Bonjour, bonjour, les gens ! Cela fait si longtemps ! Voici donc un petit OS que j'ai pris du temps à concocter, mais que j'ai eu vraiment du mal à achever, parce que ma pédale de frein boguait... Oui, bon, il y a de ça, mais c'est surtout parce que, vous allez rire, mais ce petit écrit fait aux alentours de... 35 pages.
Ouais, question OS, peut mieux faire. Du coup, j'ai pesé le pour et le contre, en me demandant s'il serait bon de vous envoyer cette brique au visage ou de la scinder en deux parties. Résultat, j'ai tranché.
...
Oui, c'est ça, vous avez le fin mot de l'histoire.
...
Un message de l'administration : l'auteur s'est fait bannir pour avoir fait ce calembour pourri. Elle vous souhaite néanmoins une bonne lecture. Elle vous recommande aussi de lire ce chapitre sur fond de You'll be in my heart de Phil Collins.
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
"Le Pont Mirabeau" Guillaume Apollinaire, Alcools
Quand je t'ai vue entrer pour la première fois dans mon bureau, tu semblais peu particulière. Et pourtant, j'ai vu cette énergie qui émanait de toi, et cela m'a donné comme un vertige. Tu paraissais si enthousiaste, ce jour-là, te tenant tout près de George, qui semblait avoir quelques difficultés à remettre en place un numéro tel que toi. En effet, ce timbre enjoué avec lequel tu t'exprimais, cet accent campagnard qui faisait tout ton charme, étaient si peu décents surtout lorsque tu t'exprimais face à un haut responsable comme moi. On se demandait presque comment tu avais fait pour obtenir ton tout nouveau poste.
« Bonjour, monsieur Bryant, je suis votre nouvelle domestique ! »
Ta voix, si… claire, pure. A l'époque, je n'étais guère habitué à fréquenter des enfants, à part dans quelques soirées mondaines. Mais les enfants des riches familles s'exprimaient déjà comme des adultes, et ils n'avaient rien à voir avec la fillette enjouée que tu étais, te tenant fièrement face à moi, homme déjà mûri par les épreuves et avec de lourdes responsabilités sur mes épaules. A ce moment-là, je me suis rendu compte à quel point j'avais été coupé du monde extérieur. Car le vrai monde, ce n'était pas simplement les soirées et les bals avec toute la haute société de Tethe'alla, n'est-ce pas ?
Sans attendre, et un peu mal-à-l'aise face à ton engouement désarmant, je t'ai assigné des tâches. Sans dire autre chose. J'avais l'impression qu'il manquait quelque chose. Et pourtant, la bienséance n'exigeait pas qu'on s'adresse poliment à une servante et encore moins à une servante du peuple. Néanmoins, tu t'es aussitôt mise au travail avec enthousiasme, babillant et demandant où trouver tels instruments pour chasser la poussière des étagères… Je me suis surpris à sourire, ce que je faisais rarement, en t'indiquant que pour cela, tu devais te renseigner auprès de George.
Ce premier instant avec toi n'avait pas semblé déterminant, du moins, selon mon impression. Mais, car il y a toujours un mais, je crois que je me trompais lourdement, car au contraire, il a tout changé.
Peu de personnes pouvaient me déchiffrer. Toi, tu pouvais lire en moi comme dans un livre ouvert. Tu n'avais même pas eu à faire d'efforts, et c'était cela que je trouvais effarant. Ton bavardage incessant ne m'agaçait pas, au contraire de George et des autres employés qui marmonnaient entre leurs dents un « faites-la taire ! » sarcastique et suppliant. Mais ta voix et ton accent m'amusaient. Ils constituaient l'un de mes rares divertissements dans la journée, rajoutant à cela ta bonne humeur constante et ton autorité, aussi. Du haut de ton mètre trente-cinq, tu n'hésitais pas à me renvoyer de mon bureau en prétextant que je pouvais très bien laisser mon travail en suspens pendant que tu y faisais le ménage. Je me trouvais alors bien bête, et pour ne pas perdre la face devant mes employés, je faisais comme si de rien n'était. Après tout, personne n'oserait critiquer le président de la société Lézaréno. Quand j'y repense, il est incroyable de penser qu'une simple enfant d'une dizaine d'années, tout juste issue de la campagne d'Ozette, puisse tenir tête à quelqu'un de très haut placé comme moi. Les mauvaises langues diraient qu'elle cherche à s'aménager une place de choix dans la hiérarchie, mais c'est encore aujourd'hui la chose la plus grotesque que j'aurais jamais entendue. Ce n'était que toi, une fillette innocente qui prenait son devoir très à cœur.
Je vais sûrement changer de sujet, mais je t'ai déjà vue en larmes une fois. Cela m'avait semblé irréaliste sur le moment, t'ayant toujours connue joyeuse. Tu étais dans les toilettes du bâtiment, reniflant si bruyamment qu'il était impossible de ne pas prêter attention à la source de ces bruits. Je t'ai trouvée, face au lavabo, n'osant te regarder dans le miroir tant tu devais te trouver laide –j'ai déjà connu ça, des femmes qui hurlaient d'horreur parce qu'elles trouvaient que le chagrin leur donnait un teint horrible et qu'elles n'oseraient jamais sortir aux soirées mondaines dans une telle dégaine. Sauf que toi, avec tes yeux d'un bleu intense qui tranchait avec la rougeur causée par tes pleurs, je t'ai trouvée étrangement hypnotique, fascinante. Je me suis approché, discrètement (nous étions dans les toilettes pour femmes, et il aurait été suspect que l'on m'y trouve en compagnie d'une enfant en pleurs.), et je me suis raclé la gorge. Je me souviens que tu as sursauté, et tes couettes se sont agitées tandis que tu te tournais brusquement vers moi. Cette manière de te coiffer, si enfantine, mais que je trouvais fort charmante… Indéniablement, j'aimais ta coiffure, ton joli visage, ta voix. A l'époque, je n'osais pas encore dire, pas même penser, que j'aimais tout chez toi. En toi.
Il était malsain qu'un homme de bonne famille s'entiche d'une gamine du peuple, et même d'une gamine tout court. Cela était très mal vu de la société, et il devait exister une loi interdisant une telle situation. A l'instant, j'étais inconscient du danger.
« Qu'est-ce qui ne va pas ? » j'ai demandé, d'un ton doux.
Tes yeux m'ont fixé avec crainte. Par la déesse, que je déteste cette expression-là. Tu as balbutié, hésitant entre chagrin et embarras :
« Monsieur Bryant, vous devriez…
-Depuis quand une servante m'indique t-elle ce que je dois faire ? » t'ai-je dit, sur le même ton que précédemment, te rappelant douloureusement ta position vis-à-vis de moi.
Tu t'es tue, et ton visage est devenu plus rouge encore. Tu as bafouillé, t'es confondue en excuses, et alors j'ai su que je détestais cette attitude. Alors, pour couper court à cela, j'ai reposé ma première question :
« Qu'est-ce qui ne va pas ? N'aie crainte de te confier à moi. Le bien-être de mes employés fait partie de mes principales priorités pour que le siège fonctionne correctement. »
Tu m'as regardé, incrédule.
« Mais… ? Alors que je ne suis qu'une domestique ? Monsieur Bryant, ce n'est pas moi qui fais fonctionner la société…
-D'une certaine façon, si, t'ai-je rassurée. Chaque rôle compte et il me tient très à cœur de comprendre les tourments de chacun, jusqu'à l'employé le plus bas gradé, ici. Alors, dis-moi ce qui ne va pas. »
J'ai songé alors qu'il devait être dur pour toi de survivre parmi tant d'adultes, alors que tu avais sûrement tes parents là-bas, à la campagne, et que tu pouvais t'amuser avec tes frères et sœurs si tu en avais. Pour la première fois, je me suis interrogé sur ton passé. Mais je n'osais rien te demander, car je ne voulais pas te forcer. Il fallait attendre que tu te livres entièrement, et sans timidité. Pour le moment, cela semblait trop tôt.
« Je… Je… »
Tu semblais sur le point de te remettre à pleurer.
« Mon père et ma sœur me manquent… » as-tu alors murmuré, si bas que je devais tendre l'oreille.
Lorsque j'ai compris, j'ai laissé un sourire compréhensif se former sur mon visage, et j'ai alors levé la main pour caresser tes cheveux, comme il était convenable pour tout adulte de faire. Mais ce geste avait pour moi une signification étrange, que je ne parvenais pas à bien saisir, autre que celui paternel. Tu étais encore innocente à l'époque, tu as saisi le geste comme il était juste de faire, et tu as levé des yeux timides vers moi. Tu as vu mon sourire, et il m'a semblé que tu t'es détendue. Il était si rare que le président de la société Lézaréno en personne daigne poser sa main sur la tête d'une servante de onze ans comme toi…
« Il n'y a pas que ça, si ? » je me suis encore enquis.
Tu as paru hésiter. Visiblement, te confier à moi n'était pas prévu à ton programme. Tu semblais une enfant si secrète, et tu avais peur de dire les choses de travers, et de te ridiculiser, en fin de compte. J'ai retiré ma main de tes cheveux et je t'ai encouragée silencieusement. Tu as pris ton courage à deux mains et tu t'es jetée à l'eau :
« Ce sont les autres employés, ici… Je suis plus jeune qu'eux, du coup ils sont plus durs avec moi. Je ne peux pas protester contre eux, parce que j'ai peur. Là, encore, ils m'ont demandé de nettoyer les toilettes alors que c'était leur tour de le faire, normalement. Et je n'ai pas eu le droit de négocier. »
Mon expression s'est durcie, tu l'as vue et tu as baissé les yeux. Ma main s'est alors posée sur ton épaule et je t'ai demandé les noms des fautifs. Ta lèvre a tremblé. J'ai parfaitement compris que tu n'avais guère envie de jouer les rapporteuses, mais il le fallait. Car après tout, j'incarnais l'autorité et il était hors de question que je laisse de telles choses se produire, surtout quand cela concernait le bien-être de mes employés.
« Viens » je t'ai dit.
Tu as hésité puis m'as suivi. Tu as dû regretter tes paroles, car tu tremblais en marchant à côté de moi. Tu craignais les représailles, mais il ne fallait pas t'en faire autant. J'étais là pour te couvrir… Te protéger. Dans le sens où je l'entendais, à l'époque.
Je t'ai demandé ce qu'ils devaient faire à l'heure qu'il est. Tu m'as dit que tu devais nettoyer l'argenterie, et je me suis donc dirigé vers l'endroit indiqué : la salle de détente, où les employés les plus haut gradés se réunissaient pour se reposer un moment après avoir traité des dossiers compliqués. Pour le moment, il n'y avait personne, l'heure n'étant pas encore aux bavardages. J'ai vu les domestiques qui passaient un coup de plumeau sur les vitres et les verres, et je me suis alors raclé la gorge. Tous se sont retournés vers moi, sursautant et baissant les yeux sous le coup de la surprise. Il y avait deux femmes et un homme, environ âgés d'une vingtaine d'années. Il était peu étonnant qu'ils traitassent d'une manière condescendante une gamine pas plus haute que trois pommes comme toi. Dire que je faisais à peine leur âge…
« J'ai entendu dire, ai-je énoncé, de mon ton le plus glacial et doucereux possible, que cette jeune domestique ici présente a été victime de harcèlement (le mot était peut-être un peu fort, mais c'était ainsi que je le considérais alors). J'exige de connaître les coupables qui l'ont forcée à échanger leurs rôles avec elle. N'oubliez pas que faute avouée est à moitié pardonnée. »
J'ai vu deux d'entre les domestiques sourciller, mal-à-l'aise. La troisième personne semblait plus surprise que paniquée. C'était une jeune femme aux cheveux châtains retenus en queue de cheval. Son regard alternait entre toi et les deux domestiques qui se jetaient de fréquents coups d'œil.
« Vraiment personne ? Ou bien suis-je dans l'obligation de vous punir, tous les trois ? »
La troisième servante dont le comportement n'était pas suspect semblait sur le point d'ouvrir la bouche comme pour s'innocenter, mais elle s'est ravisée. Sa parole ne comptait guère, elle le savait, et de toute façon, elle n'avait pas l'air assez au courant de certaines choses pour dénoncer ses camarades.
« Nous voulons bien l'avouer… C'est nous, monsieur le président, » a dit alors le jeune homme, presque en chuchotant et bafouillant.
Sa voisine a acquiescé. J'ai froncé les sourcils et l'ai dévisagé au point de lui faire baisser les yeux davantage.
« Oh… Qui se cache derrière ce "nous" ? Et est-ce si difficile d'avouer une faute à voix haute ? »
Je n'aimais guère humilier les gens d'habitude, mais il me fallait être dur pour que cela ne recommence pas. J'avais horreur qu'on martyrise mes employés et encore plus lorsque c'étaient d'autres employés qui étaient sur le fait. De plus, il était lâche de s'en prendre à une petite fille.
« Nous, Sylvain et moi, monsieur le directeur, » a enchaîné sa voisine, l'air plus assuré. Elle avait de courts cheveux noirs coupés au bol et une mine suffisante.
Mon regard s'est tourné vers elle. Elle a tressailli l'espace d'un instant.
« Et que dit la jeune femme derrière ? »
La dernière personne a sursauté.
« Moi… Moi, je… Je n'y suis pour rien…
-Il suffit, l'ai-je alors interrompue, savez-vous qu'un tel acte peut vous suspendre de vos fonctions pour motif de faute professionnelle ? »
Les deux domestiques semblaient totalement confondus. Je savais que la situation de tous n'était pas facile, vu qu'ils travaillaient pour nourrir leurs familles respectives. Le jeune homme me lançait un regard presque suppliant pour que je n'accomplisse pas ce châtiment.
« Pour cette fois, je passerai, ai-je énoncé, après un long moment d'attente. Je me contenterai de diminuer votre salaire de ce mois-ci, mais sachez que tout chantage de ce genre, sur un autre employé, qui parviendrait à mes oreilles vous condamnera au renvoi pur et simple. Me suis-je bien fait comprendre ? »
Tous ont acquiescé. Et avant de renvoyer les deux coupables à la tâche qui leur avait normalement été assignée, j'ai dit :
« J'allais oublier ! Toute tentative de vengeance aussi. Cette jeune fille est parfaitement en droit de rapporter ses ennuis. »
Tu as baissé la tête et rougi. Tu devais te sentir triste et honteuse pour tes camarades, et aussi un peu effrayée à l'idée que, peut-être, je pourrais faire de toi ma favorite parmi les domestiques. Mais cela n'allait pas se dérouler ainsi. Tu pouvais être tranquille, mon enfant.
C'était du moins ma pensée de l'époque.
« Parfait. Retournez à vos tâches. »
Je t'ai laissée dans la pièce en compagnie de la jeune femme qui n'était au courant de rien, et j'ai laissé les deux autres me distancer, les yeux baissés, intimidés. Ils n'étaient pas prêts de recommencer.
Au fond de moi, la joie m'étreignait. J'avais aidé une personne dans le besoin, je l'avais consolée, même. Et le mieux, c'est que je t'avais aidée, toi. Comme si cela avait été mon rêve le plus cher alors que sur le coup, cela avait été très naturel.
Je continuais le travail malgré tout, avec, parfois, toi qui venais distraire mes mornes après-midi à parcourir des lettres administratives assommantes, avec ton doux accent et ta joie de vivre qui tranchaient avec le sérieux des notes. Je t'écoutais avec plaisir en faisant semblant de travailler.
Puis, tu as grandi. Et au fur et à mesure que tu grandissais, ta façon d'être changeait. Tu devenais plus joyeuse, plus resplendissante, plus féminine aussi. L'adolescence est censée être un âge ingrat, du moins, j'en avais entendu parler lors d'une conversation entre des dames de la cour de Meltokio qui parlaient de leurs propres enfants. Elles disaient qu'elles devaient maquiller leurs filles pour cacher leur acné, et autres tares liées à cet âge. Si elles se confiaient en cachette des autres, bien évidemment, pour ne pas dénigrer leur progéniture en public, je les entendais parfaitement et lorsque je te voyais, cette discussion me revenait. Tu n'avais absolument rien à voir avec cela, selon mon impression. Au contraire, au fur et à mesure que tu gagnais en formes et en âge, tu devenais belle et presque… voluptueuse. Tu conservais ta douce innocence qui ne faisait pas de toi une de ces jeunes filles superficielles qui gloussaient comme des oies en ma présence, et aussi ton accent de la campagne que j'appréciais. Non, adorais.
Il n'y avait pas que toi qui changeais. Mon regard sur toi aussi.
J'ignore si tu t'en es rendu compte. Mais un jour, alors que je travaillais, mon regard s'est promené sur toi, et tu t'en es aperçue. Tu as alors levé des yeux étonnés, magnifiques, et tu les as croisés avec les miens. Même si je ne demandais que cela, étrangement, j'ai baissé le regard, et je crois que mes joues m'ont brûlé à ce moment. L'embarras m'étreignait.
« Il y a quelque chose qui ne va pas, maître Bryant ? » m'as-tu demandé.
J'ai répondu un "non" du bout des lèvres, comme un enfant pris en faute. Je t'ai vue du coin de l'œil froncer les sourcils, et tu as cessé tes tâches. J'aurais pu te corriger pour ça, te rappeler à l'ordre, mais je n'en fis rien à cet instant précis. Je sentais quelque chose d'étrange, dans l'air, comme si à cet instant… Tout allait changer.
« Maître Bryant, vous travaillez beaucoup trop, ces temps-ci. Il n'est pas étonnant que vous soyez si distrait. Aussi, je vous prierais d'aller vous reposer et de laisser là votre travail. Ces dossiers, vous pourrez bien les traiter un autre jour…
-Hélas, Alicia, ai-je répliqué, amusé, je crains que les dossiers en question n'attendent pas que je sois de nouveau en forme. »
Tu as levé les bras au ciel, avec ta serpillière, et tu les as rabattus, agacée.
« Fichu travail qui vous ronge la vie ! Mais cela vous tuera ! » t'es-tu écriée (j'en ai presque sursauté, à dire vrai. Une domestique, se comporter ainsi, cela était… inhabituel). Et alors tu as lâché ta serpillière et tu es venue vers moi, à ma grande surprise. Avant d'avoir pu protester quoi que ce soit, tu as tenté de me forcer à me lever, autoritaire, et je me souviens qu'à ce moment-là, je n'ai pas su où me mettre.
« Allez donc dans la pièce d'à côté pendant que je nettoie le bureau. Il vous faut toute votre énergie pour attaquer chaque lendemain !
-Mais…
-Je vous en prie, maître Bryant… »
Ta mine renfrognée s'est alors assombrie.
« Vous risquez de vous user encore plus, et ne jamais vous en remettre… J'ai bien vu que vous ne dormiez presque plus, en ce moment. Reposez-vous. »
Je t'ai un moment regardée dans les yeux, avant que la porte ne s'ouvre et que, paniquée, tu reviennes aussi vite à ta place, rouge de confusion. En effet, la seconde d'avant, notre proximité aurait pu paraître suspecte.
« Maître Bryant ? »
George, mon adjoint, était entré.
« Votre travail avance t-il ?
-Oui, oui, George, » lui ai-je répondu, hâtivement, en te jetant un coup d'œil en coin.
Il t'a alors remarquée et a froncé les sourcils.
« Je pense que cette jeune domestique peut bien avoir le repos qu'elle mérite, qu'en dites-vous ?
-Je le pense aussi, » ai-je répondu, à regret.
Te laisser partir ne m'enchantait pas, mais je devais le faire. Tes dernières paroles me tourmentaient.
Alors que je te congédiais, tu m'as jeté un dernier coup d'œil dans lequel il n'y avait ni pitié ni colère… Seulement une profonde résignation. Et cela m'a fait mal, tu ne peux pas savoir à quel point. Cela a été comme un coup de poing en pleine poitrine. Pour moi qui avais déjà expérimenté les arts martiaux lorsque j'étais jeune à mes heures perdues, je pouvais savoir de quoi il s'agissait.
« Bien… » a dit George, alors que tu étais partie.
Je me préparais à replonger dans mes pensées alors qu'il déblatérait lorsqu'un nom bien particulier a résonné à mes oreilles et requis mon attention tout entière.
« … Vharley, monsieur, il est encore venu…
-Encore lui ?! » ai-je réagi, peut-être un peu violemment.
George a sursauté, avant de se racler la gorge, l'air désapprobateur.
« Lui-même, monsieur. Toujours pour la même requête.
-Ce type est d'un naturel borné. Je me demande de quelle façon sa mère l'a éduqué étant petit… A supposer qu'il ait une mère.
-Monsieur ! s'est insurgé George.
-Veuillez m'excuser. »
Mais, cela était vrai, cet homme m'inspirait une colère profonde. Que dis-je, cet homme… Cet escroc, ce bandit. Il avait un casier judiciaire que la société Lézaréno possédait dans ses archives pour les transmettre le moment venu au tribunal royal de Meltokio. Ses méfaits étaient nombreux : trafic d'exsphères, recel même, accusation d'expériences sur des personnes… Il me dégoûtait ô combien définitivement.
George ne fit que me répéter la même chose que les jours passés. Vharley venait ici presque toutes les semaines, et toujours pour la même raison. Ses insistances me donnaient de moins en moins envie d'accéder à ses désirs, et de toute manière, je n'en avais jamais eu l'intention. Mais il continuait ses harcèlements. Cet homme n'avait aucun scrupule. Je comprenais que George eût préféré me parler loin des oreilles indiscrètes ou encore innocentes. Tu étais trop jeune pour entendre de telles affaires.
Et tu n'étais qu'une domestique…
« J'espère que vous l'avez congédié comme il le mérite » ai-je dit, d'un ton froid, comme toujours lorsqu'on abordait cet individu dans la conversation.
George me répondit d'un « bien entendu », et je l'invitais à reprendre son travail tandis que je me replongeais dans mes dossiers. Ce détail inconvenant enfoui aussi vite dans une zone de mon cerveau, ton image me revint, et je soupirai. Si je ne faisais que penser à toi en continuité, j'avais des raisons de m'inquiéter de ces addictions soudaines…
Plus tard, dans le calme de ma chambre, et tard dans la nuit, j'étais allongé sur mon lit, tout habillé, et je ne pensais à personne d'autre qu'à toi. Toi qui me tourmentais, sans que je sache ce que j'avais mérité. Et je devais supporter cette chape lourde chaque soir tandis que je me renfermais dans ma solitude. Si tu savais, Alicia, comme tu étais en partie la cause de mon manque de sommeil, ces temps-ci…
Le lendemain, tu semblais joyeuse, et cela m'a intrigué. Quelle était la raison de cette bonne humeur ? Je ne l'ai pas comprise sur l'instant. C'est lorsque je t'ai fait remarquer le sourire que tu avais aux lèvres que tu m'as répondu, sur le vif :
« C'est que… C'est mon anniversaire, aujourd'hui ! J'ai quatorze ans ! »
Tu as soudain eu l'air embarrassé tandis que j'encaissais les mots. Tu as plaqué une main sur ta bouche, et tu t'es confondue en excuses :
« Oh, je suis désolée, maître Bryant… Cela ne doit pas vous intéresser… »
Je me suis repris et t'ai répondu avec empressement :
« Cela ne fait rien, Alicia. Je comprends parfaitement ton engouement... »
Nos regards se sont croisés, et je crois que nous nous sommes tous les deux mis à rougir. Tu as éclaté de rire, oubliant ta crainte, et cela m'a fait un bien fou de te voir ainsi.
Je ne sais pas trop ce qui m'a pris à ce moment-là, mais tout compte fait, j'ai fini par poser la question qui me brûlait les lèvres à l'instant précis où j'ai appris que tu fêtais ton anniversaire :
« Dis-moi, Alicia… Veux-tu venir avec moi aux jardins suspendus, ce soir ? »
Tu m'avais regardé avec des yeux ronds de surprise, et je me suis senti stupide. Tu n'accepterais pas, et si on nous surprenait, une domestique et le chef de la société en personne… Cela serait mal perçu…
« Maître Bryant, vous êtes sûr… ?
-Absolument, ai-je néanmoins répondu. Il serait bien que nous soyons deux à observer le panorama magnifique, ne crois-tu pas ? »
Ton visage s'est éclairé d'un sourire. Tu aimais les jardins suspendus, et je le savais. Tu y allais sans cesse, le travail fait, et parfois, j'entendais les jardiniers qui en revenaient parler de toi. Ils te trouvaient aimable… Les murs ont des oreilles.
Nous nous sommes séparés, notre promesse faite. Et crois-moi, je tiens toujours les miennes, quoiqu'il arrive. Ce soir-là, nous irions voir le ciel étoilé, et…
Je me suis perdu dans mes rêveries le restant de la journée, pour m'apercevoir le soir que je n'avais rédigé que quelques lignes au rapport que je devais rendre d'ici la semaine suivante. Mais à l'instant, cela me paraissait secondaire, voire même inintéressant. Alors que ce rapport était assez important, je dois dire. Je ne saurais plus trop dire duquel il s'agissait, par ailleurs. Mon seul souvenir se reporte à cette visite aux jardins, faite plus tard dans la soirée.
Les jardins suspendus, tu les connais, Alicia. Les deux ascenseurs qui y mènent, tous deux à l'exact opposé l'un de l'autre, donnent sur de petites allées menant au panorama, d'où nous pouvons admirer le paysage proche et lointain de la campagne d'Altamira, et la petitesse des gens. Comme à ton habitude, tu t'es empressée de courir jusque là-bas, sans un regard aux plants magnifiques qui rehaussaient la beauté du décor qui nous entourait. Cela ne faisait aucun doute : les jardins suspendus représentaient le plus bel endroit qui existât dans tout le bâtiment de la société Lézaréno. Et à l'instant, j'étais fier d'être le président de cette société si prestigieuse.
Fierté qui disparut bien vite lorsque je te vis de dos. Tu étais… Je ne saurais employer de mots. Splendide est encore un doux euphémisme. Une fée, une déesse ? Non, vraiment, aucun terme ne te convenait. Comme l'enfant que tu étais encore, tu t'accrochais au balcon, regardant, une lueur toujours plus impressionnée dans les yeux, le soleil qui se couchait.
Quand j'y pense, on ne pouvait imaginer décor plus romantique qu'à cet instant.
« Aller ici… as-tu dit, à cet instant, alors que j'arrivais à ta hauteur. Aller ici… Cela me rappelle Ozette, mon village. »
Tu t'es tue, peu disposée à en dire plus. Je t'ai alors enjoint de continuer :
« Décris-moi Ozette, Alicia. »
Tu ne t'es pas fait prier, et tu as libéré ton flot de paroles :
« C'est un beau village. Très beau, même. Il se situe tout près de la forêt de Gaoracchia, je crois même qu'il a été fondé sur un ancien pan de la forêt… C'est difficile d'en raconter vraiment chaque détail, vu que j'y ai toujours vécu, mais je me souviens qu'avec ma sœur, Préséa, quand nous étions petites, nous nous amusions à jouer à cache-cache avec les autres enfants… Et des cachettes, il y en avait, je peux vous le dire ! Ce sont de précieux souvenirs… »
Avant que j'eusse le temps de demander plus de précisions, tu as enchaîné, sur ta famille :
« Maman est morte de maladie. Préséa avait huit ans, j'en avais sept. Nous avons mis des semaines à nous en remettre, mais Papa était encore là pour nous, heureusement. Il a continué son travail de bûcheron, et grâce à lui, nous parvenions encore à vivre. Mais un jour, il est lui aussi tombé malade, et… »
Ta voix a paru se briser, puis tu as repris, malgré toi :
« Alors Préséa a décidé de prendre les choses en main. Elle a succédé à Papa pour le travail, et moi, je veillais sur lui jour et nuit… Mais je me sentais tellement inutile, et la santé de Papa déclinait à tel point que j'enrageais, surtout que l'argent que rapportait Préséa était maigre, trop maigre pour subvenir à nos besoins. Et elle était trop fragile pour supporter le poids d'une hache, malgré son courage exemplaire. Puis un jour, elle est venue… En me disant qu'elle avait trouvé une solution… Je ne me souviens plus trop de ce qu'elle m'a dit, parce qu'à ce moment-là, j'avais pris une décision… »
Je t'ai regardée longuement. Et alors, j'ignorais pourquoi, mais j'ai été profondément impressionné, et admiratif de la maturité dont tu faisais preuve. Tu ne perdais pas la face, et tu savais déjà ce que tu voulais, très jeune.
« Un émissaire est venu, de la société, un jour. Je l'avais croisé, et apparemment, mon profil l'avait intéressé, lorsqu'il m'avait vue. Il recherchait des domestiques pour la maison Bryant. »
Je m'en souviens. Nous étions en manque d'effectifs, à ce moment-là, et il était urgent de requérir de nouveaux employés.
« Lorsqu'il m'a fait la proposition de partir à la société Lézaréno, j'ai senti mon cœur faire un bond, et en sachant que je serais bien payée, j'ai imaginé tout ce que nous pourrions faire avec cet argent, dans ma famille… L'émissaire m'a accordé un délai pour prendre ma décision, jusqu'au lendemain, où il partirait. Alors je suis partie, et Préséa est venue, et je lui ai dit mon ambition. »
Tu as gardé le silence un moment, avant de reprendre :
« Vous comprenez bien qu'elle ne l'a pas bien accueillie. Elle m'a regardée bizarrement, puis elle a tenté de me dissuader, en me disant que maintenant, tout était arrangé, que nous pourrions vivre heureux, tous les trois, ici, et que nous trouverions de quoi guérir Papa. Mais je voulais aussi participer, et je n'ai pas fléchi de toute la conversation. »
Tes yeux se sont embués, et j'ai sursauté à ce moment du récit, en voyant ces larmes qui coulaient.
« Il y a des moments où je regrette, parfois, de l'avoir quittée si brutalement… J'ai à peine eu le temps de lui dire au revoir… Et je n'ai aucune nouvelle d'elle ni de Papa, depuis. »
Je peux comprendre ce que cela fait, d'être si loin des membres de sa famille, et j'ai eu le cœur brisé pour toi. C'était comme si, à cet instant, j'étais à ta place, et ressentais chacune de tes émotions…
Je me suis doucement approché de toi et ai posé une main sur ton épaule. Tu t'es retournée, as un peu souri. Nous avons alors regardé tous les deux les lumières de la ville qui s'allumaient. Encore une invention de Lézaréno, qui datait d'il y avait vingt ans à ce moment-là. Les allumeurs de réverbères allaient de l'une à l'autre de ces minces tours, comme dans un ballet comme il y en a, des fois, au théâtre de la ville, le soir. Tu as murmuré un « c'est magnifique » du bout des lèvres.
« Il est temps de partir nous coucher. »
Je l'avais dit, et à ce moment-là, alors que nous nous préparions à partir, tu t'es tournée vers moi et m'as dit, à brûle-pourpoint :
« Vous aussi, monsieur Bryant, racontez-moi votre histoire, un jour… Je sais que je ne suis qu'une domestique, mais… J'ai tant envie de vous connaître, vous savez… »
J'ai hoché la tête en souriant, nullement fâché par cette remarque, et nous avons marché jusqu'à l'ascenseur. Juste avant que la porte ne s'ouvre pour laisser apparaître le groom, je me suis penché vers toi, et, même si dans le noir je ne voyais pas si tu rougissais ou non, je le devinais sans peine au raidissement qui te saisissait tandis que je murmurais à ton oreille :
« En privé, tu peux m'appeler Regal… »
Le lendemain, je me sentais le plus heureux des hommes, juste au moment de croiser George, qui avait l'air soucieux, revenant de mon bureau.
« Maître Bryant ! Je vous cherchais ! » s'est-il exclamé. Et il s'est approché de moi à pas vifs.
« Maître Bryant, a-t-il enchaîné, précipitamment, j'ai entendu des rumeurs hier soir… Apparemment vous êtes sorti aux jardins avec une jeune domestique… Est-ce vrai ?
-C'est vrai, George, ai-je répondu, très calmement.
-Mais enfin ! s'est-il énervé. Cela n'est pas convenable pour un homme de votre rang, et vous le savez ! Vous devez arrêter de fréquenter les gens de basse classe, et vous arranger un mariage avec quelque jeune fille de noble lignée…
-Nous avons déjà parlé de cela, George, et je ne vous permets pas de vous mêler de mes problèmes sentimentaux, ai-je soupiré.
-Cette jeune fille que vous avez rencontrée à une réception, il y a peu, et avec qui vous sembliez si bien vous entendre… Dame Elodie Melbourn, non ? Elle semble être un très bon parti…
-George…
-Je vous prie simplement, monsieur, d'écouter mes humbles conseils. Cela ne vous ressemble pas de vous enticher d'une servante. »
La surprise a dû s'afficher sur mon visage, car George a paru confus.
« M'enticher, moi… ? ai-je murmuré.
-Pardonnez-moi, monsieur.
-Cessez alors de lancer de telles paroles en l'air, » ai-je grogné.
J'allais avancer mais George m'a de nouveau retenu :
« Maître Bryant ! Sachez que vous avez du travail en retard, vous avez tout intérêt à le rattraper !
-Je vais m'empresser de le faire, à condition que vous arrêtiez de sans cesse m'intercepter. »
Me voyant irrité, George s'est montré embarrassé, et enfin, il m'a laissé tranquille.
Mais quelques-uns de ses mots avaient mis mon esprit en ébullition.
Entiché, entiché, entiché…
Cela voulait-il dire… Que je ressentais quelque chose pour toi ?
Je suis bête de ne pas m'en être rendu compte, avant cette découverte.
En effet, tout portait à le laisser penser : nos rougissements, mon embarras, et puis, cette intimité, aux jardins… Je suis un naïf, ou un simple d'esprit, peut-être. N'importe quel regard extérieur pouvait voir ce qu'il se passait entre nous deux.
Ce qui est étrange, c'est que les protagonistes eux-mêmes mettent toujours du temps à se rendre compte de ce qui leur arrive. Ou peut-être sommes-nous un cas à part, unique dans ce monde.
Je ne t'ai pas revue depuis cette période. J'avais l'impression que tu cherchais à m'éviter, ou que George s'arrangeait pour qu'on ne se croise pas. Lui et ses soupçons devenaient agaçants. Les servantes murmuraient sur mon passage, et je tentais de ne rien laisser paraître. Parfois, je les rappelais à l'ordre, mais j'étais d'un naturel aimable et leurs conversations reprenaient vite après mon passage. Je les entendais encore lorsque j'arrivais au bout du couloir.
J'entendais toujours toutefois les jardiniers discuter de toi à leur retour des jardins, chaque soir tandis qu'ils passaient devant mon bureau. Ainsi, tu t'y rendais sans cesse, et je n'avais pas moyen de te revoir, étant trop occupé avec mes dossiers. Je travaillais toujours à un rythme soutenu, même si je ne dormais pas mieux qu'avant. Je t'entendais qui me reprochais cela, et je souriais parfois. George venait occasionnellement prendre les dossiers que j'avais fini de travailler, ou encore vérifier mon travail. Si la situation l'accommodait, il n'en faisait pas montre, et je préférais encore que ce fût comme ça.
Puis, un jour arriva où je n'avais plus de travail sur mon bureau. Les prochains rapports n'allaient pas tarder à arriver, aussi profitai-je d'une courte pause, où je pouvais vérifier le travail des domestiques, saluer les employés postés à différents endroits de la société, comme les Archives ou le rez-de-chaussée. Je ne te trouvai nulle part, et j'en déduisis que tu avais ta pause, sans même poser la question à tes collègues. J'entrepris donc de monter jusqu'aux jardins suspendus. Il y avait des jours que je n'avais pas respiré un air frais, de plus. L'atmosphère paisible de ces lieux me soulagerait.
Tu étais au bout de l'allée, tu regardais le ciel. Tu ne me vis pas approcher, et tu sursautas légèrement lorsque je me raclai la gorge et demandai :
« Encore dans les jardins suspendus ?
-Monsieur Bryant… » balbutias-tu, tes joues prenant une étrange teinte colorée.
Je levai les mains, ce qui fit que tu ne rajoutas rien de plus et me regardas d'un air étonné.
« N'oublie pas ce que je t'ai dit, l'autre jour, » te dis-je.
Tes sourcils se sont légèrement froncés, puis soudain, tu as pris à ton tour une profonde inspiration et as dit :
« Justement, monsieur Bryant, par rapport à l'autre jour… »
Mon expression a dû te mettre mal à l'aise, car tu n'avais pas l'air de savoir sur quel pied danser.
« A propos de l'autre jour… Je… Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. »
Tu avais dit cela d'une traite après une légère hésitation. Je ne comprenais pas.
« Pourquoi donc ?
-Mais parce que je ne suis qu'une domestique ! » t'es-tu écriée.
Cette simple phrase m'a fait un choc, mais j'ai fait mine de ne pas paraître ébranlé.
« Et alors ? ai-je demandé, très calmement. A ce moment, tu ne savais plus du tout où te mettre, et j'ignorais pourquoi, mais cela m'amusait en quelque sorte.
-Il est d'usage, dans la société… Que les personnes haut placées ne fréquentent pas leurs inférieurs, et vice-versa. Il ne serait bon pour aucun de nous deux que nous commencions à nous exprimer familièrement l'un avec l'autre, et encore moins que nous continuions à nous voir. Vous l'avez bien vu, j'ai choisi de mon plein gré de m'éloigner, pour ne pas vous nuire… »
Ton discours frôlait le par cœur. Tu disais tout cela sur un ton suppliant, mais au fond, tu n'y croyais pas toi-même. J'ai grincé des dents.
« Est-ce George qui t'a dit tout cela ? »
Tu es devenue écarlate, et tu t'es dissimulée le visage pour ne pas que je te voie.
« Monsieur Bryant, c'est… c'est moi qui…
-Pas de mensonge entre nous, Alicia. Sois honnête, est-ce lui qui t'as convaincue de cela ? »
Tu as tourné les yeux vers moi. Tu semblais au bord des larmes. Je détestais te voir comme ça.
« Même s'il me l'avait dit, il aurait eu raison, monsieur… »
Je m'écriai alors :
« J'attends une réponse sincère de ta part ! Te l'a-t-il dit ? »
Tu as reculé, et je me suis rendu compte de ma propre brutalité. Je me suis empressé de me radoucir, quelque peu confus.
« Alicia, il ne s'agit pas d'une question de classes sociales, ni d'autre chose. Mon adjoint peut dire ce qu'il veut, ainsi que les autres nobles de mon espèce, mais je vis ma vie comme je l'entends. Evidemment, être président d'une société très importante exige des contraintes très difficiles à supporter, et je donnerais tout pour pouvoir les abolir. Parce que, tu sais, Alicia… »
J'ai inspiré longuement.
« … La fortune de chaque personne que je fréquente n'en fait pas forcément une amie chère. »
Tu as ouvert la bouche, éberluée, et tu l'as refermée. Tu étais complètement perdue, tu ne comprenais pas un traître mot de ce que je te disais. Et pourtant, tout au fond de toi, tu avais compris.
« Monsieur Bryant…
-Regal.
-Non… Je ne peux pas. »
Tu as fait un pas de côté, puis tu t'es échappée. Je suis resté là sans comprendre un moment, puis j'ai incliné la tête sur le côté. Je ne pouvais m'empêcher, de manière inexplicable, de sourire imperceptiblement. Au fond, je savais que ce que je t'avais dit ne sonnait pas comme une sornette. J'étais sincère en toutes choses, et là plus que jamais. Parce que c'était toi. Et le concept d'ami cher pouvait aller bien au-delà si la bienséance ne m'avait contraint à adopter le sujet plus en douceur. Car c'était ce que tu étais pour moi, en ce moment, même si le sentiment inexplicable qui m'assaillait me disait que c'était davantage que cela.
Et pourtant, la chose était immorale, inconcevable…
Et je n'y étais pas récalcitrant, au contraire. Il y avait un arrière-goût excitant d'inconnu qui me faisait presque peur mais m'attirait irrésistiblement. Il restait à voir si tu serais autant emballée que moi.
Je n'étais qu'un jeune homme, alors, à qui rien ne faisait peur. Et pourtant j'allais affronter des épisodes malheureux qu'aucun homme après moi ne devrait connaître. Cela allait détruire ma carrière, ma jeunesse et ma vie. Jamais je ne l'oublierai.
Mais avant d'aborder cette phase, il faut encore plus avancer dans l'histoire. Les jours suivants, je pense que tu les as passés à m'éviter, et apparemment, cela convenait à George, qui devait avoir l'impression que ma « lubie » s'était dissipée. Il se trompait. Je ne t'oubliais pas, et te voir me fuir me faisait mal, mais j'avais confiance. Tu es une fille intelligente, Alicia, aussi bien de ton vivant qu'après ta mort. Tu étais mature et tu devais considérer l'idée. Même si cela te paraissait impossible et même risqué…
Et moi, je t'ai laissée tranquille, parce qu'il ne fallait pas que je m'impose d'une manière brusque. Ce n'était pas l'attitude d'un gentilhomme.
Je sais, parler ainsi donnerait l'impression que j'avais vraiment envie que tu acceptes, et que je ne prenais pas en compte tes sentiments. Non. Tu étais si captivante, Alicia, il est tout à fait normal que je m'intéresse d'aussi près à toi, même si cela t'effrayait. Et j'étais prêt à prendre tout le temps qui m'était nécessaire pour cela. J'étais patient et j'allais te laisser tout le loisir de creuser ta réflexion, même si cela devait durer très longtemps.
Au bout d'un temps, constatant que rien d'inquiétant ne se passait plus entre toi et moi, George m'a confié t'avoir de nouveau envoyée dans mon bureau pour nettoyer les étagères lorsque je n'étais pas là, pour un rendez-vous ou autre chose. J'ai acquiescé sans rien dire à cette remarque, et je n'ai pas insisté davantage. Je ne voulais pas te forcer à affronter ma présence si je demandais à ce qu'on t'envoie lorsque j'étais là aussi, et George n'aurait sans doute pas vu la chose d'un bon œil. C'était un homme prudent, et soucieux de ma condition, et de mes fréquentations. Mais pour le moment, aucune femme de la haute société ne m'intéressait. Je ne voyais que toi.
Oui, Alicia, c'est à ce moment-là que j'ai vraiment eu des sentiments à ton égard. J'ignore si c'était le début de l'amour ou si, au fond de moi, je savais depuis longtemps quelle sorte d'attirance j'éprouvais pour toi. Après tout, dès la première fois que je t'ai vue, j'ai perçu une grande partie de ta personnalité qui m'a séduit, et on dit souvent que la première impression est la bonne. Elle était bonne, Alicia. Je le sentais, je le savais.
Voilà pourquoi j'attendais que notre heure vienne. J'avais confiance.
Préséa : Cette première partie est donc finie...
Zélos : J'avoue que ça fait peur. Regal tel que l'auteur le décrit a l'air d'un pédophile lubrique.
Regal : ...
Génis : Pour une fois, je dirais qu'il n'a pas tort.
Regal : J'ai toujours été quelqu'un d'honnête. Dois-je rappeler aussi que j'avais aux alentours de 17 ans à l'époque.
Zélos : Cela n'empêche ! Le ton de l'histoire donne l'impression que tu vas sauter sur elle à tout moment, vu comme tu la regardes. Normalement, ce n'est pas concevable de courtiser des fillettes.
Génis : Dixit celui qui en drague dans la rue...
Zélos : C'est dans mon intérêt. Elles ont toujours quelque chose à nous refiler.
Génis : Puis, qu'est-ce qu'on devrait dire de Kratos, aussi ? Avec la mère de Lloyd ?
Silence
Lloyd : On parle de moi ?
Kratos : Je me passerai de ce type de commentaires.
Raine : En parlant de commentaires, j'aimerais que vous en laissiez. Ce sera noté et compté dans votre bulletin scolaire.
