Clarke s'arrêta quelques secondes pour se reposer. Elle venait à peine de se rendre compte de la douleur sourde qui envahissait ses mollets alors que la pente se faisait de plus en plus abrupte, au point qu'elle s'était mise inconsciemment à porter le poids de son corps sur les orteils pour éviter de glisser. Elle posa les paumes sur ses genoux et reprit son souffle, réalisant par là qu'elle avait progressivement accéléré sa marche malgré les obstacles nombreux que constituaient les arbres et buissons épineux en tous genres. Mais elle voulait absolument parvenir au sommet de la montagne dont elle gravissait le flanc depuis... combien de temps déjà ? Vingt minutes ? Une heure ? Elle n'en avait aucune idée et ne s'en souciait guère. Tout ce à quoi elle était capable de penser était son objectif et la sensation diffuse de fatigue qui engourdissait ses membres. Elle se remit alors en route, sentant que si elle demeurait plus longtemps immobile elle ne serait certainement plus capable de bouger ne serait-ce qu'un pied.
« J'ai besoin de m'isoler » avait-elle seulement daigné répondre aux interrogations insistantes de Bellamy lorsqu'il avait compris qu'elle ne resterait décidément pas au camp qu'ils venaient d'établir à flanc de montagne. Au lieu de lui poser encore d'autres questions ou de lui répliquer qu'il restait beaucoup de choses à faire pour sécuriser les lieux ou planifier la suite des événements, comme il semblait être sur le point de le faire, il s'était tu, une expression résignée sur le visage, et était certainement retourné à ses occupations, tandis que Clarke s'était déjà détournée et avait commencé à s'éloigner du campement. Elle n'avait croisé que quelques soldats sur son chemin, qui vaquaient à leurs obligations, et personne d'autre n'avait ne serait-ce que tenté de la ralentir. Parfait, s'était-elle dit, et elle avait décidé de couper le fil de ses pensées pour éviter de remâcher tout ce qui s'était produit ces dernières semaines.
Sans faire attention aux insectes qui voletaient autour d'elle, ou même aux possibles dangers embusqués dans les fourrés, elle niait absolument toute possibilité qu'elle ne soit pas seule. Tous ses réflexes instinctifs qui l'avaient fait sursauter au moindre bruit louche ces dernières semaines semblaient avoir pris des vacances. Elle restait fixée sur sa volonté de parvenir au sommet, d'atteindre le grand rocher éclatant qu'elle avait aperçu en arrivant sur la petite plaine où ils avaient établi le camp. A cause de l'épaisse forêt sauvage qui le séparait de ce dernier, elle ne pouvait plus l'y voir, mais son image de dent blanche se détachant au soleil sur le flou du ciel s'était imprimée dans son esprit. Elle avait gardé la vague idée d'aller un jour satisfaire sa curiosité, espérant avoir, de là-haut, une vue imprenable sur l'immense paysage vert qui devait s'étendre à l'infini. Elle avait bien sûr eu longuement l'occasion de contempler la surface de la Terre lorsqu'elle habitait dans l'Arche, mais ce n'était évidemment pas la même chose, puisqu'elle n'appartenait aucunement à cette planète et que de toute façon elle en était trop loin. Et puis là, comme elle l'avait dit à Bellamy, sa petite escapade était surtout issue d'une impulsion irréfléchie qui la poussait à sortir de ce camp, qui lui rappelait d'une manière étouffante tout ce qu'elle était fatiguée de retourner encore et encore dans son esprit.
Jusqu'à présent, elle avait tout contenu, se contentant de prendre les événements comme ils venaient, remettant à plus tard leur analyse pour mieux ignorer la douleur lancinante de la perte de certains de ses proches. Elle avait tenu, plutôt bien même, grâce au poids des responsabilités, celles qui faisaient d'elle un meneur qui ne pouvait se permettre de laisser éclater ses sentiments. Comme Lexa, elle ressentait à présent cette vague notion de devoir à l'égard de ceux qu'elle avait décidé de diriger en quelque sorte. C'était le prix à payer pour être écoutée dans les décisions de vie ou de mort, songea-t-elle amèrement. Simplement, on n'avait plus ensuite le droit à l'erreur ou même au plus petit mouvement de faiblesse. Car Clarke savait très bien que si elle se permettait de relâcher son attention un instant, si elle laissait les vannes de ses émotions s'ouvrir, elle ne se relèverait peut-être pas.
Il ne s'agissait pas de nier éternellement son chagrin, sa colère et toutes les émotions qu'elle avait immédiatement refoulées dès leur apparition, mais il n'était tout simplement pas le moment de les libérer. Elle ne pouvait se permettre de s'occuper uniquement d'elle alors que la menace des hommes des montagnes les guettait et que la vie de sa mère, de ses amis, et de tous les autres étaient toujours en danger. Il était déjà très imprudent de quitter le camp seule, pour une durée indéterminée et surtout sans l'avoir dit à qui que ce soit excepté Bellamy ( et Clarke n'était pas sûre que celui-ci irait prévenir le commandant ) et pourtant, à cet instant, elle s'en fichait royalement, même si elle savait pertinemment que cela mettrait Lexa en fureur, au moment où la présence de Clarke se faisait indispensable.
Clarke avait en effet réalisé qu'ils avaient atteint un point de non-retour dans l'avancée des préparatifs militaires et, au moment où elle pensait être la plus préparée possible à l'assaut qu'ils avaient prévu de donner quelques jours plus tard, elle s'était retrouvée paralysée sur son lit de camp à ressasser des souvenirs atroces. Les images de Finn, de son père, de Wells s'étaient imposées à son esprit alors qu'elle nettoyait un peu de sang qui avait taché un de ses vieux tee-shirts et elle s'était laissée brusquement submerger par la douleur, les yeux grands ouverts, le souffle court. Elle n'était sortie de sa torpeur qu'en entendant un choc métallique d'armes qu'on laisse tomber à l'extérieur de sa tente, pensant instinctivement à la présence d'un ennemi et, une fois rassurée sur son origine, était sortie d'un pas ferme de celle-ci sans emporter d'autre chose que sa veste. Elle avait traversé le camp d'une manière décidée, absorbée dans ses pensées, et n'avait pas fait attention aux gens s'agitant autour d'elle pour monter les dernières tentes ou s'entraîner en prévision du combat. Elle s'était déjà éloignée de quelques mètres du camp lorsque Bellamy l'avait hélée tout en continuant à couper du bois avec quelques autres. Et après lui avoir lancé sa réponse, elle s'était enfoncée dans le bois.
Elle continuait à grimper, écartant machinalement les branches de son visage, ne s'arrêtant pas même pour détacher les ronces qui s'accrochaient à ses vêtements. Elle marchait encore et encore sans y penser, ne s'autorisant pas à visualiser autre chose que le rocher, niant les cris de ses jambes endolories et de sa nuque raide, enjambant les racines et les pierres qui se faisaient de plus en plus nombreux. Elle ne parvenait pas à estimer combien de temps encore cela lui prendrait d'arriver au sommet et espérait vaguement que la nuit ne la rattrape pas, mais elle savait qu'elle continuerait malgré tout, et qu'elle ne s'arrêterait qu'une fois arrivée ou que lorsqu'elle ne pourrait plus marcher.
C'était un moyen d'oublier momentanément tout ce qui se déroulait en ce moment même au camp et tout ce qui y était associé dans son esprit, un moyen de tenir coûte que coûte en se focalisant sur ce que son corps ressentait, et ce pour quoi elle marchait. Elle avait vite compris que le meilleur moyen de résister à la douleur était de ne pas chercher à l'ignorer mais au contraire de l'accepter, de la laisser dans un recoin de son esprit, et elle laissait la soif et la sensation de brûlure de ses muscles l'accompagner. Soudain, son pied heurta un rocher dissimulé sous des feuilles et elle manqua de tomber, mais elle n'y fit presque pas attention. Elle s'était rattrapé à un tronc d'arbre, mais ce qui happait son attention était droit devant elle. La pente s'était arrêtée et il n'y avait plus d'arbres sur son chemin : elle était arrivée.
Elle s'élança alors, faisant encore quelques pas qui la menèrent hors de la forêt, et elle se retrouva dans une petite clairière ensoleillée, au sommet de la montagne. Le rocher se dressait, immense, à sa gauche, et au moment où elle posa la main dessus pour s'y appuyer, elle porta enfin ses yeux sur l'immensité du paysage qui s'étendait devant elle. Elle se tenait au bord du flanc de la petite montagne opposé à celui qu'elle avait gravit, flanc encore plus abrupt et plus rocailleux, qui lui permettait d'avoir cette vue imprenable sur les immenses forêts aux teintes de vert variées, trouées par quelques lacs au loin et qui débouchaient sur une immense étendue floue à l'horizon qui devait être la mer. Le soleil n'était déjà plus à son zénith, puisque l'après-midi était déjà bien avancé, et cela créait des contrastes à couper le souffle entre les collines verdoyantes et découpait encore plus leur relief.
Clarke était absorbée dans la contemplation des formes sombre créées par les ombres nettes qui recouvraient des clairières en contrebas et elle sentit alors une sorte de grand calme l'envahir. Elle se détacha du rocher et le contourna pour pouvoir admirer le côté opposé, celui par lequel elle était venue. Celui-ci l'aveuglait à cause de la lumière du soleil qu'il renvoyait et elle mit ses mains en visière pour scruter le paysage à la recherche des indices de la présence du camp. Mais, tout comme elle n'avait pu apercevoir le rocher depuis le camp, elle ne voyait rien de ce dernier depuis sa place, et ne pouvait que deviner l'emplacement des tentes quelque part derrière les arbres. Elle se retourna à nouveau et vint s'asseoir dans les hautes herbes jaunies par le soleil, le rocher toujours à sa gauche, et détendit enfin les muscles de ses épaules.
Elle n'avait pas, jusqu'alors, pris conscience de toute la tension qui s'était accumulée le long de son cou, dans son dos et même dans sa mâchoire, et ce n'est qu'en relâchant ses muscles qu'elle comprit à quel point son corps était épuisé. Toutes ses responsabilités devaient avoir eu de plus en plus d'impact sur son corps au fil des jours et c'était la première fois qu'elle prenait pleinement conscience de ses sensations, depuis le bout de ses doigts caressés par les brins d'herbe qu'une légère brise agitait, jusqu'aux protestations véhémentes de ses vertèbres malmenées. Elle laissa alors son esprit divaguer alors que ses membres se relâchaient complètement.
Elle se mit à penser à son père sans bien comprendre pourquoi, et au fait qu'il était mort pour avoir voulu rendre publique la vérité. Finn lui avait dit un jour que c'était un beau geste, et en se rappelant ça, elle réveilla son douloureux souvenir. Finn aussi était mort dans un beau geste, celui de réparer le tort qu'il avait causé en se sacrifiant pour les siens. Clarke sentit une immense tristesse l'envahir alors qu'elle revoyait mentalement son regard triste mais résolu au moment de mourir, et sa dernière phrase... Elle savait très bien qu'elle n'avait aucune réelle raison de se reprocher de n'avoir pu lui éviter une mort atroce, puisqu'il l'avait choisie, mais la douleur de sa perte était là, et la présence rassurante du Finn d'avant lui manquait cruellement, quelquefois. Il avait souvent été là même lorsqu'elle n'en éprouvait pas le besoin et elle l'entendait encore l'appeler « princesse ». Elle sourit à ce souvenir qui était devenu étrangement moins triste qu'agréable et elle se demanda si elle n'était pas prête à faire son deuil.
Elle avait déjà partiellement accepté la mort de Finn, au moment même où elle avait plongé le couteau dans sa chair, et n'était même plus en colère contre elle-même et la fatalité. Elle réalisait doucement que son absence se faisait moins absurde, plus habituelle, et se faisait sentir de plus en plus rarement. Elle avait comme bloqué toute pensée allant vers lui ces derniers temps mais à cet instant précis, pendant cette pause hors du temps et de la précipitation des événements, elle sentit naître en elle un sentiment de calme, qui n'effaçait pas totalement sa tristesse mais l'atténuait un peu. Il était peut-être temps d'avancer, après tout. Elle ne pourrait, ne voulait oublier Finn, mais, peut-être, pourrait-elle en conserver un souvenir doux et tout au plus mélancolique et se concentrer un peu plus sur la survie de ceux qui étaient encore à ses côtés.
Clarke resserra un peu plus ses genoux contre sa poitrine. Elle n'avait ni trop chaud ni trop froid, et le vent qui s'insinuait doucement dans ses cheveux et caressait son visage était tiède. Elle sentait le contact frais de l'air là où ses larmes avaient coulé sans qu'elle s'en rende compte le long de son visage mais ne ressentait pas le besoin d'essuyer ses joues. Elle se contentait de rester là, tranquille, au sommet du monde paisible qui s'étendait sous ses pieds.
Elle entendit un craquement derrière elle et tourna la tête. A une dizaine de mètres, sous le couvert des arbres, Bellamy se frayait un chemin parmi les buissons. Il ne semblait pas encore l'avoir vue et elle retourna à sa contemplation, sans même prendre la peine de sécher ses larmes. Elle laissa s'échapper un imperceptible soupir alors qu'il arrivait derrière elle ; elle entendait ses pas fouler l'herbe sèche et bientôt il apparut dans son champ de vision, debout à sa gauche, alors qu'elle gardait le visage tourné vers l'horizon. Quelques secondes s'écoulèrent ainsi, sans autre bruit que le lointain bruissement des feuilles et sans autre mouvement que celui du vent. Il avait ouvert la bouche pour dire quelque chose, mais quand il aperçut la trace qu'avaient laissé ses larmes sur ses joues; il se ravisa et vint simplement s'asseoir tout près d'elle. Elle était restée immobile et silencieuse.
« Je comprends », articula-t-il d'une voix sourde.
C'était tout ce qu'il avait trouvé à dire, et il passa un bras autour d'elle. Clarke sentit le contact de sa peau tiède, de son bras musclé autour de ses épaules, de sa main repliée à côté de son coude et hésitant sur sa place.
Il n'alla pas plus loin et ce contact, démonstration de soutien et d'affection, fit du bien à Clarke. Sa vue se brouilla à nouveau et elle cligna des yeux une fois, deux fois. Mais elle ne put se retenir plus longtemps et de nouvelles larmes dévalèrent ses joues. Bellamy sentit un sanglot la traverser, et il la serra alors un peu plus fort contre lui, le regard obstinément fixé sur l'horizon, impassible. Elle cessa alors toute résistance et posa la tête sur son épaule, laissant ses larmes couler doucement.
