Chapitre 1 :
Ran ! Hé, Ran ! Bouge-toi, tu vas rater le train !
Désolée, Yumiko. Mais tu devrais savoir que quand j'ai sorti mon carnet de croquis, le Shinkansen pourrait me passer dessus, je ne m'en apercevrais même pas. Et vu que ça fait maintenant 3/4h que nous attendons sur ce quai bondé, je ne vais pas lâcher mon crayon si facilement.
Merde, Ran, dépêche-toi…
Ok, Yumiko, je t'autorise un sursis. Je referme mon carnet, le temps de pousser tout le monde dans le wagon pour essayer de rentrer la moitié de mon corps entre les sardines qui tiennent lieu de passagers, et de fermer les yeux pour continuer à structurer le synopsis du oneshot que je dois présenter demain à Hiromu.
Ca m'évitera de vouloir trucider les personnes serrées contre moi.
J'ai horreur qu'on me touche.
Bon.
Réfléchissons.
Après l'énorme succès de « Les Conquérants de Shambala », nous devons trouver une approche qui permette aux deux frères de braver tout un tas de dangers sans lasser les futurs spectateurs pour autant. L'ennuyeux, c'est qu'Hiromu à des contraintes liées au studio d'animation et qu'elle refuse pour l'instant de donner des indications sur son idée de scénario. Super pratique pour élaborer une trame. Mais bon, je ne vais pas non plus me plaindre, faire partie de son équipe de mangakas quand on a à peine 18 ans et pas de formation particulière, c'est déjà énorme.
Yumiko à réussit à m'extirper par le col de ma chemise du wagon bondé, et nous nous dirigeons maintenant vers le lycée. Les examens approchent, et ça m'ennuie royalement. De toute façon, tout m'ennuie. Mon QI est trop élevé, et les cours trop faciles. Je passe mon temps à rêvasser, vu que les professeurs m'ont interdit de dessiner en classe, et pendant ce temps, ils rament comme des malades pour inculquer un minimum de savoir dans la cervelle atrophiée de mes congénères. Ce n'est qu'une fois rentrée chez moi que je me mets au travail. Et c'est à ce moment que je redeviens moi.
Je reconnais avoir beaucoup de chance. A l'époque, Hiromu sortait avec Grand Frère, et elle n'avait pas encore édité de manga. Petite provinciale sortant de sa laiterie, impressionnée par le rythme infernal de Tokyo, elle passait beaucoup de temps à la maison. C'est comme ça qu'on est devenues amies.
Et c'est aussi elle qui m'a poussé à ne plus avoir peur de mal faire, à arrêter de rechercher la perfection coûte que coûte, et a affirmer mon trait de crayon.
Quand elle a été un mangaka reconnu, puis adaptée en anime, elle a eu la gentillesse de m'appeler afin de me demander si je voulais intégrer son équipe à titre de stagiaire. Pour une fois, je n'ai pas pesé le pour et le contre pendant 3 plombes avant de prendre une décision.
J'ai accepté en hurlant de joie.
Et maintenant, Hiromu m'a demandé de prendre en charge un passage entier du prochain film.
Plutôt génial comme sensation, quand vous savez que vos rêves ont aboutis.
Dommage que Grand Frère ne soit plus là pour partager mon bonheur.
Mais avec Hiromu, on évite soigneusement d'en parler.
C'est encore trop tôt, pour elle comme pour moi.
Ran ! J'étais en train de te demander si tu sortais avec nous ce soir ?
C'est bon, Yumiko, pas la peine de gueuler, je t'entends…
Ouais, mais avec toi, on ne sait jamais si tu es là ou pas !
Je laisse Yumiko pérorer comme une vieille rombière. Mais elle a raison ; je suis déjà loin d'ici.
Central City et les alchimistes d'état sont bien plus intéressants. Même s'ils sont imaginaires. Mais c'est en partie mes créations.
Et ça, aucune sortie, aucun garçon ne pourra rivaliser avec.
Finalement, je rentre chez moi, après que Yumiko m'ai extorqué de force une promesse de venir à une soirée chez une vague connaissance. Je n'irais probablement pas, mais elle ne le sait pas encore. J'ai juste accepté pour avoir la paix. Si je la laissai parler, elle aurait un débit de paroles pire que le débit du fleuve Jaune.
Et elle ne s'aperçoit même pas qu'elle me saoule.
Depuis deux ans maintenant, j'ai mon propre appartement. Mes parents me l'on offert, quand ils ont compris que mes cauchemars me feraient hurler toutes les nuits, et que j'appellerai de toutes mes forces Grand Frère.
Mais qu'il ne viendrait plus jamais.
Voulant au début se rapprocher de leur fille, ils ont commencé par refuser que je m'en aille. Six mois à partager mes insomnies, et me voilà l'heureuse propriétaire d'un 45m². Quand on connaît un peu le marché de l'immobilier à Tokyo, je peux affirmer que j'adore mon palace. Et surtout ma solitude.
Avant de mettre devant ma table à dessin, je fais un tour aux bains publics à côté de chez moi ; impossible de dessiner avec la pollution du 21ème siècle collée à la peau. L'établissement ferme tard, et je n'y croiserai pas grand monde.
L'absence est à mes yeux la forme la plus proche du bonheur.
J'ai laissé en état ma dernière planche avec le story board. Pas question d'avoir à ranger quoique ce soit, je ne retrouverai pas mes idées. Aussi, le moindre courant d'air est banni de cet appart. Pour assainir un peu l'atmosphère, je fais brûler de l'encens, auquel je rajoute quelques minuscules miettes d'opium.
Parfait pour aiguiser mon esprit.
Et apaiser mes cauchemars.
Sous les traits inachevés qui attendent le bon vouloir de mon crayon, je remonte le fil de ma propre histoire. Hiromu est très liée aux personnes qui l'entourent, et elle les a saupoudrés dans son œuvre ; aussi, Edward à hérité de la natte qu'elle porte quand elle dessine, Winry de la garde robe assez étrange de sa sœur ; Izumi possède l'amour des enfants comme sa principale assistante, et Roze a les mêmes mèches de cheveux colorés que moi.
Mais le plus difficile à accepter pour moi, est de voir Roy Mustang.
Elle lui a donné les traits de Grand Frère.
J'ai toujours du mal à corriger les planches ou il est.
Son souvenir est encore trop vivace.
C'est trop tôt.
Il est déjà 23h35 ; je dessine depuis 6 heures sans que je m'en aperçoive. Un orage gronde au dessus de la ville.
Je n'ai même pas pensé à manger.
Des coups redoublent à la porte d'entrée. Vu l'intensité, ça doit faire un moment que la personne frappe dessus.
M'en fous.
Ran ! Ouvre ! Je sais que tu es là, espèce d'obsédée !
Obsédée ? Ah, bon ? Rappelle moi une chose : qui fait des passes avec des vieux pour pouvoir s'acheter des sacs à mains ?
Que j'ai ouvert la porte sans l'avertir alors qu'elle était en train de vociférer, laisse Yumiko le poing en l'air et la bouche ouverte. Mais ma dernière tirade ne la froisse pas ; malgré toutes mes vannes, elle ne se fâche jamais. C'est peut être pour ça que je la tolère, elle si opposée à mon univers. Mais je n'ai pas menti ; son amour pour les marques françaises l'entraîne vers les hôtels avec des vieux dégueulasses qui reluquent les collégiennes. Elle ne voit pas le côté dégradent de la chose ; selon elle, chacun des protagonistes y trouvent son compte. Je ne sais pas comment elle fait.
Hein ? T'es d'accord ?
Comme souvent, je ne l'ai pas écoutée. Je préfère hausser les épaules, et donner une réponse bateau.
J'en sais rien.
Je sais que c'est l'anniversaire de la mort de ton frère, mais tu peux pas rester cloîtrée chez toi comme ça…
En une seconde j'ai compris. Cette conne essaie de me faire sortir demain ! Demain ! Le jour où je ne sors pas de chez moi, quoiqu'il arrive ! Le jour où je me retrouve avec mes démons, et surtout avec le fantôme de Grand Frère ! Elle veut peut être que j'arrête de vénérer sa mémoire, pour aller me trémousser dans une boite quelconque, pleine de jeunes cadres complètement bourrés pour impressionner leur patron, et qui essaieront de me peloter ! Avant que je ne lui jette quelque chose à la tête, je préfère lui sauver la vie en la foutant dehors.
Gueule tant que tu veux, Yumiko, il est des barrières à ne pas franchir. Tu as essayé de le faire, ne t'étonne pas de te retrouver hors de mon monde.
Je vais à la fenêtre et colle mon front contre la vitre pour regarder le spectacle des éclairs qui courent sur la ville, là en dessous. La pluie fouette mes carreaux, mais je ne la vois pas ; mes larmes brouillent ma vue.
Le lendemain, je me réveille avec une migraine persistante ; j'ai abusé des boulettes d'opium dans le brûleur d'encens, et l'air vicié de l'appartement n'est pas fait pour arranger mon état. De plus, le temps est toujours orageux, rendant le ciel particulièrement sombre, menaçant, comme si le soleil ne s'est pas levé.
Ça n'a pas d'importance.
Ce n'est pas un temps radieux pour moi de toute façon.
Je passe la journée au fond de mon lit, à savourer avec délices mes sanglots. Je les laisse couler sans essayer de les contrôler.
C'est le seul moment de l'année ou je m'autorise à me laisser aller, à exprimer mes émotions. L'altière et glaciale Ran, la « Reine des Glaces » comme me surnomment les garçons du lycée que j'ai envoyé bouler lorsqu'ils essayaient de me draguer, ne montre jamais rien.
Sauf en ce moment. Mais il n'y a que moi pour voir ce changement.
J'ai débranché mes téléphones, et n'ai même pas pris la peine de changer de vêtements. De toute façon, je ne bougerai pas de la journée.
Ma seule compagne sera la bouteille de vodka importée directement de Russie. Yumiko me répète que malgré mon mépris pour ses sacs européen, je fais la même chose avec mon remontant préféré. Larmes et alcool, c'est mon cocktail à moi pour oublier ou pour me rappeler les circonstances de la mort de Grand Frère, je n'ai pas encore réussi à le déterminer. Ça n'arrangera pas ma migraine, mais je ne changerai pas mes habitudes.
Ma famille connaît mon rituel, et elle me laissera tranquille. Ils ont bien essayé de m'en éloigner, mais quand ils ont vu que j'étais prête à ne plus jamais les revoir s'ils recommençaient, ils me laissent cuver mon chagrin en paix.
Il n'est pas loin de minuit, maintenant. J'ai tellement pleuré que j'ai du mal à ouvrir les yeux. Je me lève et vais mettre la tête sous un robinet d'eau froide pour dissiper un peu ma gueule de bois. La tête dégoulinante, j'ouvre la véranda et vais regarder les éclairs zébrer le ciel. L'eau coule le long de mon cou, envahit mes épaules et mon dos. Je grelotte mais je ne bouge pas.
Je me sens un peu mieux. Je devrais respirer de l'air frais plus souvent, finalement.
Les grondements du tonnerre se rapprochent, preuve que l'orage se dirige droit sur moi. Je regarde aux alentours ; le ciel à la couleur de l'encre, et la lumière de la foudre qui apparaît par intermittence le rend encore plus sombre. Ca titille mon imagination.
Je rentre et vais vers ma dernière planche que j'ai dessinée. La dernière bulle représente Edward en gros plan, avec une expression sur le visage que j'aime particulièrement et que je suis fière de réussir à lui faire prendre : il y a sur ses traits un mélange de lutte intérieure et de résignation. Ses yeux sont graves et il a la tête légèrement baissée. Il est magnifique.
Fait exceptionnel pour quelqu'un qui refuse d'aérer son appartement, j'ai laissé la véranda entrouverte, laissant la pluie mouiller le sol. Je suis maintenant tellement euphorique que j'ai une brusque envie de danser. Mon cœur bat la chamade, et je serai bien incapable de tenir un crayon.
Un effet des restes de ma bouteille de vodka pratiquement finie ? Je n'en sais rien.
Toujours est-il que j'emporte la feuille inachevée avec moi, et la tient à bout de bras, comme si j'effectuai une valse frénétique avec l'alchimiste qui me dévisage. Ses yeux limpides me cherchent, et son regard semble sonder mon âme.
Je rapproche le visage du papier, et pose mes lèvres sur les siennes.
L'accident a lieu sans que je puisse faire grand-chose pour l'éviter. Bizarrement, j'ai l'impression que tout se déroule au ralenti, et je vois chaque détail avec une netteté parfaite.
Peut être parce que je vais sûrement mourir ?
Je pose le pied sur la petite flaque d'eau formée devant la fenêtre, et déséquilibrée, je bascule en arrière, la bouche toujours sur celle d'Edward. La foudre touche ma balustrade au même moment, et l'eau qui dégouline depuis dehors jusque sous mes pieds fait conducteur ; une fraction de seconde plus tard, toutes mes cellules enregistrent en même temps l'extraordinaire énergie de la décharge électrique.
Puis tout devient noir quand je sombre dans l'inconscience.
