La chute

Le jeune adolescent ouvrit faiblement son œil gauche. Autour de lui, les roches étaient désormais immobiles, et le nuage de poussière qui l'entourait le fit violemment tousser. Il s'appuya sur son bras droit pour se relever, mais une douleur foudroyante le fit violemment retomber au sol, parmi ce qui semblaient être les restes d'un éboulement. Lentement, il fit glisser son épaule gauche en arrière afin de découvrir son autre flanc, collé au sol. Les innombrables messages de douleur lui avaient laissé un indice de ce qu'il y découvrirait, mais, sûrement à cause de la commotion cérébrale qu'avait du causer une hypothétique chute, il n'y avait pas réfléchi. Il tourna donc délicatement la tête vers sa droite, malgré un torticolis atroce, et fut pris d'un haut le cœur. Ce qu'il vit resta intact dans sa mémoire à travers le temps, et s'en souviendrait-il des années plus tard que l'image mentale qu'il en conserva n'aurait pas perdu en intensité. Tiraillé entre l'horreur et le dégoût, il contempla pendant plusieurs secondes l'amas de chair, de sang et d'os qu'était devenu son bras droit. Son flanc n'était pas non plus dans le meilleur état possible, ni sa jambe ou le côté droit de sa tête, mais les dégâts semblaient minimes par rapport à l'immonde bouillie dont il ne pouvait plus détacher les yeux. Sous le choc, il n'eut le temps que de s'appuyer sur son bras encore valide pour vomir ses entrailles de l'autre côté. Faisant tout son possible pour ne pas retomber trop lourdement, il s'allongea sur la roche, les yeux dans le vide, et tenta de réactiver son cerveau afin d'arrêter de penser à la chose qui pulsait, pulsait, et lui inspirait tant de douleur et de chaleur étouffante.

Une balade, sans doute. Il aimait s'enfuir du château avec ses amis pour aller explorer ce qui serait un jour son royaume. Les nains vivant dans les montagnes, il était passé expert dans l'escalade et la randonnée, et sa petite bande de crapahuteurs avaient visité plus d'un sommet, admiré plus d'un paysage en contrebas, et crié plus d'une fois leurs noms aux esprits de l'air afin qu'ils les répètent. Au vu des roches qui l'entouraient, il avait du explorer un flanc de la montagne tout seul, où il fut pris dans un éboulement. Cela lui revenait, maintenant. Il avait glissé sur des dizaines de mètres, en proie à la panique, et avait trébuché sur le sol irrégulier alors qu'il tentait de se remettre debout, le faisant terminer sa chute dans les airs. Par réflexe, il se roula en boule afin de protéger sa tête, et son bras encaissa le choc de l'atterrissage. Le craquement sinistre et la douleur insoutenable qui avaient suivi suffirent à lui faire perdre connaissance.

Un bruit venant de la droite l'interrompit dans sa réflexion. Un, puis deux, puis trois vrombissements se firent entendre. Désormais plus alerte, il remarqua qu'ils n'étaient pas régulier. Comme quelque chose qui se posait quelque part, puis vagabondait jusqu'à un autre point. Il réalisa qu'il s'était tellement focalisé sur sa blessure qu'il n'avait même pas pris le temps d'examiner son environnement. Alors, délicatement, et commençant à comprendre à quoi étaient dus ces bruits, il tourna une nouvelle fois ses yeux marrons vers le charnier fixé à son omoplate. Des mouches commençaient à se rapprocher, timidement, une par une, mais certaines étaient déjà sur sa chair, se frottant littéralement les pattes. À la vue de ces dernières, le jeune homme fut pris d'une rage incontrôlable envers elles. Dans un cri de haine, de frustration et de peur, il écrasa violemment toutes celles qui l'approchaient, malgré les tiraillements que cela provoquait à sa droite. Un coup direct sur son bras lui inspira un nouveau cri déchirant, et il finit par se calmer, se réallongeant dans un sanglot pitoyable. Il lui fallait de l'aide. Le souvenir de ces amis avec qui ils criaient leurs noms lui revint en mémoire. Il ferma les yeux autant qu'il le put, tenta de réciter ceux-ci par mémoire orale, mais rien à faire. Probablement toujours à cause de la commotion, il n'arrivait à se souvenir d'aucun de leurs prénoms. C'était à peine si le sien lui restait en mémoire.

Le sien...

À cette pensée, le jeune homme se releva comme il put, traînant son membre pourri à la manière d'un mort-vivant. L'équilibre lui manquait et il serait retombé lourdement au sol sans le support que représenta une des roches qui avait accompagné sa chute. Il prit quelques secondes pour laisser à sa tête le temps d'arrêter de tourner, et, au comble du désespoir, prit une profonde inspiration.

À 200 mètres à la ronde, personne n'entendit son hurlement. Et s'ils l'avaient entendu, ils n'auraient jamais pu imaginer que le plus sage et le plus timide des princes nains de sa génération puisse s'exprimer ainsi :

« JE SUIS GRUNLEK VON KRAYN ! cria-t-il de toutes ses forces, ET JE NE SUIS PAS ENCORE MORT ! »