L'auberge était calme. Trop calme. Un mouton se baladait sur le plancher et Prosper le regardait d'un air désabusé. Rien ne l'étonnait plus. Quelques clients étaient là, épars, l'esprit occupé à scruter leur verre d'alcool. La fumée des pipes se mêlait au son d'une flûte jouée par un vieil aveugle dans un coin. Un rire inquiétant s'ajoutait de temps en temps, délivré par un être caché par son fauteuil. Un chat descendit de ses genoux en miaulant tout en déséquilibrant une fille de salle. Une autre tentait de nettoyer la cheminée, sans y mettre trop de cœur. De la suie s'échappait régulièrement et recouvrait un tapis déjà lourdement taché. Plus loin un client échangeait quelques piécettes contre des chandelles. On entendit un cheval hennir au loin. Peut-être un de ceux de l'écurie ? Avec un peu de chance un nouveau client arriverait et avec lui un peu d'animation.
Soudain, un client s'affaissa sur sa chaise.
Ou plutôt, une cliente. Une jeune Hobbite très coquette, toujours vêtue à la dernière mode, avec des rubans dans les cheveux qui dansaient à chaque mouvement de tête- ce qui avait le don de donner le tournis à Poiredebeurré. Celui-ci l'apercevait régulièrement parmi ses clients. Mademoiselle… Lèvrejonc, si sa mémoire était bonne. Oui, c'était cela. Némésis Lèvrejonc. Un certain penchant pour la citronnade, qu'elle prenait systématiquement au comptoir. Une curieuse habitude. Sans doute pour pouvoir vérifier sa tenue dans la glace, derrière les étagères.
Tandis que ces pensées se bousculaient dans sa tête, l'aubergiste s'approcha en hâte, écartant les curieux. La Hobbite était prostrée sur sa chaise, une main crispée sur sa poitrine d'un rouge sanglant.
Poiredebeurré mit quelques instants à réaliser que la tache écarlate était en fait le tissu du corsage de Mademoiselle Lèvrejonc, et son coeur se remit à battre, d'autant plus qu'il voyait à présent que la jeune fille respirait. En haletant, avec des sortes de sanglots étouffés; mais au moins, elle était vivante. Poiredebeurré avait bien assez de choses à faire comme cela. Si en plus l'une de ses clientes mourait dans son auberge, il défaillirait sous le nombre de ses hôtes, chacun venant donner son avis sur l'histoire! Sans compter ceux qui s'introduiraient ici de nuit, en recherche d'un éventuel fantôme hantant les lieux…
Poiredebeurré fut tiré de ses réflexions quand l'un de ses serveurs hobbits le bouscula et tomba à genoux devant la jeune fille.
« Qu'as-tu, ma colombe? Que t'arrive-t-il? » demanda-t-il d'une voix tremblante.
Ah. C'était donc ce garçon, le prétexte des fréquentes venues de Mademoiselle Lèvrejonc. Il aurait dû s'en douter.
« Oh, Adalbert, sanglota-t-elle. C'est affreux! La veille de notre mariage… »
Elle se remit à sangloter de plus belle, sans cesser de parler. Poiredebeurré ne comprit que « malheur », « honte », et quelques mots du même acabit. Pourtant, elle secoua négativement la tête quand Adalbert lui demanda si elle était souffrante.
Quand il devint clair qu'elle ne parlerait pas en public, et que les curieux commencèrent à s'impatienter, Poiredebeurré se fit un devoir de disperser la foule, proclamant que Mademoiselle Lèvrejonc avait besoin de respirer tranquillement. Ses injonctions furent assez vite respectées quand il annonça une tournée spéciale au comptoir.
Une fois cette tâche accomplie, cependant, il laissa les serveurs remplir les chope des clients, et s'éloigna, l'air de rien et les sens aux aguets, laver une table près des deux fiancés.
Du coin de l'oeil, il vit la jeune fille déplier lentement sa main, qu'elle tenait toujours serrée contre elle, et la tendre à son fiancé d'un air désespéré. L'aubergiste faillit éclater de rire. Seul son profond respect des clients, cause de son dévouement depuis des années, le retint.
Décidément, la coquetterie des Hobbites l'étonnerait toujours.
Mademoiselle Lèvrejon s'était cassée un ongle.
