Dans les plaines sauvages du nord de ce qui serait beaucoup plus tard appelé l'Amérique, le vent soufflait en rafales, faisant hurler de douleur les branches des sapins malmenés par sa violence.

Leurs plaintes se répercutaient dans l'insondable plaine pareille à un cri de désespoir. Pourquoi me frappes-tu ? Pourquoi t'en prends-tu à moi ? Semblaient demander les conifères. Ô puissant vent, pourquoi m'as-tu choisi entre tous les arbres pour être ton souffre-douleur ? N'ai-je que le droit de vivre dans la tourmente que tu m'imposes ?

Mais la torture se poursuit, lentement, cruellement, entraînant le végétal dans la folie, le poussant lentement dans l'agonie.

Alors, il arrive, le messager de la mort. Ce corbeau qui déploie ses ailes sombres, signe de mauvais augure. Il plante ses serres dans la branche moribonde et pour s'assurer que sa proie vit encore, aiguillonne sa chair de son bec avide.

L'arbre se raidit mais résiste. Il ne veut pas accueillir cette garce qui le délivrera de ses souffrances car au fond, il préfère n'être qu'un rien du tout que de ne plus rien être du tout. Alors le corbeau ouvre son large bec et laisse s'échapper un croassement sadique. Son gibier remue encore, le jeu peut se poursuivre.

Le craquement d'une branche de sapin vint troubler la quiétude de l'instant. L'homme se retourne. Il est grand, sans doute plus de six pieds. Il est robuste si l'on en juge par ses bras musclés par l'exercice et le labeur. Il est beau aussi avec ses cheveux couleur de jais qui laissent entrevoir par intermittence ses pupilles d'un vert profond.

Il se retourne vers la branche qui vient de choir dans la neige et sur laquelle le corbeau s'acharne à coups de bec. Il ramasse le bout de bois et d'un geste rageur, en balaie l'air pour chasser le volatile.

Celui-ci s'éloigne mais en fait, il cherche une nouvelle victime.

L'homme fait quelques pas dans la neige, s'enfonçant jusqu'aux mollets dans la masse poudreuse. Ses pieds lui font mal car le cuir de ses bottes est en train de céder. Il continue cependant sa marche solitaire, serrant contre son torse une douzaine de branches encore sèches, un bien maigre butin.

Enfin, son périple l'amène devant une éminence surmontée d'un monticule. Cela n'a rien de naturel car il a lui-même amassé les pierres qui composent cet édifice. En son sommet, il a même laissé un espace vide, une cavité assez grande pour accueillir son crâne.

A quelques pas du tumulus, il a creusé une galerie à la force de ses mains. Cet étroit tunnel débouche sur une petite grotte dans laquelle brûle un brasier vacillant. Sans hésiter, il se rue sur la flamme et souffle sur les braises pour les empêcher de refroidir.

Frénétiquement, il saisit les branches de sapin et les plonge dans les flammes. Instantanément, le feu se ressaisit, il a eu son offrande.

A cette vue, un faible sourire déforme ses lèvres gercées.

« Pour qu'une personne vive, il faut toujours qu'une autre meure. »

Et il regarde la vie du sapin grésiller dans les flammes, se consumer pour finalement se désagréger en cendres fumantes. Il s'abîme longtemps dans la contemplation de cet instant qu'est la mort, passant ses doigts effilés dans sa barbe puis finit par s'endormir.

« Libère-toi de cette prison de chair ! »

Cette voix, toujours la même. Elle est rauque et profonde, mélodieuse comme le chant du rossignol mais charismatique comme le Verbe qui émergea du chaos. Elle l'obsède, peuple ses rêves et ses songes les plus courts. Il ne peut s'en défaire, elle résonne dans sa tête comme un murmure d'oiseau.

Et toujours cette proposition fantastique, cette main tendue vers lui.

« Laisse-moi être ta force. »

Il se sent si faible et désemparé face à cette voix enivrante. Il ressent les effets de cet enchantement dans tout son corps. Cette excitation se propage dans tous ses membres et donne à ses sens un avant-goût exquis du plaisir qui les attend.

Et pourtant, pourtant… il ne veut pas céder, il ne peut pas céder ! Car une force encore plus grande l'enchaîne à son corps, cette maudite prison, la force de son incommensurable orgueil.

Tremblant de peur et de froid, il hurle sa réponse de toute la force de ses poumons mais ses tympans ne lui renvoient qu'un écho éthéré de sa fureur. Son esprit tient bon mais son corps refuse de lui obéir, il le sent. D'ici peu, il perdra ce combat désespéré mais du moins aura-t-il combattu jusqu'au bout. Mais la voix poursuit son odieux chantage.

« Prends ma force en toi et redeviens celui que tu étais, le grand et puissant … »

Mais le tentateur n'a pas le temps de terminer sa phrase car l'esprit de l'homme tout entier se révolte contre le nom qu'il va prononcer.

Il se réveille en sueur, trempé jusqu'aux os. Des sueurs froides coulent le long de son échine tandis que ses yeux hagards cherchent leur ennemi.

Soudain, il réalise qu'il fait toujours nuit noire, la lune toujours visible a presque la même position dans le ciel que lorsqu'il s'est endormi, il y a moins d'une heure…

« Mais c'est pas vrai ! » Hurle-t-il en se prenant la tête entre les mains.

Ses yeux encore bouffis de sommeil lui renvoient une image assez floue de son environnement. La fatigue va bientôt le terrasser et alors il sombrera dans le sommeil et le combat reprendra.

Il est maintenant à bout, les limites de sa résistance physique sont atteintes, il ne gagnera pas la bataille qui s'annonce.

Un sourire triste déforme de nouveau ses lèvres gercées. Le sommeil est son ennemi, il emporte sa volonté mais il existe un moyen de le combattre.

D'un pas décidé, il s'approche du feu encore vif et tend sa main droite au-dessus des flammes.

La douleur le maintiendra éveillé.

D'un geste rageur, il saisit les braises à pleine main. L'espace d'une fraction de seconde, les flammes se replient devant cette agression puis s'attaquent à la chair offerte en pâture avec voracité.

« La mort n'a qu'un seul instant ! » pense-t-il en broyant les braises dans sa main.

Sans un mot, sans un cri, il sort de la grotte et enfonce son bras dans la neige. Sa brûlure n'est pas légère mais au moins, elle lui évitera de s'endormir.

Sa décision est prise. Ce soir même, il défiera son adversaire dans un dernier combat. En cas de victoire, il exigera une trêve. En cas de défaite, il acceptera enfin la formidable proposition.

« Laisse-moi être ta force ! » se répète-t-il à lui-même.

Un pâle sourire déforme ses lèvres. Cette proposition tant de fois renouvelée et rejetée est-elle si terrifiante ? En s'unissant à la force incommensurable de cet homme, il deviendrait plus qu'un humain, il ne connaîtrait plus la douleur. Qu'aurait-il finalement à perdre dans ce marché ?

D'un pas décidé, il se dirige vers la grotte et à la lumière des flammèches, commence à rassembler ses maigres possessions. Une fois qu'il a fini d'empaqueter le tout, il noue le baluchon autour de son épaule et s'apprête à partir.

« Attends ! »

Cette voix n'est pas la même que celle de son tentateur. Peur et appréhension s'y expriment clairement. D'où provient-elle ? Il n'y avait personne dans la grotte !

Se retournant vivement, il distingue à travers les volutes de fumée du feu en train de s'éteindre, une forme éthérée. Ses contours sont ceux d'un corps humain mais ils semblent flotter dans l'air ambiant.

En se frottant les yeux, il comprend que ce sont les volutes de fumée qui dessinent les courbes de ce corps de femme. Progressivement, il en vient à reconnaître les traits de son invitée. Ces yeux pers, ces cheveux lisses tombant jusqu'à la taille et enfin ce port noble appartiennent à une femme que dans une autre vie, il a combattue.

« C'est toi ? demande-t-il simplement.

Oui c'est moi. Répond-t-elle avec la même simplicité. »

La voix de l'homme trahit une certaine émotion alors qu'il s'adresse à l'apparition.

« J'attends ta venue depuis 7 vies d'homme et c'est maintenant que j'ai atteint le fond du désespoir que tu apparais !

C'est justement parce que tu es désespéré que j'apparais. Si j'avais tenté de le faire avant, j'en aurais été empêchée. Mais aujourd'hui les circonstances sont propices.

Propices ? De quel point de vue ?

Veux-tu rallumer ce feu avant que nous poursuivions cette conversation ? S'il s'éteignait, je serai obligée de partir.

Tu es liée… au feu ?

Tu ne t'en rends peut-être pas compte mais tu te trouves actuellement dans un état de semi-conscience qui te permet de distinguer des détails abstraits que tes yeux occultent en temps normal. Ta fascination pour le feu te rend plus réceptif à cet élément, c'est pourquoi je l'ai utilisé pour t'atteindre. »

Sans poser davantage de questions, l'homme saisit quelques branches encore sèches et les livre en offrande aux flammes. Il s'assoit ensuite sur un tas de feuilles.

« Quelle est la raison de ta présence ici ?

Tu te prépares à un combat formidable. Je veux en connaître la cause !

La cause ou le but ? Si je perds ce combat, celui que tu as connu cessera d'exister.

Comment cela ?

Quelle importance ? Le monde entier a oublié mon existence et tous ceux qui m'ont connu dans les jours de ma gloire sont soit morts soit emprisonnés pour l'éternité. Un dieu que personne ne vénère, dont personne ne se souvient, il n'y a rien de plus pitoyable. Qu'adviendra-t-il de moi si je perds ce combat ? Finalement, je m'en moque.

Pas moi ! hurla la jeune femme aux yeux pers, des larmes de révolte dans les yeux. »

A cette vue l'homme se radoucit et reprit sur un ton moins cynique.

« Nous sommes ennemis, tu te souviens ? J'ai lutté pour détruire le monde que tu défends et pour cela, j'ai reçu un juste châtiment. Pourquoi en ressentir de la peine ?

Tu sais pourquoi… »

L'homme connaissait la réponse à cette question, c'est pourquoi il choisit de l'ignorer. Avec une distraction feinte, il jeta une nouvelle brindille dans le feu.

« Tu es venue pour connaître la raison du combat qui m'attend. Si je venais à perdre, tu serais la seule personne à pouvoir en conter le déroulement et l'issue aux générations futures.

Oui, si tu es défait, je ferai en sorte que personne ne puisse oublier ton existence.

Merci. J'apprécie sincèrement ton geste. Tu m'as demandé la cause de ce combat, la voici : pour qu'une personne vive, il faut qu'une autre meure. C'est aussi simple que cela. »

Un silence de mort tomba sur la grotte tandis que ces mots d'une logique implacable planaient encore dans l'air.

« Je ne comprends pas. Finit par répondre la femme aux yeux pers.

C'est normal. J'ai commencé mon histoire par la fin.

Alors reprends au commencement.

Soit. Au commencement, il y avait donc un homme sorti vaincu d'une guerre absurde auquel il avait pris l'envie de s'asseoir pour discuter avec sa meilleure ennemie.

Tu te moques de moi ?

Non, je t'assure que c'est ainsi que commence mon histoire, celle des neuf rois d'Utopia. »

Et tandis que l'homme entamait sa narration, le sol tremblait sous les pas d'un être sinistre qui attendait son heure.