Je déteste la mer, j'abhorre tout en elle. La mer n'est qu'indécision. Il n'y a qu'à voir ses vagues : tantôt glauques, tantôt grisâtres, tantôt criardes, tantôt geignardes ; ne sachant si elles doivent user les falaises ou bien mourir sur le sable. Seule l'écume reste fidèle à elle-même : salée jusqu'au dégoût. Eût-elle été sucrée qu'elle serait peut-être remontée dans mon estime.
D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours eu cette aversion pour cette masse d'eau informe, et l'inséparable plage qui l'accompagnait. Le pire est que l'endroit provoque une certaine attirance : joggeurs du dimanche, promeneurs de chien, vacanciers bravant les vagues glacées, amoureux en mal de cadre romantique… Un vrai panel de station balnéaire. Qu'y trouvent-ils tous ? Le sable vous tord les chevilles, l'eau salée vous file une pneumonie, ou pire, vous fait empester la moule… Quant au paysage, même si les falaises sont loin d'être insipides, elles ne peuvent compenser la fadeur d'un amoureux transi.
Ma famille n'échappe pas à la règle, même si son rapport à la plage est particulier : elle l'évite la plupart du temps, mais insiste pour y revenir chaque année à la même date. Tous ensemble, comme un pèlerinage. Pour se souvenir, me disent-ils. Forcément, eux se rappellent. Mais moi ? Comment pourrais-je me souvenir de ce que je n'ai pas connu ?
Car pour moi, Daniel Latimer n'est qu'un concept abstrait, une chose intangible. Comme dans ces histoires où le personnage disparaît une fois que l'on a refermé le livre. Danny, comme ils l'appellent tous, ne vaut pas mieux pour moi que ces êtres en deux dimensions. Jamais je n'ai entendu le son de sa voix. Jamais je n'ai vu les traits de son visage s'animer. Jamais je ne me suis chamaillée avec lui, ni joué non plus d'ailleurs. Tout ce que je connais de lui vient des photos du salon et des histoires qui y sont liées. Il n'est pas mon frère. Il n'est que ce fantôme qui hante ma famille. Celui avec qui tous ont un lien. Maman, Papa, Chloe. Tous, sauf moi.
Moi, je suis l'ombre, l'enfant de remplacement. Celle qui a été conçue après la tragédie. Celle qui ne serait d'ailleurs même jamais venue au monde si la mort de Daniel n'avait insufflé un tel élan de vie dans le bas ventre de mes géniteurs.
Je suis l'enfant pansement. Celle qui a recollé le couple, a ressoudé les liens familiaux. Celle qui doit agir comme clé de voûte entre les divers membres.
Je suis l'enfant espoir. Celle qui atténue le chagrin, tout en renforçant le devoir de mémoire. Celle qui doit permettre à chacun des Latimer de s'améliorer. Un père plus présent, une mère plus à l'écoute, une grande sœur plus responsable.
J'en ai assez. Je ne veux plus être tout cela. Je ne veux plus être « que » la sœur de Daniel Latimer. Qu'on me libère de ces chaînes qui me retiennent à un passé qui n'est pas mien !
Je veux que l'on m'aime. Pour moi, et moi seule. Je veux que l'on m'aime parce que je suis têtue mais généreuse, parce que je suis plutôt douée en netball mais nulle en hockey, parce que je chante comme un rossignol qu'on étrangle mais que mon humour est ravageur, parce que je suis somnambule, parce que mes œufs brouillés sont à tomber, parce que… parce que je suis Lizzie Latimer. Et que je déteste la mer.
