…là-bas. Des larmes d'impuissance lui montèrent aux yeux, et il secoua la tête d'un mouvement convulsif, comme pour chasser les horribles images qui tentaient, en vain, de revenir à la surface. Les hurlements résonnaient encore à ses oreilles. Il s'enfouit le visage entre ses mains encore tremblantes et pleura. Il pleura pour lui, pour les autres, ceux qui étaient restés en bas et ceux qui ne savaient pas encore….
Voilà, c'était ça ! Il fallait qu'ils sachent, il fallait les prévenir. Et si tout raconter pouvait l'empêcher de perdre la raison, alors c'était le seul choix à faire. Il se releva, et se dirigea d'un pas tremblant et chancelant vers la table. Il attendit que ses tremblements ne cessent et saisit la plume. Il devait trouver la force de raconter, de dire toute la vérité, même si ça promettait d'être un pénible moment…Déjà, il fallait commencer par le début… Tout a, c'était la faute de Lloyd ! D'accord, c'est un peu cruel de se décharger de toute responsabilité comme ça, mais, en gros, c'était l'idée.
Isélia, village des oracles (il y a une semaine)
La réunification des mondes avait eu lieu il y a déjà 5 ans. 5 longues années…5longues années passées à tenter d'effacer les stigmates du passé… Le ressentiment de tous s'était calmé, mais on ne parlait ni du Cruxis, ni des fermes humaines… Non, ça, on préférait largement l'oublier…Les humains avaient une faculté d'oubli assez impressionnante, et ce n'était pas là le moindre de leurs défauts !
Génis raya la phrase qu'il venait d'écrire. Il ne fallait surtout pas qu'il se laisse dominer par la haine. Il respira un grand coup pour se calmer et se remit à écrire.
Finalement, peu de choses avaient changé. L'Eglise de Martel avait juste été remplacée par le culte des esprits, rien de vraiment significatif, puis que l'adoration portée aux esprits était sensiblement la même que celle qui avait été portée à la déesse. Lloyd et Génis étaient toujours inséparables, et Colette était en permanence avec eux. Quoi que, bien réfléchi, de moins en moins…Mais j'y reviendrai plus tard.
Et puis l'une des caractéristiques de Lloyd, c'était qu'avec lui, on était jamais à l'abri d'une idée aussi saugrenue que peu fiable. Et c'est ce qui était arrivé ce jour-là. C'était une journée d'été on ne peut plus banale. Il y avait une petite rivière qui coulait à proximité du village. C'est sur ses berges que les trios amis s'étaient retrouvés, à la demande expresse du jeune humain, soi-disant parce qu'il avait eu une idée géniale dont il fallait absolument qu'il leur fasse part. C'est donc avec beaucoup d'appréhension que Génis se rendit là-bas. Il faut dire qu'il y avait de quoi se méfier des idées de son ami.
En effet, la dernière fois que Lloyd avait convoqué ce qu'il appelait « le conseil de guerre » (ce qui ne faisait rire que lui), c'était aussi pour partager un de ses idées lumineuses : il voulait se rendre au geyser de Thoda pour faire un test :
« Quel genre de test ? avait demandé Génis. »
« Bah, le professeur a bien dit qu'un geyser, c'était super puissant, non ? »
« Et alors ? »
« On prend une planche, on la met sur le geyser, on saute tous les trios dessus, et on voit jusqu'où on monte ! »
Colette avait applaudi à l'idée, qu'elle considérait comme absolument géniale, mais Génis avait préféré s'abstenir. le projet « surf sur le geyser » avait donc été abandonné, comme « le tour du monde en baquets », « luge et tournoi de batilles de boules de neige à Flanoir ». Bien sûr, tout cela était très amusant, mais ce n'était que des châteaux en Espagne, rien de plus.
Génis était arrivé quelques instants auparavant sur le lieu de rendez-vous, et il commençait sérieusement à se demander ce que Lloyd avait bien pu imaginer. Bah, de toute façon, Colette trouverait encore ça génial, et lui complètement stupide, mais dans le fond, ça lui était bien égal. Les chimères de Lloyd étaient certes irréalisables, mais elles brisaient la monotonie qui gouvernait désormais leur vie. Génis était allé étudier à Palmacosta, mais il s'était vite lassé de fréquenter des gens préoccupés uniquement par leur avenir et qui ne semblait pas s'être rendus compte que leur monde avait échappé de justesse à la destruction. Il avait préféré revenir à Isélia, là où se trouvaient ses véritables amis.
Colette arriva la deuxième. Le jeune demi elfe la salua chaleureusement. Dans le fond, ça faisait presque deux semaines qu'ils ne s'étaient pas vus. La jeune femme était en charge de l'organisation du culte de Vérius, dont elle était en quelque sorte la grande prêtresse. Génis, lui, avait commencé à rassembler et à classer toutes les connaissances qu'il avait pu récupérer auprès d'anciens Renégats, ce qui représentait une masse de travail colossale, même s'il profitait du soutien actif de sa très chère sœur aînée. Lloyd, quant à lui, avait embrassé une carrière de forgeron et travaillait avec Dirk, qui ne lui laissait pas beaucoup de temps libre. Alors forcément, de par la force des choses, le trio infernal se voyait de moins en moins.
« Alors finalement, tu as réussi à te libérer, demanda Génis à Colette, perché sur l'arbre qui poussait au bord de la rivière. »
« Oui, mais ça n'a pas été sans peine… »
« Pourquoi, Corinne ne te laisse pas partir ? »
« Le problème ne vient pas d'elle, dit-elle en riant. Non, ce sont tous les dévots qui veulent la voir, juste pour lui demander d'exaucer leurs vœux… Alors il faut bien que quelqu'un garde les pieds sur terre et fasse barrage ! Et toi, comment ça se passe ? »
« C'est long ! Je n'en vois pas le bout ! En même temps, il faut bien ça pour rattraper un retard technologique pareil… »
« Tant que ça ! »
« Tant que ça. »
Ils restèrent silencieux, à écouter le doux chant du ruisseau qui coulait tout près. Le soleil était haut et chaud, et projetait des arcs-en-ciel sur les berges en se reflétant sur l'eau vive et pure. Lloyd arriva un petit moment plus tard.
« Désolé, j'ai été retardé ! »
En voyant arriver son ami, Génis se rendit compte à quel point ils avaient tous changés pendant ces années. Dans le fond, ils étaient toujours les mêmes, les stigmates du combat en plus, bien qu'elles se soient quelque peu estompées. Non, la différence la plus flagrante était physique.
Colette avait pris 10 centimètres et des formes. Maintenant, elle pouvait sans difficulté rivaliser avec Sheena. Son visage s'était affiné et ses yeux avaient perdu leur ancienne candeur au profit d'une grande sagesse.
Lloyd avait grandi, beaucoup, et les arts de la forge lui avaient fait gagné en carrure. Il avait décidé de se laisser pousser les cheveux, ce qui accentuait plus encore sa ressemblance avec son père biologique.
Génis aussi avait gagné en taille (maintenant, il pouvait regarder Lloyd en face). Il était très fin, car plus habitué à l'exercice intellectuel qu'à l'exercice physique. Le temps passé à étudier et à faire des recherches tout en étant enfermé l'avait rendu très pâle. A première vue, il semblait à deux doigts de s'effondrer, mais il était en réalité d'une constitution très robuste. Avec l'âge, la pointe de ses oreilles s'était accentuée et était désormais aussi visible que le nez au milieu de la figure. Mais ça ne le gênait absolument pas. Au contraire, il revendiquait ses origines doubles. Il laissait ses longs cheveux blancs libres, au grand dam de Raine, qui détestait ça et s'était jurée de les lui faire couper. Mais il avait passé l'âge de se faire dicter sa conduite par quelqu'un, fussé-ce sa sœur aînée.
« Alors, quelle superbe idée a bien pu germer dans un esprit aussi singulier que celui que la nature t'a donné ? lança Génis à la cantonade. »
« Je suis sûr que cette fois-ci, tu vas aimer ! Il y avait un voyageur de passage à la forge il y a une semaine. Alors que Dirk s'occupait de ses affaires, on a eu l'occasion de discuter un peu. Il venait du Sud de Tésséha'lla et avait décidé d'aller voir les temples de tous les esprits originels…Il m'a aussi dit que, par là où il habitait, il existait de superbes demeures inoccupées depuis un certain temps… »
« …et que la rumeur prétendait hantées, finit Génis. »
« Comment tu as deviné ? »
« Bof, c'est quand même assez classique ! »
« Bon, bref, je me suis dit que ce serait sympa d'aller passer un peu de temps dans une. »
« Sympa n'est pas exactement le terme qui me vient à l'esprit en premier, mais admettons. Qu'est-ce que tu voudrais y faire ? Les fantômes n'existent pas, dit Génis d'un ton catégorique. »
« Je le sais bien…Mais on parle de vieilles bâtisses à l'architecture superbe, et à l'intérêt historique certain ? C'était la région où toute la noblesse possédait une résidence secondaire avant ! »
« Moi, je trouve ça super ! dit Colette, au comble de l'enthousiasme. Ca nous permettra de prendre des vacances entre amis ! Ca fait tellement longtemps ! Tu vas commencer à sentir le renfermé, Génis ! »
Lloyd pouffa dans son coin.
« Quoi, mais c'est pas vrai, se défendit le demi elfe. »
« Depuis combien de temps tu n'es pas sorti ? »
« Je ne vois pas le rapport avec le problème ! »
« On a tous besoin de se changer les idées… En plus, on pourra s'arrêter sur la route et demander aux autres s'ils ne veulent pas nous accompagner ! »
« Tu sais, je ne pense pas que le grand chancelier Wilder et le chef du village de Mizuho pourront se déplacer pour des vacances dans une maison hantée, dit Génis sarcastique. Mais pourquoi pas? »
« Bon, alors c'est d'accord, conclut Lloyd. On se retrouve demain à l'aube pour le départ ! »
« Demain, s'exclamèrent simultanément Colette et Génis. »
« Bah, oui, c'est la seule semaine de vacances que j'ai réussie à avoir ! »
Ils passèrent encore du temps à discuter sur les berges de la rivière qu'ils avaient baptisée Marble, en mémoire de la pauvre femme.
Le soleil commençait à décliner quand ils se résolurent enfin à se séparer. Après tout, ils se revoyaient le lendemain et avaient des bagages (et des provisions) à préparer.
L'excitation du départ empêcha Génis de dormir. En plus de faire ses bagages, il dut expliquer la situation à Raine (qui refusa catégoriquement de se joindre à eux) et mettre au clair ses travaux en cours, à savoir les méthodes de construction dans l'architecture civile et sacrée. Heureusement qu'il n'avait pas encore commencé la partie sur les matériaux issus de la magitechnologie, sinon il n'aurait pas pu partir à un moment aussi crucial. Au moment de partir, il laissa sur la table un mot à sa sœur :
Raine, je te laisse mon mémoire sur le bureau. Ce n'est pas l'épreuve finale, il faut encore que je le complète… Par contre, il faut que tu finisses la partie sur l'histoire de la quatrième dynastie des rois d'Asgard.
Il relut la lettre. Il était vraiment temps qu'il parte se changer les idées ! S'enthousiasmer sur l'histoire de la quatrième dynastie des rois d'Asgard…Il était vraiment tombé bien bas…
Il se dirigea dans le silence de la nuit vers Marble. La lune offrait sa clarté spectrale au paysage environnant, et il n'aurait pas été étonné le moins du monde de croiser une banshee dans la plaine, sauf qu'il n'y croyait pas. Son esprit, formé par une rigueur mathématique, refusait d'accorder à l'âme une quelconque subsistance après la mort du corps. C'était une vision terre-à-terre assez étonnante de la part d'un magicien, mais pour lui, s'il n'en avait jamais croisé au cours de ses pérégrinations physiques et théoriques, c'était qu'il n'y en avait pas. Le silence de la nuit aurait été oppressant sans le bruit des grillons, qui amenaient la vie sous la voûte étoilée.
Il commençait à être lassé de toujours arrivé le premier. En même temps, il savait bien que la ponctualité de Lloyd était loin d'être proverbiale. C'était toujours la même chose : il arrivait en avance, Colette plie à l'heure et Lloyd en retard. C'était un moyen de se rassurer, de voir que, bien qu'entraînés dans les tourbillons de la course folle du monde, ils restaient les mêmes. C'était un rituel dérisoire face à l'implacable marche du temps, aussi dérisoire que cette manie des enfants de se cacher sous leur couette pour échapper aux monstres de leurs cauchemars, mais aussi rassurante.
Lorsqu'il arriva à l'évocation des monstres de cauchemar, Génis se rendit compte du silence de mort qui régnait autour de lui. IL s'était plongé dans les ombres rassurantes du passé, et rester seul à contempler la lueur vacillante de la bougie qui l'éclairait lui fit monter les larmes aux yeux. Il se leva prudemment et se mit à regarder au travers de la fenêtre. Les premières lueurs de l'aube déchiraient les ténèbres ? Il avait passé une nuit de plus. Sa respiration se fit moins tendue, le stress retombe juste assez pour qu'il sente la fatigue s'abattre sur lui. Il ferma les yeux, et s'enfuit en rêves loin de toutes ces horreurs.
