Chapitre 1
« Il n'y a d'autre livre infaillible
que la nature, où toute la philosophie
est écrite en langage mathématique. »
–—- Galilée -—–
Je sursautai dans le noir, aveugle, haletant, trempé de sueur et totalement désorienté. Je n'arrivais pas à bouger, j'avais la tête en bas, je crois ; il faisait chaud, l'air était étouffant, j'étais enchevêtré dans un épais micmac de draps et couvertures, la gorge me brûlait, cheveux collants sur mon front humide.
Mon Dieu !
Je remuai comme une larve dans mon cocon, complètement paniqué : il fallait que je…que j'appelle Aelita, tout de suite ! Le cœur net, oui…Aïe ! putain, je venais bel et bien de me casser la gueule. Toujours pas dépêtré de ma prison, je tremblais de tous mes membres, brûlant, plié sur le sol dur. Dur ! Ha ! Jamais le sol n'avait été aussi irréel pensai-je…
Quand j'eus dégagé mes bras et que je les tordis en direction de la table de nuit pour prendre mes lunettes, je compris à quel point mes mouvements échappaient à mon contrôle. Désordonné, vibrant, renversant tout à terre…enfin, mon poing se resserra grossièrement sur le petit objet, plaquant une paume moite sur les verres glacés. Je dépliai les branches nerveusement, à la hâte et avec difficulté, puis fourrai à la hâte le machin sur mon nez glissant.
Allez, ras-le-bol de ces conneries ! S'extirper des couettes, se redresser…Je chancelai à plusieurs reprises, totalement tétanisé. Enfin, je parvins à allumer la lumière pour éclairer le petit studio désordonné dans lequel je pieutais. Rien d'intéressant à regarder, juste une piaule d'étudiant. Après avoir essuyé mes lunettes, je retrouvai mon portable sur le bureau. 4 heures 30. Merde. Tant pis.
— Allô, Aelita ? dis-je, un instant plus tard.
Un grondement ensommeillé me répondit en me demandant l'heure. Qu'est-ce qu'on en avait à faire ? Fébrile, je coupai :
— Il faut que je te voie. Maintenant.
— Jérémie, je présente ma thèse tout à l'heure ! protesta-t-elle de dessous son oreiller. Laisse-moi dormir !
— Aelita, j'ai compris ! j'ai tout compris, absolument tout ! Tout ! tout est…tout est lié au Supercalculateur, Aelita ! Ton père, il a tout inventé ! Je…mais comment j'ai pas pu le voir, c'est si clair ! Tu comprends, hein ?
Une brève seconde, j'eus conscience que je parlais comme un fou. J'étais tellement excité que j'arrivais pas à aligner deux mots sans bafouiller. Mais après tout, c'était pas important. Si seulement je parvenais à lui faire concevoir la valeur de ce qui venait de me frapper l'esprit…
— Présentation de thèse, Jérémie, souffla froidement ma petite amie à l'autre bout du fil, détachant chaque syllabe avec une dureté glaciale. Une thè-è-se, répéta-t-elle très lentement, comme on parlerait à un gamin qui s'obstine à faire une bêtise.
— L'e…l'explication de l'Univers, balbutiai-je sur le même ton. De l'U-ni-vers.
J'entendis un soupir, suivi du silence sec d'une fin de communication. Je bouillonnais intérieurement. J'avais l'ultime vérité de l'univers sur le bout de la langue et ma copine venait de me mettre un vent à cause de son foutu devoir de fin d'études !
Bon, je n'avais pas le choix. Sans même prendre la peine d'enlever mon pyjama, présentement composé à 50 % de textile et à 50 % de sueur en décomposition, je ramassai tout ce qui pouvait couvrir, doudounes, écharpes, moufles ou bottes, et m'en affublai en quatrième vitesse. Portable, clés, cartes, fric et PC, j'avais tout, je partis.
C'était peut-être stupide, dans la mesure où il n'y avait pas de RER à cette heure-ci, mais qu'à cela ne tienne, j'avais besoin d'air frais, il fallait que je marche. Et il n'y a pas de meilleur endroit que la rue nocturne pour élucider des intuitions géniales. Tout en cheminant, plongé dans mes pensées, je me mis à marmonner à toute vitesse des phrases incomplètes, juste pour donner un semblant de support extérieur à ce qui se cognait dans ma tête et tenter d'y mettre un peu d'ordre.
Bon, en somme, ce qu'il fallait, c'était expliquer le Retour vers le Passé. Ça prouverait sûrement mon hypothèse, ça ne pouvait que la confirmer, car sans elle rien ne tenait…enfin, si je considérais les précédentes explications que j'avais pu apporter au fonctionnement de ce phénomène, elles étaient toutes brouillonnes, totalement incohérentes et stupides !
La théorie des cordes ? bien joli tout ça, mais elle n'expliquait rien.
La génération d'un nouvel univers conditionné se superposant à l'ancien par utilisation des scanners ? Rien de tel dans le code source, d'autant que le Retour vers le Passé pouvait fonctionner sans les scanners.
La courbure de l'espace-temps avec transmission d'informations au nouveau Supercalculateur via des particules intriquées ? Impossible de réaliser une restauration seulement partielle de l'espace-temps en raison de l'expansion universelle.
Non, non, non et encore non ! Chaque hypothèse qui avait jamais traversé mon esprit trouvait aussitôt un contre-argument décisif. Un raisonnement tranchant, une théorie consensuelle, un contre-exemple suffisait à tout renverser. Dans toutes la foule des explications que j'envisageai ou que j'avais jamais envisagées, il n'y en avait qu'une qui, seule, résistait à un examen superficiel.
Et cette idée était complètement folle…
Pris de vertiges, je trébuchai sur le quai d'arrivée et m'étalai de tout mon long. Ma respiration était à nouveau précipitée ; avait-elle seulement ralenti une seconde ? Mon cœur battait la chamade et j'avais vidé mon estomac deux fois en attendant le train. L'aube blanchissait l'horizon et les premières silhouettes de voyageurs apparaissaient, floues, au coin de mon œil. Je ne pouvais pas supporter la pensée que quelqu'un me voyait, qu'on me regardait, qu'on me jugeait alors même que je transportais en moi cette…cette chose si immense, si démesurée, si incroyable. Ce secret horrible.
Laissez-moi, laissez-moi…ne posez pas les yeux sur moi, disparaissez, ne m'observez pas ! Je veux juste…juste aller à l'usine. Il faut que je vérifie, il faut que…
Je pensais ça de toutes mes forces, et pourtant, j'étais pétrifié sur le sol. Comme si je n'avais pas envie de confirmer cela. Pas envie d'avoir découvert la vérité. Pas envie que ce soit vrai. Parce que si ça l'était, alors le monde entier…Aelita, moi, les autres, tout, rien n'avait plus de sens, plus aucune espèce de réalité…
Est-ce que je tremblais de froid sous la bise fraîche de l'aurore ? Ou est-ce que j'avais…peur ?
Calme-toi, Jérémie, me répétai-je. Ce n'est que de la physique. De la science, c'est tout. Ça ne change rien aux gens. À qui ils sont vraiment. Aux émotions, aux sentiments, aux amitiés. Tout est pareil, le reste n'est que…Calme-toi, bon sang…
Des voyageurs avaient fini par s'amasser autour de moi. J'ouvris un œil vitreux sur leurs ombres qui m'entouraient comme des arbres entourent une clairière. Leurs visages semblaient inquiets et hésitants, partagés entre commisération et désapprobation indécise. Ils échangeaient des petits propos mesquins, parlant d'ambulance, de médecin et d'alcool. Un profond désespoir me glaça les os. Un désir narcissique de jouer au bon samaritain, un mépris petit-bourgeois, une profonde indifférence : était-ce là toute la valeur de ces sentiments humains ? Peut-être était-ce pour ça que j'avais peur de retourner à l'usine. Découvrir qu'il n'y avait en fait rien d'autre à espérer.
Soudain, des bras me soulevèrent. Un corps se serra derrière moi et me soutint pendant que mes deux jambes reprenaient d'elles-mêmes leur position habituelle, flageolantes. Lorsque je fus à peu près sur pieds, mon bienfaiteur me lança d'une voix raide, tout sauf aimable :
— Vous allez bien ?
Je tournai mon regard vers lui. Ou plutôt, elle. Une parfaite inconnue en tailleur, de petite stature, avec des lunettes carrées et un chignon serré. La dernière personne dont j'aurais attendu qu'elle vienne en aide à un inconnu si je l'avais croisée dans la rue.
— Ça va aller, bégayai-je.
J'étais complètement désorienté, appuyé contre un mur et tenant à peine debout, mon regard errait en tous sens, angoissé, je crois que ma figure était mouillée de larmes ou de salive, mais je n'y songeais même pas. Toues mes pensées étaient centrées sur le Supercalculateur. Je me rendis compte après un moment que la femme qui m'avait redressé avait disparu sans un mot pour monter dans un train. Ça n'avait pas plus d'importance pour moi que pour elle.
L'indicent avait dû durer une dizaine de minutes et la foule des curieux et des indécis s'était dissipée. Je repris mon chemin, pressé de rattraper le temps perdu.
En arrivant sur le pont, je sentis une étrange atmosphère de nostalgie planer dans l'air. Le ciel était couvert et un peu brumeux, à l'exception d'un rayon estival qui perçait le monde gris, comme le doigt de Dieu, pour m'indiquer l'entrée de l'usine. Lorsque je passai devant la bouche d'égout rouillée, je ne pus me retenir de remarquer à quel point elle était minuscule. Est-ce que je serais encore capable de me faufiler à travers cette ouverture dans le sol ?
La nef de l'usine semblait également avoir terriblement rétréci. En face de moi, quelques cordes usées et poussiéreuses pendaient du plafond. Je me demandai un instant si elles n'avaient pas vieilli plus vite que moi en repensant à l'époque où il semblait raisonnable de descendre en sautant dans le vide, les mains serrées autour de ces espèces de ficelles râpeuses, plutôt que d'utiliser les escaliers.
Et puis il fallut attendre. Simplement attendre. Que la porte du monte-charge s'ouvre, qu'elle se referme, qu'il redescende…c'était insupportable. J'essuyai d'un revers de manche les gouttes de sueur froide qui perlaient sur mon front. Râh, c'était pas vrai ! mes mains tremblaient encore ! À croire que mon corps ne pouvait pas contenir la terrifiante vérité qui m'était apparue pendant mon sommeil. Mon esprit non plus, à la réflexion : je craignais à tout instant de l'oublier, j'évitais d'y penser, et j'espérais vaguement me tromper.
« Journal de Jérémie Belpois. 7 juin 2019, deux heures quarante-trois du matin.
Suite à une intuition soudaine, j'ai décidé de rallumer le Supercalculateur afin de confirmer une hypothèse scientifique absolument…époustouflante. Je touche ici à quelque chose qui s'étend au-delà des frontières connues de la physique ; en fait, je crois même pouvoir parler sans honte de…métaphysique.
J'ai passé la journée à vérifier le code source du Retour vers le Passé et, pour l'instant, il est cohérent avec mon idée, bien qu'il me reste beaucoup à voir. Je n'ai pas encore de preuve établissant, au sein du Supercalculateur, la véritable nature de l'univers ; mais je ne m'attendais pas à en trouver dans ce programme qui ne fait jamais qu'utiliser les propriétés de base de Lyokô. En revanche, je compte bien la démontrer en étudiant le code source des Tours, qui sont une interface entre le monde numérique et le monde ré…enfin, notre monde. »
« Journal de Jérémie Belpois, 6 juin 2019, dix-sept heures cinquante, jour 2.
La décision d'effectuer un Retour vers le Passé s'est imposée quand j'ai compris que le fonctionnement des Tours reposait lui-même, d'après mon hypothèse, sur la manière dont sont gérés les quantas. Même avec mes connaissances universitaires, il me faudra sans doute des mois pour comprendre et vérifier intégralement les bases du fonctionnement du calculateur quantique, peut-être des années.
Cette procédure comporte des risques que je ne dois négliger à aucun prix. La fatigue psychique sera heureusement facile à contrer de manière raisonnable car j'ai mal dormi la nuit du cinq au six juin. En outre, il faudra que je prenne régulièrement des jours de congé, voire des vacances prolongées, en ne négligeant pas l'interaction sociale avec mes amis, mais aussi, au besoin, avec des gens que je ne connais pas, afin d'éviter une répétition qui pourrait vite me rendre fou.
Pour ce qui est de mes progrès, j'ai fini de vérifier le fonctionnement global du Retour vers le Passé, et une bonne partie des détails. Toujours rien. »
Je me suis levé d'un bond. Encore une fois. Je crois que je n'étais même pas réveillé. Je tremblais de tous mes membres. Sonnerie des Subdigitals. Chambre d'hôtel. J'étais trempé de sueur tiède. Pourquoi fallait-il précisément que je sois malade aujourd'hui ? Aujourd'hui, entre tous les jours ? Ceci dit, je savais parfaitement que ma maladie n'avait rien de physique ; quelque chose brûlait en moi, une espèce d'explosion constante qui soufflait tout en permanence…
Mon portable indiquait 19:43. On était le troisième jour, j'avais dormi une dizaine d'heures. Mal dormi, mais c'était toujours mieux que rien.
Aelita allait m'appeler dans quelques minutes. Je n'avais vraiment pas envie de lui parler, mais il ne fallait pas que je me laisse aller aussi vite. Garder le contact avec ceux qu'on aime aussi longtemps que possible. Y prendre plaisir. Ne rien faire d'extravagant.
J'avais fini de m'habiller quand le téléphone sonna. Je décrochai sans vraiment me presser.
— Allô Aelita ?
Perdre du temps à entendre ces répliques, chaque jour…tout en ramassant mes affaires, je dénombrai mentalement le nombre d'heures qu'il me restait avant le prochain retour dans le temps.
— Jérémie, pourquoi m'as-tu appelée ce matin ? Tu savais très bien que c'était important aujourd'hui ; résultat, j'ai pas pu me rendormir, j'ai stressé, j'ai…
Je laissai se dérouler le ruban de reproches et d'invectives sans vraiment écouter, tandis que j'ouvrais la porte de la chambre et descendais le couloir vers l'ascenseur. Je savais parfaitement qu'en fin de compte, Aelita elle-même reconnaîtrait que sa soutenance de thèse s'était plutôt bien passée. En réalité, ce qu'elle voulait, c'était que je lui prouve que mon appel n'était pas superflu. Après tout, me dis-je avec un sourire, qui pourrait résister à « l'explication de l'Univers » ?
— Franchement, Aelita, je suis désolé, mais…tu verras, c'est la découverte du siècle ! non, du millénaire ! Je viens de lancer les calculs et demain, tout sera prouvé…tu peux passer à la première heure ?
Il fallait s'efforcer d'avoir l'air toujours aussi fébrile. Au fond, même au pied du lit, ce n'était pas difficile. Cette sorte de désordre intérieur ne me quittait pas un seul instant. En ce moment même, n'étais-je pas en train de réfléchir au fonctionnement des routines qui régulaient l'énergie virtuelle et reliaient l'usage de cette dernière aux Tours ?
Mais c'est là que quelque chose d'imprévu se produisit. Aelita fondit en larmes.
— Je te dis que j'ai raté mon exposé ! J'ai pas arrêter de bafouiller, j'ai complètement hésité, je me suis rétamée tout du long, et toi, tout ce que tu trouves à me dire, c'est que tu as trouvé l'explication de l'univers grâce à ton super-cerveau ?
Je me mordis les lèvres. J'avais peut-être grillé des étapes en cherchant à terminer la conversation avant de l'avoir consolée. D'ailleurs, ça me poussait à me demander : comment s'était passée sa soutenance de thèse, en fait ? Les autres fois, elle avait fini par admettre que sans être parfait, c'était pas si mal ; mais là, à l'entendre, ça paraissait catastrophique. À ce moment, je sus quel serait le programme de mes premiers jours de congé : espionner la séance afin de savoir comment elle se déroulerait, et trouver les mots justes pour éviter de la blesser.
En attendant, je lançai quelques excuses et, une minute plus tard, elle raccrocha sans s'être tout à fait calmée. Troisième jour, troisième engueulade. Je m'en étais moins bien sorti cette fois-ci. Je rangeai le téléphone dans ma poche en soupirant : pour l'importance que ça pouvait avoir, de toute façon…
« Journal de Jérémie Belpois. 6 juin 2019, neuf heures cinquante-six, jour 87.
C'est désormais établi.
La nature de l'Univers est informatique. »
