Ils étaient toujours là, dans ce restaurant vide, à attendre. Mr. Beckett lança un énième regard à sa petite Katie avant de regarder la porte. Ils avaient finit par manger, voyant que Johanna n'arriverait pas. Kate s'était dit que sa mère devait avoir été retardé au bureau, comme toujours. Elle n'était pas inquiète. Elle les attendrait à la maison avec des chocolats chauds, pour se faire pardonner de ne pas être voulu. Sa fille la bouderait quelques instants avant de se laisser attendrir. Jim Beckett était plus inquiet que sa fille. Mais il ne lui ferait pas savoir. Sa petite princesse n'avait pas besoin de s'inquiéter. Il devait la protéger. C'était son rôle. Il finit par sonner le départ. Régla la note, enfila sa veste, prit le bras de fille pour la conduire à la voiture. Le trajet ce fit dans un silence presque lourd. Ce n'était pas dans les habitudes de sa fille de rester muette si longtemps. Katherine était plutôt une petite pie pleine d'énergie, qui n'avait pas sa langue dans sa poche, qui aimait provoquer. Mais ce soir-là, quelque chose lui disait que ce n'était pas le moment.
C'était de ses instants où l'on sent que le monde va changer sans savoir le pourquoi de la chose. Elle se sentait anxieuse, sans raison. Elle observait le paysage monotone des rues de New-York par la fenêtre du côté passager de la voiture. Elle connaissait le chemin par cœur. Elle connaissait la ville par cœur. La Grande Pomme l'avait vu naître, l'avait vu grandir. Kate l'avait apprivoisée. Mais cette nuit-là, la ville lui paraissait étrangère. Les lumières de Time Square lui semblaient ternes et sans vie. Le sommet de l'Empire State Building- rouge ce soir là- lui paraissait beaucoup moins impressionnant, les lueurs autours du Lac de Central Park semblaient dénuées de romantisme. Le monde semblait changé, mais elle se doutait que ce n'était que son état d'esprit qui lui donnait cette impression. Cependant, ce soir, elle avait l'impression que la ville lui disait que plus jamais son monde ne serait le même. Elle appuya sa tête sur la vitre froide, tendit la main pour changer la chaîne de la radio. Elton John chantait Candle in the wind d'une voix chargée d'émotion, mais les paroles ne l'atteignirent pas réellement.
Jim Beckett gara la voiture devant l'immeuble où ils vivaient. À peine sortie de la voiture, ils se dirigèrent vers l'ascenseur bras dessus-dessous, silencieux. Kate observait les chiffres lumineux de l'ascenseur qui grimpaient en flèche pour s'arrêter au treizième étage. Une sonnette retendit, les portes s'ouvrirent devant eux et ils s'engagèrent dans le couloir désert menant à la porte de leur foyer. Devant celle-ci, ce tenait un homme vêtue de noir. Il semblait les attendre, patient, froid comme la glace. Il se retourna vers eux en les entendant arriver. Demanda leurs identités… Jim en fit de même, suspicieux, le bras protecteur autour des épaules de sa fille. L'homme déclina son identité, leur mit son badge sous le nez. Kate sentit son cœur s'emballer un peu plus, ses mains devenir un peu plus moites. Cela ne présageait rien de bon.
« C'est votre femme, Monsieur Beckett…» Il coula un regard vers la jeune fille, hésita puis enchaîna « Nous l'avons retrouvez dans une ruelle…»
Kate n'entendit pas la suite, juste un bourdonnement sinistre…
…
Les néons bourdonnent sourdement. Éclairant d'une lumière blanche artificielle les couloirs de la morgue. Elle avait insisté pour venir. Jim n'avait pas voulu. Il avait fini par céder lorsqu'elle avait affirmé qu'elle ne voulait pas rester seule dans l'appartement vide, qu'elle voulait lui dire adieu, elle aussi. Il l'avait regardée longtemps. Sa petite fille n'en était plus une. Ses traits reflétaient un mélange de détermination et de tristesse, mais dans ses yeux, il pouvait y lire ce refus de résignation. Elle ne voulait pas y croire, se refusait à le penser. Lui aussi. Sa femme ne pouvait pas être morte. Il ne voulait pas le croire, il ne pouvait l'accepter. Pourtant, leur présence dans ce lieu ne pouvait dire autre chose. Pour Kate, les secondes s'écoulaient avec la lenteur des jours. Lentement, comme si le temps la narguait. Le Tic-tac de l'horloge suspendue au dessus de la porte peinte en bleue semblait se moquer d'elle, sonnant trop fort dans le silence glaciale du long couloir blanc. Parfois, elle passait devant une salle où des éclats de voix s'élevaient. Sanglots pour la plupart, rarement des rires, des chuchotis timides, comme si personne n'osait briser le silence de mort qui régnait dans ce monde si loin des rues bruyantes de New-York.
Kate se sentait engourdie. Lourde. Son corps réagissait par automatisme, non parce qu'elle le voulait. Elle se retrouva assise sur un banc blanc sans même savoir comment. C'est comme dans ses films, lorsque tout tourne au ralenti sur un fond musical lourd de sens. Sauf que ce n'était pas un film. C'était la réalité. Elle se pinça le bras pour s'assurer qu'elle ne faisait pas un cauchemar, espérant de tout son être de se réveiller en sueur dans son lit, dans sa chambre. Que demain matin, sa mère l'attendrait avec des pancakes ou des gaufres, la maison embaumant le sucre et le café. Aujourd'hui, elle se souvient encore des pensées idiotes qu'elle avait eues à ce moment précis. Qui allait venir avec elle pour choisir sa robe pour le bal de promo? Qui allait venir la chercher après son cours de judo les jeudis soirs? Qui l'aidera à faire ses exposés oraux? Qui lui apprendra à draguer? Qui fera le déjeuné les samedis matins? Et les questions idiotes continuaient ainsi, sans logique.
Elle ignorait depuis combien de temps elle était assise là, sans bouger. Elle sentit finalement une main se poser sur son épaule et releva les yeux vers son père qui souriait tristement. Elle sentit ses yeux picotés, une boule naquit dans sa gorge alors que son cœur se brisait.
« Katie…»
« C'est fini, c'est ça?»
Il ne su quoi dire. Quoi répondre. Il se contenta d'hocher légèrement la tête de haut en bas. Une larme solitaire coula sur la joue de sa petite fille et il la serra dans ses bras. Ce soir, il avait perdu sa femme, son amour, son amante, la femme qui partageait sa vie depuis si longtemps. Ce soir, elle avait perdu sa meilleure amie, son ange gardien, la personne qui lui avait tout apprit, qui avait toujours prit soin d'elle. Elle avait perdu sa mère. Elle ne la reverra plus jamais lui sourire, lui dire qu'elle l'aimait. Plus jamais elle ne lui rappellerait ses jeux de cache-cache où la petite Kate allait se cacher sous son lit en faisait du bruit pour ne pas que sa mère ne l'oublie. Elle se leva, lentement. Traversa le couloir qui lui semblait si large qu'elle cru qu'elle n'arriverait jamais à la porte. Elle la poussa du plat de la main, les battants ne posèrent aucune résistance.
Devant elle, sur la table d'autopsie en inox reposait le corps de sa mère, les yeux fermés, dans un sommeil éternel. Elle s'approcha, hésitante, tremblante. Sa main caressa les cheveux de la morte avec une tendresse inimaginable… Jamais plus elle ne pourrait la toucher, jamais plus elle ne l'entendrait rire, jamais plus elle ne verrait ses yeux poser sur elle. À peine cette pensée l'eu-t-elle effleurée que Johanna Beckett ouvrit les yeux brusquement, attrapant le poignet de sa fille. Cette dernière lâcha un cri effrayé.
« Ne reste pas ici, Katie.»
