Parce que les héros ne sont pas tous « super », la parole à quatre personnes sans armure, sans sérum, sans alter-ego vert et violent et sans contrôle sur la foudre.


1. Pertes humaines

Je savais que je n'aurais jamais dû accepter cette mutation. Au fin fond de moi, je savais que rien de bien ne pourrait jamais sortir d'une affectation dans une base secrète au beau milieu du désert. Mais c'est pas comme si le surpuissant SHIELD avait l'habitude d'entendre non pour une réponse… J'aurais dû démissionner à ce moment-là. Je le savais, j'aurais dû démissionner. Dire adieu à cette organisation mégalomane et instable pour me barrer dans un labo privé en Australie. Oui, j'aurais dû faire ça. Définitivement. Parce que si je l'avais fait, je ne serais pas en train de courir à toutes jambes dans un couloir dont le plafond s'écroule par pans entiers pour essayer d'échapper à une mort devenant plus inévitable à chaque seconde.

Quelque part, j'ai su dès le moment où je me suis engagée au SHIELD que c'était mon boulot qui allait me tuer. Mais je m'attendais plus à une crise cardiaque causée par le stress ou à une défaillance critique d'un prototype. Quoique, si ça se trouve, c'est bien une défaillance critique du fameux prototype qui a déclenché ce cataclysme… Je suppose que je ne le saurai jamais. Pas plus que je ne saurai ce que contient la mallette estampillée « phase 2 » que j'ai été ordonnée d'évacuer de la base en même temps que moi, et que j'ai fini par abandonner pour pouvoir courir plus vite. Parce que, franchement, les petites affaires secrètes du SHIELD, c'est après ma propre vie sur ma liste des priorités.

L'apocalypse ressemblera à ça, c'est obligé. Plein de poussière et de bruit. Le sol tremble sans cesse, et régulièrement des secousses particulièrement violentes me jettent à terre. Et je n'ai même pas besoin de ces secousses pour tomber. Je cours tellement vite, tellement désespérément que je me prends les pieds sur les blocs de bétons et les armatures de métal qui jonchent les couloirs. Ou alors je m'emmêle les jambes toute seule, je trébuche sur moi-même, puis je rampe sur quelques mètres avant d'arriver à me relever. Je ne peux même pas parler de mes poumons. Ou de ma gorge. De mes écorchures sur les jambes et les mains. Parce que peu importe si tout mon corps me fait un mal de chien, si c'est le prix à payer pour survivre, alors je le fais. Parce que mon seul espoir de pouvoir enfin discuter de la fin d'Harry Potter avec ma sœur, c'est de courir encore plus vite et de me tirer d'ici avant d'être engloutie par le sol et écrasée par le plafond. Oui, moi, la pauvre intello paumée, suis en train d'expérimenter l'énergie du désespoir dans une course inégale contre l'effondrement d'une base secrète.

J'ai perdu une chaussure dans mes foulées irrégulières, mais je n'ose pas ralentir pour retirer l'autre. Je n'ose pas ralentir pour retirer les éclats de verre et de béton de ma plante nue. Pas question de perdre l'instant qui permettra peut-être de me sauver la vie. Je me concentre sur les portes que je passe une à une et sur la prière que je récite en boucle dans ma tête. Pas question de la murmurer, mon souffle ne le supporterait pas.

Ne me laissez pas mourir, ne me laissez pas mourir. Ne me laissez pas mourir. Ne me laissez pas mourir, ne me laissez pas mourir, ne me laissez pas mourir.

Une douleur supplémentaire à ma cheville et mon équilibre m'échappe encore une fois. Une dernière fois.

Ça y est, je vais mourir.

Mon pied est pris dans une crevasse, les éclats de carrelages coupants enfoncés dans ma cheville. Même en sachant que je n'arriverai pas à me dégager, je tire sur ma jambe. Je tire comme une malade. Je tire comme si ce n'était pas un membre de mon corps mais plutôt un fusil dans les mains d'un ennemi. (Quand ai-je commencé à avoir des ennemis déjà ?) Je tire sans considération sur mes os qui gémissent et sur ma chair qui pleure des larmes rouges. Je tire, je tire, je tire, je tire, je tire, je tire, je tire. Je tire parce que, putain, même si c'est inévitable, je ne veux pas crever ici.

Ne me laissez pas mourir. Pitié.

Et puis je deviens sourde. Le fracas des murs qui s'effondrent sur eux-mêmes, les sirènes d'évacuation, les cris, même les lointains bruits de moteurs et mon propre pouls s'arrêtent tout d'un coup. C'est pas comme dans les films où on entend encore le battement à ses tempes, ou une respiration désordonnée, ou le bruit des vagues, ou un fond sonore. C'est juste comme un film qu'on aurait soudainement mis sur muet. En plein milieu de la scène où tout explose.

Et vous savez quoi ? La vie qui défile, les visages des êtres aimés qui nous assaillent, c'est des conneries. A la fin, à la toute fin, on ne pense à rien.