Note de l'auteur : Cette fanfiction est basée sur l'univers de H.P. Lovecraft. Elle est destinée à un public averti. Merci à yume resonnance pour son avis, son soutien, ses idées et sa magnifique illustration.

C'est avec une mine embarrassée que le directeur de l'Asile départemental d'aliénés de Bron nous a annoncé l'évasion de deux pensionnaires de son établissement, dans la nuit du 23 au 24 octobre. François Duvergne, 24 ans, atteint de délires chroniques, a échappé à la vigilance du personnel de l'asile, emportant avec lui un jeune homme idiot de 21 ans, nommé Vivien Mercier.

Un surveillant souhaitant garder son anonymat nous dit : « [Monsieur] Duvergne est l'instigateur [de l'évasion], c'est certain. Le pauvre Vivien ne sait rien faire sans supervision. Nous devions souvent les séparer pour le protéger de la mauvaise influence de [Monsieur] Duvergne. »

Les surveillants de nuit se seraient tous assoupis la nuit de l'évasion. Une enquête interne est en cours, afin de déterminer si leur sommeil a été causé par des stupéfiants. Cette thèse est corroborée par plusieurs témoignages du personnel soignant recueillis par notre rédaction, faisant état de visions d'un humanoïde cornu aux jambes de bouc et d'un jeune homme, quittant l'asile par le portail principal.

Les gendarmes ont été averti de l'évasion mais n'ont pas encore retrouvé les évadés. Monsieur Duvergne étant susceptible de se montrer agressif, voire violent, il est recommandé au public de ne pas l'appréhender sans le concours des forces de l'ordre.

-Extrait du Courrier de Lyon, édition du 24 octobre 189X

I

Je ne suis pas de ceux qui couchent habituellement leur quotidien sur du papier. J'aime à penser que je suis un homme d'action. Mais les occasions de faire travailler mon intellect sont hélas rares entre les murs de mon nouveau domicile. Et si j'y suis rentré en raison d'un malentendu concernant ma santé mentale, je ne souhaite pas confirmer a posteriori le diagnostic hâtif de mes tortionnaires en laissant mon esprit dans le même état d'abandon que celui de mes compagnons d'infortune.

De plus, conter les péripéties m'ayant mené en ce lugubre endroit devrait, je l'espère, jeter une lumière nouvelle sur leur signification profonde. Plaçons le décor.

Au beau milieu du désert, à l'Est du Nil, à plusieurs journées de voyage de toute civilisation, se trouve un dédale de formations rocheuses, autrefois le théâtre de rites païens désormais oubliés. Au cœur de ce dédale, s'élevait un temple consacré à Pan. On y faisait escale lors des trajets reliant la Mer Rouge au Nil, afin de se ravitailler en eau – une source d'eau souterraine traversait les fondations du temple – et de prier pour un voyage sans embûche. Ces prières étaient parfois gravées à même la roche par des voyageurs de tous horizons.

Ce dernier détail avait interpellé le Professeur Holtzman, de l'Université Miskatonic d'Arkham, dans le Massachusetts. Un récit de voyages d'un certain Léopold Bernand faisait en effet état de gravures en diverses langues dans ces formations rocheuses. Le Professeur Holtzman, passionné d'ethnologie et d'archéologie, avait informé son ami le Professeur Stonewell de son intention de procéder à des fouilles dans la région pour retrouver ce Paneion. Malheureusement, le Professeur Holtzman décéda quelques mois plus tard dans de mystérieuses circonstances. Son ami décida, en sa mémoire, d'entreprendre la tâche que la Faucheuse ne lui avait pas laissé le temps d'accomplir.

C'est en ces mots, à peu de choses près, que le Professeur Stonewell m'avait fait part de son projet archéologique, en sortant d'une conférence de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres à laquelle j'avais eu le plaisir d'assister lors de mon dernier séjour dans la Capitale.

Cet homme mûr et élégant m'avait frappé par sa naïveté charmante et sa maîtrise exceptionnelle de la langue de Molière, en dépit de son origine : il était Britannique. Aussi, lorsqu'il évoqua ses difficultés à obtenir un permis auprès du Services des Antiquités du Caire, je lui proposai mon aide sans aucune hésitation. Il se trouvait en effet qu'un lien de parenté éloigné m'unissait à la famille de Jacques de Morgan, son directeur. J'avais, à la demande de mes parents, entretenu depuis mon plus jeune âge une correspondance avec ce grand homme. Celui-ci m'avait inspiré ma carrière universitaire au sein de la chaire d'égyptologie de Lyon, ouverte il y a quelques années de cela. Un échange de lettres plus tard, la réticence de mon illustre parent s'évapora.

Pour me remercier, mon débiteur prononça les mots que je rêvais de l'entendre dire : il me suggéra de l'accompagner en Égypte et de l'assister lors des fouilles. J'acceptai avec enthousiasme.

Le voyage jusqu'en Égypte fut l'occasion d'apprendre à mieux connaître Georges – le Professeur Stonewell insistait sans cesse pour que je l'appelât ainsi. Je découvris que l'éloquence et le charisme de mon compagnon de voyage n'étaient que les traits de caractère les plus visibles de sa personnalité admirable. Je pourrais citer parmi ses innombrables qualités cachées sa connaissance académique incommensurable, ou encore ses talents de conteur, nourris par la mémoire d'une vie hors du commun. Lorsqu'il me narrait les aventures que son ami défunt et lui avaient vécues dans leur jeunesse, à la recherche de tombeaux et autres secrets enfouis au fin fond des Indes, j'étais transporté, tel un enfant plongé dans un roman de Jules Verne. Un soir, il me parla également, avec une mine plus sombre, de la mort de sa femme et du voyage en Afrique qu'il avait entrepris pour faire son deuil. Il marqua plusieurs pauses teintées de mélancolie, qui trahissaient son immense chagrin, et je dus lui apporter mon soutien moral, mais aussi physique – nous avions bu plusieurs verres de whisky – pour qu'il poursuivît son récit jusqu'au bout. Nos conversations passionnées duraient parfois jusqu'à tard dans la nuit il m'était alors impossible de trouver le sommeil, tant la perspective de pouvoir discuter à nouveau avec cet homme fascinant m'impatientait.

Je fis aussi brièvement connaissance avec sa servante kényane, qui ne parlait pas un mot de français. À vrai dire, je ne me souviens pas avoir entendu une seule fois le son de sa voix avant la première nuit où les phénomènes étranges se manifestèrent. Mais je digresse.

Cette négresse silencieuse suivait partout son maître et lui obéissait au doigt et à l'œil. Je ne sus jamais son véritable nom, car le Professeur Stonewell persistait à l'appeler Elizabeth – c'était le nom de feu sa femme. Je trouvais cette manie particulièrement dérangeante tout autant que la façon révulsante dont il la regardait.

Les femmes étaient en effet la seule faiblesse de ce veuf inconsolable. Aujourd'hui encore, je peine à comprendre l'intérêt disproportionné qu'un homme aussi brillant portait au sexe faible. Il m'arriva de devoir contenir un rugissement vexé lorsque son attention se trouvait soudainement happée par la démarche de sa servante ou d'une autre passagère, au beau milieu d'une de nos conversations animées.

Mais ma frustration n'atteignit son apogée qu'après notre arrivée au Caire. Là, une autre femme nous rejoignit. Il s'agissait de Rebecca Holtzman, la fille du Professeur décédé au nom de qui ce voyage avait été planifié. Il y avait quelque chose de profondément irritant dans sa posture et son attitude. Elle semblait vouloir, par son unique présence, provoquer le scandale – elle portait d'ailleurs le pantalon. Je crois me souvenir qu'elle avait les cheveux bruns, mais, contrairement à Georges, qui ne se lassait pas de la fixer intensément – à mon grand désarroi –, je ne prêtai guère attention à son apparence. J'étais bien trop occupé à lever les yeux au ciel à chacune de ses phrases. Jamais je n'avais entendu une femme parler autant. Cela ne m'aurait pas autant agacé si ses propos ne camouflaient pas tant d'inepties derrière un vocabulaire savant, pensais-je. Ses théories ésotériques sur l'origine des civilisations, basées sur des livres obscurs dont les auteurs à moitié fous étaient probablement fictifs, me laissaient pour le moins sceptique. Mais le meilleur ami de son père, suspendu à ses lèvres, acquiesçait à toutes ces apparentes billevesées.

À présent que je sais ce que nous allions trouver dans le désert égyptien, je regrette de ne pas l'avoir écoutée davantage. Peut-être serions-nous tous trois encore sains et saufs...