Les personnages sont dans le domaine public. Cette fic présente deux scènes manquantes de la descente d'Ulysse aux Enfers. Dans l'Odyssée, on le voit parler avec sa défunte mère, avec Achille, Agamemnon et Ajax, dans de belles scènes. Une suggestion d'Arakasi était d'en rajouter quelques-unes. Comme elle le suggère, même si le canon de base est l'Odyssée, je subis l'influence d'autres sources de la mythologie grecque, qui présentent Ulysse comme retors et même parfois cruel. Le première de ces scènes concerne Priam, et les Troyens en général. La seconde est sur Sisyphe.
Parmi les ombres se pressaient les défunts de la guerre. Quand vint le tour des héros Troyens de s'abreuver au sang noir, le roi d'Ithaque ne leur en refusa pas l'accès. Le roi Priam but le premier, reconnut Ulysse et s'écria :
"Qu'ai-je fait ? Est-ce de mon ennemi dont j'ai accepté le don ? Dans quel piège suis-je pris, contraint de témoigner de la reconnaissance à celui que je hais !"
Ulysse pouvait ignorer le vieillard, peu se soucier de sa haine et de ses malédictions. Le plus humble des vivants est toujours victorieux par rapport aux morts, quel que soit leur âge, leur renommée ou leur noblesse. Pourtant, soit que son coeur soit blessé, soit que son orgueil d'orateur soit en jeu, il répondit fièrement :
"Je te tiendrai quitte de ta reconnaissance, mais réponds plutôt à ma question. As-tu de la haine envers moi pour la guerre qui a opposé nos peuples ? Helas, elle fut cruelle, mais elle le serait plus encore si elle éteignait l'estime qu'on peut avoir pour ses adversaires. Ou est-ce pour son issue, et la chute de ta ville, que ta haine va à tous les grecs ? Ou ne se porte-t-elle qu'à ceux qui ont survécu ? Expose tes griefs, roi de Troie."
"Mon mépris et ma soif de vengeance, à jamais inassouvie, n'écrasent pas ceux qui combattent en guerriers, mais ceux qui, pénétrant dans Troie par la ruse, ont massacré les femmes, les enfants, et les hommes désarmés. Et ils s'abattent sur toi, plus que sur n'importe qui, pour avoir été l'origine de cette ruse ignominieuse. Peu importe que ta main n'ait pas touché mes filles : tu portes le poids de leur sang."
"Roi de Troie, comment pourrais-je tenter de consoler ton désespoir, quand à ta place je n'aurais pas été moins blessé ? Et pourtant, pour cela même, j'aurais cru que tu me comprendrais, car nous sommes semblables. Nous savons que la guerre est laide. Elle n'est pas une quête de gloire, ni une noble tâche. Ce qui compte est de trouver la paix à nouveau, et pour cela, la seule solution est de gagner. Et ce, quoi qu'il faille faire pour cela."
"La guerre était aux portes de ma ville ! Ce n'est pas moi qui ai traversé les mers pour venir la chercher ! Si tu étais resté dans ton palais de Grèce, tu n'aurais pas été séparé de ceux que tu aimes, et je n'aurais peut-être pas perdu les miens !"
Ulysse se remémora l'époque où, avant de connaître Pénélope, il avait, comme presque chaque roi de Grèce, courtisé Hélène. Son père, Tyndare de Sparte, n'avait accepté de lui désigner un mari qu'après que tout ses prétendants avaient juré qu'ils ne feraient aucun tort à celui qui serait choisi ; et qu'ils lui viendraient même en aide au besoin. C'était Ulysse lui-même qui avait établi le texte du serment. Il en était fier à l'époque, et maintenant il se refusait à avouer ses erreurs, ses faiblesses.
"Si tu n'avais pas donné asile à Pâris, criminel et lâche, qui venait d'enlever la femme d'un autre, offensant gravement les lois de l'hospitalité, je ne serais pas en cet instant séparé de ma famille, et Troie tiendrait toujours."
"Pâris était mon fils !"
Encore une fois, Ulysse repensa que, marié à Pénélope, il avait pensé que cela valait la peine de bafouer ses serments. Il s'était fait passer pour fou, avait labouré la terre pour y semer du sel. Mais Palamède, son ennemi parmi les grecs, n'avait pas cru à sa folie, avait placé devant la charrue d'Ulysse son fils nouveau-né, Télémaque. Il s'était arrêté. I répliqua encore :
"Mais tu as eu le choix. On a toujours le choix."
"Si c'est le cas, que les dieux continuent de te punir pour les tiens !"
Les ombres des Troyens, pendant ce temps, s'étaient rassemblées autour d'eux, immatérielles mais menaçantes.
Hector, le fils aîné de Priam, répéta : "Que les dieux te punissent !"
Cassandre, sa fille, aimée d'Apollon, murmura : "Encore bien des années, avant de pouvoir rentrer chez toi."
Ulysse, d'une voix ferme, s'exclama :
"Les dieux punissent pour les affronts qui leur sont faits. Mais en ce qui concerne les hommes et notre monde, nous sommes les seuls maîtres de notre destin. Nous sommes les seuls, nous, les vivants, à juger du bien et du mal que nous nous infligeons, à punir ou récompenser, à faire des choix et avoir des regrets !"
D'un geste, il dissipa les ombres des morts, et regretta de ne pouvoir triompher d'eux que de cette façon ; devant les morts de Troie, les arguments les plus éloquents tomberaient en poussière. Mais il était toujours un des vivants, en proie au doute et à l'erreur, tandis qu'il ne leur restait que l'éternité des Enfers.
