Première partie

Alanna rouvrit les yeux et se remit sur ses pieds d'un bond.

Un simple coup d'œil autour d'elle lui suffit à reconnaître l'endroit où elle se trouvait. Odeur poisseuse, ruelle sombre et d'une propreté plus que douteuse, et là-bas, deux hautes tours qui s'élançaient vers le ciel. Nul doute, elle se trouvait à Al-Far, quatrième plus grande ville de Gwendalavir de par sa taille, première en taux de criminalité. La dernière fois qu'elle était venue ici, elle avait bien treize ans, mais les souvenirs étaient intacts dans sa mémoire. Des souvenirs...mitigés.

Grimaçant, elle entreprit de sortir de la ruelle par laquelle elle était arrivée. Elle posa sa main sur l'Arbre Passeur qui lui avait permis de traverser la moitié du pays en quelques secondes, en guise de remerciement. Elle sentit la respiration du petit bouleau sous ses doigts, particularité propre à ces arbres magiques.

Sourit avec nostalgie.

Et elle continua sa route.

Elle n'avait pas fait deux pas qu'elle vit un enfant courir droit sur elle, l'air paniqué.

«Cours ! Cria-t-il en l'empoignant par le bras.

-Pourquoi ?»

L'enfant se tourna vers celle qui n'avait pas bougé d'un centimètre. Elle n'était pas bien grosse, ni très grande, mais elle dégageait une force tranquille et une confiance en elle inébranlable qui l'impressionnèrent. Il sentit qu'elle ne bougerait pas sans avoir obtenu sa réponse avant.

Arriva alors un chien énorme, qui fonçait vers eux en aboyant furieusement. C'était une bête énorme qui tenait plus du loup ou de l'ours-élastique que du chien, le pelage épais et sale d'un noir de nuit et au museau défiguré par de nombreuses cicatrices, la bave aux lèvres.

«Voilà pourquoi !»

La jeune marchombre emboîta le pas de l'enfant sans plus tergiverser. Le petit tourna à droite et poussa un juron : ils étaient dans une impasse. Autour d'eux, trois murs de plusieurs mètres de haut se dressaient, leur empêchant toute fuite.

«Demi-tour !

-Non !

-Comment, non ?! Je n'ai pas envie de finir en charpie !

-Justement. Répliqua-t-elle. Si tu quittes cette impasse, tu fonces droit dans la gueule du loup.»

Elle réfléchit un instant et un sourire éclaira son visage.

«C'est le cas de le dire.

-Je...vous...il n'y a pas d'autres issues ! Paniqua le plus petit.

-Bien sûr que si. Dit-elle en désignant les fenêtres au-dessus d'eux. Là-haut !

-Je n'ai pas d'ailes.

-J'en ai.»

Les aboiements et grognements furieux se rapprochaient de plus en plus. Sans se départir de son calme, la jeune femme se hissa le long de la gouttière de métal, prit appui sur le rebord d'une fenêtre, se hissa. Par chance, les pierres qui formaient le mur étaient mal ajustées, offrant de nombreuses prises pour ses doigts de pieds.

«Qu'est ce que tu attends ?! Lança-t-elle au plus jeune qui n'avait pas bougé, ébahi.»

Secoué, il entreprit de l'imiter, tant bien que mal. Ses prises étaient plus hésitantes, ses gestes plus maladroits, mais il réussit à se mettre hors de portée du chien. Celui-ci continua de japper dans leur direction, sans pouvoir néanmoins les attraper. Lui adressant un coucou joyeux, l'enfant continua son ascension.

Lorsqu'il atteignit le toit, épuisé mais soulagé, la jeune marchombre l'attendait, les pieds se balançant dans le vide.

«J'ai failli attendre. Sourit-elle. Qu'est ce que tu lui avais fait pour qu'il te prenne en chasse ?

-Je lui ai piqué sa viande.

-Oh.»

Il la regarda plus attentivement. Fine et de taille moyenne, elle n'en était pas moins élancée. Ses vêtements étaient en cuir, aussi sombre que ses yeux et que ses cheveux réunis en une longue natte, et sa peau était d'un mat profond. Belle, oui, mais surtout impressionnante.

Elle lui tendit la main, sans sourire, mais avec une étincelle d'amusement dans les yeux.

«Alanna. Enchantée.»

«Andyno. De même.»

La jeune marchombre ne put s'empêcher de sourire devant la gravité de l'enfant. Il devait avoir douze ans, treize ans maximum. Malgré la crasse sur son visage et ses vêtements amples, on devinait sans peine à quel point il était maigre, quoiqu'il était très grand de taille. Ses cheveux bruns étaient en pagaille, emmêlés et retombaient en longues mèches sur son front large.

«J'aimerais apprendre à grimper comme vous.

-Tu ne t'es pas si mal débrouillé, pour une première fois.

-Et qui vous dit que c'est la première fois ?! S'écria-t-il, indigné. Je franchis tous les obstacles sur mon chemin, je connais la ville par cœur, je me faufile partout, je...

-Tu as les chevilles qui enflent, oui, résuma Alanna en se relevant.

-Que...non, ce n'est pas ce que...enfin, je veux dire...

-Je plaisantais. Pourquoi volais-tu de la viande à un chien ? Demanda-t-elle brusquement.

-Hé bien...Parce que j'ai faim.

-Tes parents ne te nourrissent pas ?

-J'ai pas de parents. Personne n'en a, dans le groupe.

-Quel groupe ?»

Andyno passa une main embarrassée dans ses cheveux (tâche ardue). Il avait décidé, avec la spontanéité un peu naïve des enfants, qu'Alanna était digne de confiance. Mais Heirnag ne serait sûrement pas du même avis...

«Mes amis et moi, résuma-t-il. On vole pour manger. On est tous très doués. Et Heirnag nous donne un toit, si on vole assez des choses pour lui. Des bijoux, à manger, de l'or.

-Heirnag ?

-Chhht. Pas si fort.»

Andyno regarda autour de lui, terrifié à l'idée qu'un des sbires d'Heirnag le surprenne à parler de lui dans son dos, surtout à une inconnue. Sinon, Dieu sait ce qu'il pouvait décider de...

«Emmène-moi. Ordonna Alanna.

-Où ça ?

-Voir ce Heirnag. Si tous tes copains sont dans le même état que toi, j'aurais deux mots à lui dire.»

Ils traversèrent tout Al-Far, à pied, sans rien dire. Andyno brûlait de questions, mais la jeune femme souriante et détachée s'était brusquement renfermée sur elle-même, en colère. Il la prit par le bras en l'entraînant vers le repaire. Ils se trouvèrent face à face à un autre enfant. Il était beaucoup plus petit qu'Andyno, mais tout aussi chétif et pâle. Son visage émacié et noirci par la saleté était dévoré par deux yeux bien trop bleus, qui s'illuminèrent lorsqu'il vit son camarade.

«Andyno ! Tu peux pas savoir comme je suis content de te voir !

-Moi aussi, Mathidrill, répondit son ami. (Il sortit un misérable morceau de viande presque avariée de sa poche avc fierté :) Jette un œil à ça, pour voir !

-Woah, de la viande ! Avec un peu de chance, tu auras une belle part...murmura le plus petit avec envie.

-Je partagerais avec toi. Comme d'habitude. Promis Andyno en souriant.

-Et c'est qui, elle ?

-Du calme, sentinelle, elle est avec moi.»

Le dénommé Mathidrill regarda Alanna d'un air méfiant avant de se tourner vers son ami, le regard désapprobateur.

«C'est pas le moment pour tes fantaisies. Heirnag est très en forme aujourd'hui.

-En forme bonne humeur, ou en forme comme d'habitude ?

-Pire.»

La grimace douloureuse des deux enfants achevèrent de convaincre Alanna que quelque chose ne tournait définitivement pas rond dans cette ville.

«Je ne pourrais pas...demanda-t-elle lentement, regarder à l'intérieur...en cachette ?

-Si, depuis le toit. Suis moi.»

Après un signe de tête à la consciencieuse sentinelle, la jeune femme emboîta le pas d'Andyno. Ils se hissèrent sans difficulté au sommet du bâtiment, leur offrant une vue parfaite sur Al-far et ses environs, mais sans prendre le temps de l'admirer. Le bâtiment en ruines avait le toit à moitié effondré. Alanna se pencha au-dessus et regarda à l'intérieur.

C'était une grande pièce, sale et nue, à moitié tombée en ruine. Le soleil ne passait nulle part, si ce n'est l'ouverture devant laquelle elle se trouvait. Dans un recoin, un amassement d'objets, de nourritures, de breloques sans valeurs ou d'habits.

Elle vit une silhouette -à première vue, celle d'un jeune homme à peine plus âgé qu'elle- assise dans un grand siège bancal, qui surplombait une assistance d'une poignée de gamins, tous vêtus de haillons de fortune et la tête basse. Elle en frémit d'indignation.

«C'est lui, Heirnag ?

-Oui. Celui dans le fauteuil.»

Alanna se pencha un peu plus pour mieux entendre.

«Vous n'avez rien ramené de potable aujourd'hui ! Vous mériteriez d'être jetés en pâture aux chiens, tous autant que vous êtes ! S'écriait le chef du haut de son piédestal. J'ai été beaucoup trop patient. Krissan, viens ici. Tout de suite !»

Tremblant, un petit garçon aux cheveux bruns se précipita à ses pieds.

Là-haut, Alanna haletait de colère. Il n'allait quand même pas...

Heirnag empoigna violemment l'enfant par les cheveux sans que celui-ci ne proteste ou ne gémisse de douleur.

«Demain, gronda le jeune homme, si vous ne rapportez rien de bien, je t'arrache tous tes cheveux. Poignée par poignée. Et ensuite, je te coupe l'oreille. Vous voulez que Krissan ait l'oreille coupée ? Non, n'est ce pas. Alors bougez vous les fesses, nom d'un Raï !»

La jeune marchombre aurait pu entendre le frémissement de terreur qui parcourut chaque enfant. Krissan fut jeté au sol, et, pendant une brève seconde, son regard croisa celui de la marchombre. Heureusement, il ne réagit pas et fit comme si de rien n'était, passant seulement une main sur son crâne douloureux.

«Il est en forme, effectivement, murmura Andyno, blême. Quand il parle de couper l'oreille ou une main, c'est qu'il est vraiment en colère.

-Il le fait vraiment ?

-C'est déjà arrivé. C'est un homme de parole, ironisa l'enfant pour masquer son trouble.

-Plus pour longtemps.»

Non, plus pour longtemps. Elle s'en fit la promesse. Un type comme Heirnag prêt à menacer un enfant pour s'enrichir la révulsait, et, apèrs ce qu'elle venait de voir, elle sentit que mettre fin à ce règne pitoyable était un devoir à accomplir. Elle vit Krissan et un autre enfant, qui le soutenait à moitié, quitter la pièce.

«Tu me présentes ?»

D'un geste souple, la jeune marchombre se laissa glisser le long de la gouttière et atteint le sol avec la grâce d'un chat. Elle se dirigea vers les deux enfants qui venaient de sortir, suivie par son guide en herbe.

«Andyno ! S'écria Krissan. La chasse a été bonne ?

-J'ai réussi à piquer la viande de l'autre clebs.

-Pas mal. Avec un peu de chance, tout le monde gardera ses oreilles demain. Dit sombrement le troisième en se faisant foudroyer du regard. Désolé, ajouta-t-il, penaud.

-Je voudrais vous présenter quelqu'un. Les gars, voici Alanna. Elle veut nous aider.

-Bonjour. Murmura la jeune femme.»

Trop de monde, de regards. Elle se sentait soudain de trop dans ce petit univers.

L'ami de Krissan, un jeune enfant aux cheveux bruns et courts, lui tendit la main. Si les yeux d'Andyno étaient pleins de vie et de malice, les siens étaient perçants et brillaient d'intelligence.

«Je m'appelle Lexos. Dit-il.

-Krissan. Ajouta son ami, un enfant brun et fluet à la voix aïgue. Vous voulez nous aider à voler, c'est ça ? Je ne sais pas si...

-Ce n'est pas du tout mon intention, répondit-elle sèchement. Je veux que vous vous débarrassiez de votre prétendu petit-chef qui vous exploite et vous traite comme des chiots.»

Les trois enfants sursautèrent avec effroi et se retournèrent comme un seul homme vers leur repaire, craignant d'être entendus par leur tyran. Lexos regarda autour de lui et leur fit signe de le suivre.

«Pas ici. Allons voir Mathidrilll.»

Les quatre garçons, suivis d'Alanna, se dirigèrent vers la sortie d'Al-Far, près d'un petit lac entouré d'arbres. A la vue de cette étendue d'eau, leurs yeux se mirent à briller de joie. Andyno arracha bravement un roseau et l'agita devant lui.

«Je suis un guerrier !

-Ha ouais ? Le défia Mathidrill en le menaçant d'une branche cassée. Viens te battre pour voir, je vais te montrer qui est le vrai patron !

-Moi je suis l'armée de Raïs qui envahit le pays. Tremblez devant notre puissance, humains mortels, nous sommes les plus nombreux ! Répliqua Krissan avec une voix exagérément grave.

-Les gars ! Cria Lexos, agacé. C'est sérieux !»

Penauds, ils reposèrent leurs armes de fortune et se tournèrent vers Alanna, qui s'était radoucie devant leurs jeux. Peut être qu'Heirnag ne les avait pas encore tout à fait détruits. Peut être qu'il y avait encore assez d'espoir pour eux tous.

«Vous ne pouvez pas continuer comme ça, dit-elle calmement. Voler pour enrichir cette face de Raï tout en continuant de crever de faim n'a aucun sens.»

Mal à l'aise, les enfants se tortillèrent sans rien dire. Elle ajouta :

«Si vous vous souleviez tous contre lui, il ne pourra rien faire, et vous serez libres.

-C'est bien joli sur le papier, intervint Andyno. Mais encore faudrait-il réussir un tel exploit ! Cela fait des années qu'il...que...que nous travaillons pour lui.

-Et pourquoi on devrait te faire confiance d'abord ? Demanda Mathidrilll, décidément le plus méfiant des quatre. On ne te connaît même pas ! D'où viens tu ? Qui es tu ?

-Je suis marchombre.»

Cette déclaration les fit frémir.

Marchombre.

Ni un métier, ni un peuple. Juste une façon d'être, un choix de vie. Celui de suivre la Voie. La Voie, pour devenir un de ces êtres mystérieux rompus aux combats et assoifés de poésie. Qui tueaient leurs ennemis, chevauchaient la brume et parlaient aux étoiles. Couteaux tranchants, grâce infinie. Equiilibre et Harmonie.

Libres.

Pour devenir Marchombre, il fallait suivre un apprentissage pendant trois ans avec un maitre Marchombre, et passer une série d'épreuves physiques et mentales presque impossibles appelée Anh-Ju. Rien que son statut de Marchombre conférait à Alanna un statut de légende vivante, tant ils étaient peu nombreux. A douze ans passé, Andyno n'en avait rencontré qu'un seul, brièvement.

«Tu es une menteuse, dit finalement Lexos. Je connais tout ce qui existe du Nord au Sud et d'Est en Ouest du pays, et je sais que les marchombres n'existent presque plus.

-Non, elle dit la vérité, protesta Andyno. C'est une marchombre.

-Et à quoi tu vois ça ?

-Mais parce que c'est évident !»

Quatre paires d'yeux scrutèrent ses vêtements de cuir sombre et la revirent glisser le long de la gouttière sans un bruit, à la seule force de ses bras. Par chance, cela suffit pour les convaincre. Alanna décida de ne pas se laisser intimider et soutint leur regard. Finalement, ils se détournèrent.

«Bon ! Lança Andyno qui estimait que la question était réglée. Elle est Marchombre, et elle est de notre côté.

-Bien. Admettons. Marmonna Lexos, vexé de devoir reconnaître qu'il avait tort.»

La jeune femme adressa un regard reconnaissant à Andyno et demanda :

«Combien d'enfants êtes vous au total ?

-Nous quatre. Shug. Oriil.

-Mes deux frères, et ma soeur, ajouta Lexos.

-Et Nasoho. Conclut Krissan à mi-voix. Cela fait dix.»

Andyno jeta à ce dernier un regard lourd de sous-entendus qu'Alanna ne comprit pas tout de suite. Le plus jeune du groupe s'empourpra, mais garda le silence.

«Mais on...on va pas le tuer, si ? Demanda Mathidrill, hésitant.

-A vous de voir. Si vous estimez que c'est juste.»

Les quatre enfants échangèrent un regard sombre qui voulait tout dire.