Élisa referma le septième tome de Harry Potter et soupira longuement. Petite fille aux nattes blondes et aux grosses lunettes, elle avait avidement dévoré les sept livres de la saga qu'elle avait comme qui dirait un peu découvert sur le tard. Du regard, elle fit le tour de sa chambre, juste meublée d'un petit lit, d'un bureau et d'une grosse armoire, mais encombrée de livres de toutes sortes. Les chouettes, les baguettes magiques et les sorciers faisaient la java dans son esprit, encore enivré de sa lecture. Élisa était ce qu'on pouvait appeler une bonne lectrice, elle avalait tout ce qui lui tombait sous la main, aussi bien les grands classiques de la littérature française que les romans de gare, pour peu que les mots soient assez forts pour l'aider à s'évader de ses quatre petits murs. Elle lisait sans relâche durant de longs après-midis jusqu'à en avoir des maux de tête.
Elle laissa ses pensées tourbillonner. Élisa avait onze ans, le même âge que Harry Potter lorsqu'il avait reçu une lettre lui annonçant qu'il entrerait à l'école des sorciers.
Les parents d'Élisa étaient gentils, mais on pouvait difficilement dire qu'ils provoquaient dans leur entourage une folle excitation. Ils étaient tous deux documentalistes, et ils faisaient ce qu'on appelait l'école à la maison, c'est-à-dire qu'ils aidaient leur fille à suivre sa scolarité par correspondance. La principale raison étant qu'Élisa avait très mal supporté ses premiers jours à l'école, lorsqu'elle avait été plus petite, les enfants plus robustes, bruyants et turbulents l'avaient tant effrayée que sa mère avait cédé à l'idée de lui épargner tous les matins le trajet qu'elle devait faire jusqu'à l'école. Élisa passait donc ses moments de libre chez elle, une fois qu'elle avait terminé ses devoirs, à se gargariser d'histoires sur l'extérieur, des aventures qu'elle pouvait vivre bien à l'abri enfermée dans sa petite chambre. Son père et sa mère avaient vu là une opportunité de lui épargner la télévision, les jeux vidéo et les ordinateurs, ils ramenaient des pelletés de livres de la bibliothèque, et ce n'était qu'il y a quelques mois seulement que sa mère lui avait apporté le premier tome de Harry Potter. Les parents d'Élisa avaient des idées bien arrêtées sur tout ce qui se rapprochait de près ou de loin du phénomène de masse. Les aventures du petit sorcier étaient néanmoins finalement arrivées entre les mains du petit rat de bibliothèque qui s'en était délecté.
Il y avait un jeu qu'Élisa adorait. Elle n'y jouait pas systématiquement, cela n'arrivait que lorsqu'un livre lui plaisait vraiment beaucoup. Chaque fois qu'elle lisait une aventure particulièrement inspirante, mettant généralement en scène de jeunes héros de son âge, elle entrait aussitôt en transe, et comme dans un rêve éveillé, s'imaginait avec eux. Ce n'était pas exactement elle, si elle devait être honnête. C'était une version beaucoup plus forte, plus intelligente. Ses cheveux étaient plus beaux, ses lunettes étaient plus jolies et elle avait beaucoup plus de caractère, suffisamment pour dire aux personnages : mais non, vous êtes bêtes, ce n'est pas cet embranchement qu'il faut prendre pour sortir de la caverne.
À présent, c'était l'univers ensorcelant de J.K. Rowling qui envahissait toutes les zones de son cerveau, à la fois comme un tsunami et un feu d'artifices. Élisa ferma les yeux et s'imagina dans le monde de Harry Potter.
Elle serait là pour tout lui dire à propos de la pierre philosophale, elle lui dirait comment accéder à la chambre des secrets, elle pourrait lui parler de Sirius Black, elle serait le quatrième membre du trio, la meilleure amie de Harry Potter, Hermione Granger et Ronald Weasley.
Elle s'y voyait déjà, Poudlard, l'école des sorciers : Un grand château de pierres rougeoyantes sous les flambeaux magiques, fourmillant d'élèves de son âge en robes noires, discutant entre eux dans une ambiance rigolarde, certains avec des baguettes magiques aux doigts projetant des étincelles. Elle-même était en robe noire, ses nattes blondes parsemées d'étoiles et son menton légèrement en avant, tant elle était calme et confiante. Les autres se retourneraient de temps à autre discrètement vers elle pour murmurer avec admiration. Elle ferait son chemin tranquillement à travers la foule pour rejoindre ses amis. Elle poserait sa main sur l'épaule de Harry pour lui dire salut, comment ça va, ne t'en fais pas, tout ira bien, je suis là, maintenant. Elle apprendrait un truc ou deux à Hermione qui ferait moins sa maligne et Ron, et bien, il serait là, quoi.
Mais cela ne suffisait pas. Une autre impulsion la prenait tout à coup, lui secouait les doigts. Cela faisait un moment qu'elle y songeait, que ça lui trottait dans la tête. Élisa avait envie d'écrire.
Le moment était peut-être venu. Elle se leva prestement de son lit et s'installa à son bureau comme un pilote de course dans une voiture de compétition. Elle piocha une des feuilles quadrillées dont elle se servait pour faire ses rédactions en français, ainsi qu'un stylo-bille bleu qui avait déjà été pas mal mordillé. Puis Élisa fit la connaissance du syndrome de la page blanche.
En fait, elle aurait pu se mettre à rédiger tout de suite tout ce qui lui passait par la tête, mais des idées insidieuses rampaient comme des boas constrictors. Si elle écrivait, c'était peut-être pour que ce soit lu, en fin de compte. Est-ce que ses lecteurs s'intéresseraient à une fillette, pâle et maladive, qui avait peur de son ombre ? Certainement pas. À regrets, Élisa décida qu'elle ne serait pas l'héroïne de son histoire, elle ne pouvait pas, elle ne le serait pas, elle n'était pas assez géniale.
D'abord, une sorcière ne pouvait pas simplement s'appeler Élisa, il fallait un patronyme beaucoup plus magique. L'écrivain en herbe fit le tour de tous les noms les plus jolis trouvés dans les romans qu'elle avait lu ces six derniers mois. Elle en nota plusieurs dans la marge de sa feuille de papier, et au terme d'un long processus de réflexion, en choisit trois. Tous trois étaient fantastiques, et elle ne pouvait se résoudre à n'en sélectionner qu'un seul. Une fois que l'identité de son nouvel avatar fut choisie, le reste se dessina comme par magie dans son esprit, corps et personnalité, comme si le nom engendrait de lui-même la définition de ce qu'il représentait. Elle se renversa en arrière sur sa chaise et rêvassa de cette nouvelle personne avec qui elle était en train de faire connaissance. Bethsabée Isobel Meredith. Elle fit courir les sonorités sur sa langue comme la mélodie du bonheur et son regard se perdit vers le plafond. C'était des mots enchanteurs, évocateurs d'une jeune fille grande, avec des cheveux retombant fiévreusement sur ses yeux comme la crinière d'une lionne ou celle d'un poète romantique. C'était le genre de fille qui pouvait évoluer constamment dans un univers de nuits, d'éclairs, de pluies, de sanglots et de coups de théâtre répétés. Bethsabée Isobel Meredith avait un passé tragique qui lui permettrait de regarder le monde avec des yeux sombres et une silhouette de rêve.
Élisa se demanda par où commencer, c'était un autre problème. Devait-elle se lancer in medias res, en plein milieu de l'action ? Elle pourrait commencer par une description de son personnage, pour que le lecteur puisse s'y retrouver. La description était une valeur sûre et Bethsabée Isobel Meredith était belle. La chevelure de Bethsabée Isobel Meredith était à nulle autre pareille, car elle était rose, Élisa aimait le rose, et parsemée d'étoiles d'or. Une fille véritablement exceptionnelle ne pouvait qu'avoir des cheveux extraordinaires, aussi épais et mouvants que les tentacules d'un poulpe.
Ses yeux étaient fuchsia.
Élisa n'était pas très sure de savoir à quoi correspondait cette couleur, mais elle sentait confusément que ça irait très bien avec du rose.
Ils étaient fuchsia et pailletés d'or. Bethsabée Isobel Meredith pouvait porter n'importe quoi, elle serait toujours aussi belle. Même si ses ennemis l'obligeaient à porter des haillons gris et tachetés, sa beauté naturelle, sa triste beauté, n'en serait que plus triomphante.
Élisa mordilla son stylo en regardant ce qu'elle avait écrit. Elle songeait instinctivement qu'elle ne prenait pas l'affaire par le bon bout. Peut-être que le plus simple était tout simplement de commencer par le début.
Il fallait se rendre au 4, Privet Drive, petit quartier tranquille, et surtout ennuyeux, avec ses petites maisons identiques et ses petits jardins tout aussi identiques. Mais il faisait nuit, un homme avec une longue barbe blanche et des lunettes en demi-lunes rôdait dans la rue. Il leva un curieux briquet et l'actionna une fois. Le lampadaire le plus proche s'éteignit. Il l'actionna une seconde fois et un autre lampadaire sombra dans l'obscurité. Il réitéra l'opération jusqu'à ce que tous les lampadaires soient éteints. À présent, plus personne aux alentours du 4, Privet Drive ne pouvait voir ce qui se passait par les fenêtres. Il y avait un chat tigré posé sur un mur, avec des rayures étranges, comme si autour de ses yeux, elles prenaient la forme d'une paire de lunettes. Lorsque le vieil homme s'approcha, le chat s'étira, ou en tout cas, il donna l'impression de s'étirer mais c'était comme si il ne voulait pas s'arrêter en si bon chemin et qu'il en profitait en passant pour devenir une vieille dame. Une fois que la métamorphose fut achevée, la vieille resta perchée sur son mur.
- Bonsoir, salua le vieil homme d'un air jovial.
Elle lui jeta un regard de reproche. Il était encore en train de déguster un esquimau au citron. Elle ne savait pas pourquoi Albus Dumbledore n'arrêtait pas de manger des saletés pareilles. C'était vraiment étrange de le voir en permanence mettre ces friandises à la forme curieuse dans sa bouche et se pourlécher les babines avec un plaisir évident.
- Albus, dit-elle, vous ne pouvez tout de même pas mettre les enfants chez ces gens, je les ai observé toute la journée, ils sont horribles !
Dumbledore prit sa mine la plus dramatique, les paupières mi-closes et les yeux dans le vague pour se donner un air mystérieux et s'enfourna une nouvelle fois son esquimau au fond de la barbe. Tout comme les cylons, il avait un plan. Elle ne devait pas s'en faire, tout suivait le scénario.
Une pétarade de moto se fit entendre au loin, puis une autre plus bruyante indiqua que l'engin se rapprochait. Seulement, fait inhabituel, le motard venait du ciel et il s'agissait d'un énorme type avec une grosse barbe noire. Il fit atterrir sa moto volante dans une nouvelle pétarade, et alors, on pouvait s'apercevoir qu'un gros berceau tenait en équilibre sur son engin. Le livreur salua d'un hochement de tête les vieillards qui se rapprochèrent les mains dans le dos pour se pencher au-dessus des bébés.
Le premier avait des cheveux noirs en bataille et de grands yeux verts, une cicatrice en forme d'éclair lui barrait le front.
- Il la gardera toute sa vie, commenta Albus Dumbledore.
- Vous-Savez-Qui leur a lancé un sortilège de mort, c'est lui qui a tout pris, l'informa le livreur de nouveau-nés.
La vieille sorcière s'étonna et dévisagea ses deux compères.
- C'est curieux, tout de même, il devrait être mort, et pas juste s'en sortir avec une cicatrice en forme d'éclair.
La petite troupe se tourna ensuite vers l'autre bébé qui était beaucoup plus joli, surtout que le petit bébé défiguré paraissait bien vilain en comparaison. Il s'agissait cette fois d'une petite fille au teint frais avec des joues roses et de longs cils. Ses yeux étaient fuchsia pailletés d'or, et une mèche de cheveux roses imprimée d'étoiles s'enroulait sur son front. Trois paires d'yeux lui jetèrent des regards attendris.
- Oh, c'est Bethsabée Isobel Meredith.
- Oui, j'avais confié son éducation aux parents de Harry Potter.
- Son histoire est encore plus tragique que celle de Harry Potter.
- Oh oui, mille fois pire, oh là là.
Ils se retournèrent sombrement vers la demeure qui dissimulait encore les premières lueurs du matin. Mais ce qui était à faire devait être fait. Albus sortit son briquet, le géant à barbe noire posa le berceau sur le pas de la porte et la vieille se retourna en reniflant. L'homme à la longue barbe blanche actionna son briquet une fois et le lampadaire le plus proche s'alluma, il l'actionna une seconde fois et un autre lampadaire s'illumina. Puis, petit à petit, il l'actionna jusqu'à ce que tous les lampadaires soient rallumés. Lorsque les rayons du soleil passèrent enfin les fenêtres des habitations, les trois sorciers étaient déjà loin.
Pétunia Dursley s'éveilla bien avant tout le monde au 4, Privet Drive. Il était dans son habitude de se lever très tôt pour préparer le petit déjeuner de son petit mari. Elle enfila son peignoir brodé et ses pieds secs et osseux dans des grandes pantoufles en peluche rose. Puis elle se glissa sans un bruit hors de la chambre. En passant dans le couloir, elle jeta un coup d'œil à la chambre de son fils, encore tout bébé, mais déjà beau comme un gamin de publicité pour les couches culottes, avec ses bonnes joues rondes et ses boucles blondes. Puis elle descendit les escaliers quatre à quatre, et dans la fraîcheur typique de ces matinées précoces, prit possession de la cuisine. Elle sortit une poêle, y jeta une généreuse pelleté de beurre, et tandis que le morceau de gras doré fondait sur la plaque chauffante, elle se tourna vers le réfrigérateur pour y prendre six bons œufs frais et de belles tranches de bacon bien roses. Tandis que l'odeur de friture commençait à embaumer agréablement l'espace, elle laissa dériver son regard par la fenêtre. Il était encore trop tôt pour espionner les voisins en train de faire quelque chose d'intéressant, il s'agissait juste de ces moments privilégiés de femme au foyer debout aux heures que la plupart des gens dédaignent lorsqu'ils ont le choix. Elle renifla, soudain étonnée par le chemin que prenaient ses pensées, elle était en train de penser à sa sœur, et à son incroyable destin, celui qui lui avait été refusé à elle, Pétunia.
Lorsqu'elle avait eu onze ans, sa sœur avait reçu une lettre tout à fait spéciale, venue de Poudlard, l'école des sorciers. Cette lettre lui apprenait qu'elle était une sorcière, et qu'il existait des sorciers en Grande-Bretagne, c'était une espèce de monde caché, tout à fait à part. Et sa sœur, ravie, était partie, puis revenue, avec des grenouilles plein les poches. Pétunia était restée chez leurs parents, la plus moche, la plus bête, la moins sorcière. Elle avait écrit à Albus Dumbledore, qui semblait être le chef des sorciers, afin qu'il puisse lui donner le droit d'entrer à l'école des sorciers. Mais jamais Pétunia n'était devenue une sorcière, elle s'était aigrie, ratatinée, avait épousé un homme replet et elle était devenue une Dursley.
La vie est étrange, les choses se jouent souvent à un fil. Si Pétunia avait été une sorcière, sans doute que son destin aurait été très différent. Elles auraient fait la paire, elles se seraient amusées comme des petites folles, à cette école. Elles seraient parties toutes les deux dans cette locomotive rouge, elles auraient appris la sorcellerie ensemble, Pétunia avait toujours rêvé de voir l'avenir et de lire dans les pensées, elle aurait vieilli d'une manière différente, elle se serait peut-être entendue avec le garçon que sa sœur devait lui présenter, avec le garçon que sa sœur devait épouser. Elle n'aurait pas repoussé la main qui lui avait été tendue sur le quai de la voie neuf trois-quarts, elle n'aurait sans doute pas eu à éplucher ses bouquins d'algèbre tandis que sa sœur s'amusait avec ses grimoires magiques. Elle aurait peut-être serré la main de l'homme brun à lunettes qui lui avait été présenté un jour et n'aurait pas boudé pendant tout le mariage.
Un bruit curieux la tira de ses pensées. Il lui sembla que c'était un cri de bébé, mais, ce qui était inquiétant, c'est qu'elle ne reconnaissait pas du tout son fils. Elle cavala jusqu'à l'étage et passa la tête dans l'entrebâillement de la porte, le souffle court, mais le berceau dans la chambre était toujours aussi silencieux, les vagissements ne venaient pas de là. Perplexe, elle tendit l'oreille, et elle perçut vaguement l'origine du bruit, qui se situait plutôt au rez-de-chaussée. Elle redescendit les escaliers délicatement, avec le plus grand soin, il lui venait tout à coup des idées horribles. Sa sœur n'avait-elle pas eu par hasard un bébé, récemment ? Henry, ou quelque chose comme cela ?
Harry Potter s'arrêta de geindre et la regarda lorsqu'elle ouvrit la porte d'entrée. Elle reconnut les yeux dans un choc. Puis son regard se porta sur l'autre bébé qui partageait la couche de son neveu. Le bout de chou lui jeta une œillade fuchsia-dorée tout en faisant la moue de ses lèvres en bouton de rose. Les coups de foudre à l'envers existent, et Pétunia Dursley détesta immédiatement Bethsabée Isobel Meredith. Une lettre était coincée entre les deux poupons, alors la nouvellement promue mère de trois enfants l'attrapa de ses doigts osseux. Il s'agissait d'une lettre d'Albus Dumbledore lui apprenant la mort de sa sœur et de son beau-frère, lui confiant la garde de ses neveux, Harry Potter et Bethsabée Isobel Meredith. À la lecture de ce nom, les yeux de Pétunia roulèrent dans leurs orbites.
Elle aurait pu hurler, s'évanouir, piquer une crise de nerfs, mais le quartier commençait à s'éveiller et elle ne tenait pas à se donner en spectacle, surtout avec deux bébés sorciers sur les bras. Elle en prit donc un à bout portant comme s'il allait exploser d'une minute à l'autre, et se retourna. Son époux, effaré, l'attendait au bas de l'escalier.
