Chapitre 1

Keller Army Community Hospital de New York – 06 avril 2007

- Vous souffrez de stress post-traumatique. C'est un sérieux problème, monsieur Lehnsherr, annonça le Dr Emma Frost de sa voix implacable.

Emma se sentit dévisagée par un œil critique. Erik Lehnsherr avait vu un grand nombre de psychiatres mais la différence entre elle et les autres, c'est qu'elle n'avait pas peur d'employer des mots durs.

- Sans blague, répliqua-t-il avec agacement.

Il essaya de se repositionner correctement dans son lit mais ses jambes raidies par le manque d'activité ne l'aidaient pas. Emma consulta brièvement sa montre. Elle savait qu'il aurait sa première séance de rééducation de ses jambes dans une heure après presque deux mois d'immobilisation.

- Quelles sont les images qui vous reviennent le plus souvent ? demanda-t-elle, peu impressionnée par la mauvaise humeur apparente de son patient.

- J'ai fait la guerre. A votre avis quel genre d'image ?

- C'est la question que je vous pose. Beaucoup de soldats m'ont rapporté la vision de corps déchiquetés, de camarades tombant sous les balles ennemis... Vous n'êtes pas un cas isolé monsieur Lehnsherr.

- J'ai tué un ami, explosa Erik. Je suis sûr que peu de vos patients l'ont fait…

- Racontez-moi comment ça s'est passé, demanda Emma d'une voix ferme.

- Je ne peux pas, souffla-t-il.

- Parlez-moi des souvenirs heureux alors. Quand avez-vous rencontré votre ami ?

- Je ne sais plus exactement, sans doute en août 2006, à Camp Chester en Afghanistan.

- La base anglo-américaine, c'est bien ça ?

- Oui. Soldats américains et britanniques partageaient les locaux depuis sa construction en 2003. La division de mon ami est arrivée de Londres quelques jours avant que je le rencontre.

- Racontez-moi, encouragea Emma en prenant des notes discrètes.

- C'était un après-midi. Nous avions du temps libre. Comme il faisait chaud, mes coéquipiers et moi avions l'habitude de regarder un film dans l'une des tentes climatisées. Mais c'étaient toujours les mêmes qui étaient diffusés. Ce jour-là, c'était Gladiator. Je l'ai vu au moins six fois depuis mon arrivée en décembre 2004. Alors je suis sorti fumer une cigarette.

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Camp Chester, province de Kaboul – août 2006

Erik alluma distraitement sa cigarette et tira avidement dessus pour inspirer la nicotine. Il rangea son paquet dans la poche de sa veste et son regard fut attiré par un groupe de militaires qui s'agitait dans la poussière.

Ils sont fous, songea-t-il en mettant sa main en visière devant ses yeux aveuglés par le soleil tapant.

Tout de même curieux, il s'approcha un peu du groupe, captant des rires et un accent qui n'était absolument pas américain. Alors il ne fut pas surpris : à ce qu'il savait des anglais, ils avaient une façon de vivre bien différente des américains. Et ils ne semblaient pas s'inquiéter de la chaleur écrasante.

- Vous allez vous choper une insolation, commenta Erik en désignant le soleil quand il fut assez près du groupe.

- Non, je ne crois pas, répondit un jeune homme d'un ton légèrement condescendant qui laissait transparaître un accent bourgeois aux oreilles américaines d'Erik.

- Soleil et sport, chose que nos médecins déconseillent vivement. Mais peut-être que les toubibs anglais raisonnent autrement ? railla Erik.

Le jeune anglais laissa échapper un léger rire et baissa ses lunettes de soleil pour fixer Erik de ses yeux bleus curieux. Ses compagnons, dont une jolie blonde, étouffèrent leurs rires en regardant Erik.

- Je suis un « toubib anglais », avoua finalement le jeune homme. Caporal Charles Xavier, 3ème unité, se présenta-t-il en tendant sa main.

- Sergent Erik Lehnsherr, 7ème unité, répondit Erik en serrant la main tendue.

- Enchanté. Tu veux jouer avec nous ? C'est du football adapté à la chaleur. C'est-à-dire que nous ne courrons pas et nous nous arrêtons souvent pour boire.

- Sérieusement ? fit l'américain en tirant sur sa cigarette.

- C'est plus amusant que ça en a l'air, dit Xavier en haussant les épaules. Je te présente mes collègues : les soldats Raven Xavier, ma sœur, alias Mystique Alex Summers, alias Havok, Hank McCoy, alias Beast et Armando Muñoz, alias Darwin.

- Mystique, Havok, Beast et Darwin, résuma Erik avec un sourire en coin. Et toi, c'est quoi ton surnom militaire ?

- Hors terrain, je suis Prof' mais en mission, je deviens Doc'. Et toi, quel est le tien ?

- On m'appelle German Shark, ou Shark tout court.

- Je crois comprendre pour « allemand » mais « requin » je me demande bien pourquoi, admit Xavier.

- Tu ne me connais pas encore…

Erik esquissa un large sourire dévoilant toutes ses dents et Mystique fut la première à réagir :

- Ok, moi je comprends pourquoi…

- C'est même un peu flippant, murmura Havok à Darwin en pensant être discret.

- Bon alors, tu joues avec nous ou non ? demanda Charles en ignorant ses collègues.

- Non, répondit Erik. Taper dans une balle dans un sol poussiéreux, très peu pour moi.

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- Comment en êtes-vous venus à devenir amis ? Les armées américaines et britanniques ne sont normalement pas mélangées sur le terrain, n'est-ce pas ? demanda Emma, décidée à ne pas demander l'identité du soldat britannique tant que son patient paraîtrait sur la défensive.

- Le Camp Chester a un statut particulier. Même si la base est divisée en deux, certains espaces communs sont partagés : l'hôpital, l'infirmerie et le réfectoire. Ce qui fait qu'anglais et américains se croisaient souvent. Le soir, les anglais mangeaient d heures, et nous d heures. Mais les médecins venaient à des heures aléatoires, expliqua Lehnsherr.

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- Tu manges toujours seul ? demanda Xavier en posant son plateau en face d'Erik.

Le militaire le fusilla du regard ce qui signifiait clairement oui et qu'il n'avait aucune envie que cela change. Mais Xavier ignora cette mise en garde silencieuse et s'installa sur la chaise avant de triturer ses haricots blancs avec sa fourchette.

- Ils n'ont pas choisi le plat le plus digeste ce soir, fit-il remarquer.

Puis il mangea silencieusement, un air distrait couvrant toute la salle animée par les discussions joyeuses des militaires qui parlaient de leurs familles, de films, de musique…

- Tu n'as pas d'amis ? demanda Xavier, curieux.

- Mieux vaut ne pas être trop proches de gens ici… Les membres de ma division et moi, nous nous respectons beaucoup, nous pourrions mourir les uns pour les autres mais je ne veux pas d'amis, lâcha Erik, surpris d'avoir dit cela à un inconnu.

Xavier acquiesça, il devait avoir compris l'avertissement caché de ses paroles puisqu'il termina son repas dans un mot. Pourtant, au moment où il se leva, il se tourna vers Erik :

- Tu n'es pas forcé d'être seul… Ça te dirait une cigarette ?

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- Je fume toujours après manger. Alors je me suis dit pourquoi pas sans me douter que ça deviendrait presque quotidien. On mangeait en silence et nous discutions à l'extérieur en grillant plusieurs cigarettes, expliqua Lehnsherr en triturant nerveusement un fil qui dépassait de sa blouse d'hôpital.

En observant son patient, Emma remarqua que plus il avançait dans son récit, plus il paraissait mal à l'aise. Elle savait, grâce aux rapports rédigés par ses confrères, que Lehnsherr n'avait jamais évoqué son ami au cours de leurs séances. Mais Emma savait faire parler les gens, elle avait une sorte de don qui poussait les gens à s'ouvrir à elle. Pourtant, elle n'était ni sympathique ni compatissante. Elle était simplement convaincante.

- De quoi parliez-vous ? demanda-t-elle alors.

- De tout et de rien…

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Camp Chester, province de Kaboul – septembre 2006

- Je veux tuer tous ces putains de musulmans, lâcha Erik avec colère en jetant au loin sa cigarette terminée.

- Les talibans, Lehnsherr. Pas des musulmans, murmura Xavier qui secouait la tête pour marquer son désaccord.

- Les talibans sont musulmans, fit remarquer l'américain.

- Mais les musulmans ne sont pas tous talibans.

Erik resta silencieux un instant et masqua sa honte en baissant la tête. Il savait tout cela, il savait l'amalgame injuste qui se jouait dans son esprit mais il n'arrivait simplement plus à faire la distinction.

- Mes parents sont morts dans les attentats du 11 septembre, avoua-t-il.

- Beaucoup, même en Europe, ont eu un comportement raciste suite à ça…

- Je ne suis pas raciste, je suis un descendant d'immigrés juif-allemands après tout… En revanche je hais les musul…les talibans, Al Qaeda… et je ne suis pas le seul américain à tout mélanger. Je crois que leur inhumanité me fait peur et entretient la mienne.

- Au moins tu en a conscience. Ça ira mieux, sourit Xavier en posant brièvement sa main sur son épaule. Mais je crois qu'il faut garder en tête que malgré tout, nous combattons des êtres humains qui doivent être traités comme tels malgré leurs actes. Et j'espère vraiment que nous pourrons faire la paix.

- Tu espères une paix ? Tu es naïf Xavier !

- Je me vois comme un pacifiste.

- Que fais-tu ici alors ?

- Mon travail : je soigne les gens…

- Tu es venu jusqu'ici pour soigner des gens ? s'étonna Erik dans un froncement de sourcils.

- Pas que pour ça, admit Xavier. Ma sœur est ici elle aussi alors…

- Tu voulais garder un œil sur elle, devina l'américain.

- Je déteste être ici, soupira le plus jeune en baissant la tête.

- Si tu pouvais être ailleurs, où serais-tu ? demanda alors Erik.

- Je pense que je serais dans une salle de classe, à enseigner la biologie. Et c'est ce que je ferai quand j'aurais terminé mon engagement. Et toi ?

- Je ne sais pas…

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- Et maintenant, si vous pouviez être ailleurs, où seriez-vous ? demanda Emma en observant attentivement son patient.

- Sous le ciel étoilé d'Afghanistan, à enchaîner les cigarettes avec lui pendant une partie d'échecs, répondit sans hésitation Lehnsherr.

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- Tu ne téléphones jamais à ta famille ? demanda Xavier au fil d'une discussion, les yeux rivés sur le ciel, nuageux ce soir-là.

- Je n'ai plus de famille, rappela Erik.

- Une petite-amie ?

- Non plus.

- Je ne suis pas surpris, rit l'anglais. Tu n'es pas quelqu'un de très avenant.

- J'imagine que toi, une horde d'admiratrices t'attend au pays. Tu es déjà populaire parmi les femmes ici. Elles disent que tu as « la classe anglaise ».

- Non, aucune femme, fit Xavier sérieusement, ses yeux fixant Erik avec intensité.

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- Êtes-vous homosexuel ?

Emma savait que la question était osée. Peut-être arrivait-elle trop tôt. C'était la première fois qu'elle rencontrait Lehnsherr et elle avait déjà réussi à le faire parler mais elle se demanda si elle n'en avait pas trop fait. C'était rare qu'elle doute d'elle-même, mais en voyant le regard perçant de Lehnsherr, elle sentit qu'il était différent des autres patients atteints de stress post-traumatique qu'elle avait soignés.
En même temps, elle sentait la douceur de son récit, la façon dont ses lèvres souriaient quand il évoquait les détails à propos de son inconnu. Ses yeux bleus, son allure candide, sa gentillesse bienveillante…

- Don't ask, don't tell (1), répliqua finalement Lehnsherr.

- Je ne fais pas partie de l'armée, fit remarquer Emma. Rien ne sortira de cette chambre.

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Camp Chester, province de Kaboul – octobre 2006

Erik lança un regard noir à Sean, alias Banshee, quand ce dernier précisa à l'équipe d'urgence de l'hôpital qu'il avait perdu conscience suite l'explosion qui avait surpris l'ensemble de son unité lors de leur mission. Une dernière œillade assassine pour le jeune roux et il se retrouva dans une salle de consultation. Il n'attendit pas longtemps et fut rejoint par le médecin de garde, le docteur Xavier.

- Lehnsherr ! Que s'est-il passé ? dit Xavier en s'approchant de lui.

- Pas grand-chose, mon unité s'inquiète pour rien, grogna Erik.

Xavier était concentré sur le dossier et fronça les sourcils.

- Une perte de connaissance suite à un choc à la tête, ce n'est pas rien ! Des troubles de la vision ? demanda-t-il en pointant sa lampe dans les yeux d'Erik.

- Maintenant oui, marmonna le militaire aveuglé.

- Tes oreilles bourdonnent ? continua le médecin examinant maintenant ses oreilles.

- Un peu. Et j'ai mal à la tête, fut forcé d'admettre Erik.

Xavier palpa son crane à la recherche d'une bosse qu'il trouva rapidement, faisant grimacer Erik.

- Bon, ça ne m'a pas l'air grave mais tu vas quand même passer un scanner et rester en observation cette nuit, annonça Xavier.

- Non, je me sens assez bien pour retourner à mon dortoir, protesta Erik.

- De quoi te plains-tu ? Les lits sont bien plus confortables ici et en plus, je suis de garde cette nuit, sourit le médecin en écrivant dans le dossier du militaire. Retire tes vêtements et reste en tee-shirt et boxer s'il te plait.

- J'ai le droit de garder mes chaussettes ? railla le militaire.

- On dirait que ce coup sur la tête a développé un sens de l'humour en plus de cette horrible bosse… Et non, tu ne gardes pas tes chaussettes.

Erik se retrouva rapidement en sous-vêtements, le regard attentif de Xavier sur lui. Il sut qu'il observait le tatouage qu'il portait à l'avant-bras gauche : 20010911 en hommage à ses parents morts ce jour-là. Mais il ne commenta pas.

- Aucune douleur particulière ?

- Non, répondit Erik.

- Ok. Tiens-toi sur un pied, les bras tendu… Pas de trouble de l'équilibre, c'est bien. Mais… tes pieds ! s'exclama le médecin en fixant la trace de sang sur le carrelage blanc.

- C'est rien, on a beaucoup marché aujourd'hui…

- Tu n'es pas sérieux ! Vu l'étendue de la plaie, elle ne date pas d'aujourd'hui ! Assied-toi !

Erik obéit à l'ordre sec de Xavier qui prit place sur une chaise en face de lui avant de tirer sur un meuble à roulette comprenant le matériel médical. Le docteur enfila des gants et désinfecta les ampoules mal cicatrisées présentes sur la plante des deux pieds. Il y appliqua une crème antiseptique avant de les bander.

- Je vais te prescrire de quoi soigner tes pieds. Tu peux marcher jusqu'au scanner ?

- Évidemment, répondit Erik presque scandalisé par la question alors qu'il enfilait la blouse d'hôpital donnée par Xavier.

Il le suivit ensuite pour passer l'examen réclamé qui ne révéla aucun traumatisme crânien.

- Tu aurais dû venir avant, reprocha tout de même Xavier quand ils furent seuls dans la chambre qu'occuperait Erik pour la nuit. Les blessés de ton unité sont arrivés en fin d'après-midi et toi, tu as attendu le soir. Ça aurait pu être grave, Sergent Lehnsherr !

Le ton distant et détaché contrastait avec les paroles inquiètes. Erik observa les traits crispés du médecin et ne put s'empêcher de parler :

- Tu es toujours aussi hargneux avec tes patients ?

- Seulement quand ils sont stupides et imprudents, siffla Xavier avant de fixer Erik d'un air horrifié. Désolé, je n'aurais pas dû…

- Le soldat britannique tué au cours d'une opération il y a deux jours…

- Je n'ai pas le droit de te parler des opérations britanniques, coupa le médecin sèchement. Mais oui, c'était mon unité et je n'ai pas pu sauver Darwin.

- Je suis désolé, dit sincèrement Erik.

- Non, c'est moi. Alors rend moi service : reste sain et sauf, d'accord ?

- Tu es médecin militaire, tu sais très bien que ça ne dépend pas que de moi…

- Je ne parle pas en tant que médecin mais en tant qu'ami : reste en vie, Erik, fit Xavier en posant sa main sur son épaule.

Erik connaissait Xavier depuis plusieurs mois maintenant mais c'était la première fois qu'il l'appelait par son prénom. Pourtant, il ne l'avait jamais pensé comme un ami, ni comme un collègue. Il ne savait pas comment le désigner en fait. Il ne faisait pas partie de son groupe et pourtant il avait plus d'affinités avec lui qu'avec aucun autre ici.

- Je ferai mon maximum, Charles, promit Erik récoltant ainsi le sourire agréable que son ami n'offrait qu'à lui.

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- Je n'ai jamais eu de comportement indécent pendant mes fonctions, assura Lehnsherr en frottant ses yeux. Le devoir avant tout…

Emma avait le sentiment d'avoir vu juste. L'inconnu n'était pas un simple ami, elle était maintenant persuadée qu'il avait des sentiments amoureux pour lui. Maintenant, elle voilait savoir si la réciproque était vraie.

- Pouvez-vous définir un comportement indécent ? demanda-t-elle.

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Erik resta figé, horrifié devant les paroles de Charles. Il déglutit difficilement, cherchant vainement une échappatoire face à ses yeux qui avait gardé leur bienveillance malgré le constat.

- Je sais ce que tu ressens pour moi, répéta Charles en penchant la tête sur le côté.

- Parce que tu peux lire dans les pensées peut-être ? répliqua Erik sur la défensive quand il parvint enfin à réagir.

- Non, sourit le jeune homme. Mais je crois que j'arrive assez bien à cerner les tiennes. Vas-tu essayer de me mentir ? Et si je te dis que je ressens pareil pour toi ?

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- Je n'ai même jamais tenu sa main, assura Lehnsherr les yeux maintenant vides.

Emma posa son stylo dans son carnet qu'elle referma. Elle le posa sur sa chaise quand elle se leva pour remplir un verre d'eau qu'elle donna à Lehnsherr. Il la remercia d'un signe de tête. De retour à sa place, elle lui posa la question suivante :

- Qu'est-ce qui vous en empêchait ?

- Nous pensions que c'était mieux d'attendre la fin de notre engagement, répondit l'homme avant de porter le verre d'eau à ses lèvres.

- Le temps se comptait en années, constata la psychiatre.

- Nous en étions conscients. Il me restait trois ans de service, et lui cinq. Mais nous ne voulions pas apporter la honte sur nous et sur nos armées respectives… Et puis, cela nous aurait permis de savoir si nos sentiments étaient sincères et permanents…

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- Professeur de biologie, n'est-ce pas ? fit Erik les yeux rivés sur la bouche de Charles qui fumait une cigarette.

- Oui. Apprendre aux jeunes comment leur corps fonctionne, je trouve ça bien, sourit l'anglais en proposant le reste de sa cigarette à Erik qui accepta. Et toi, as-tu réfléchi à ce que tu feras quand ton engagement sera terminé ?

- Je ne sais pas, admit Erik. J'ai longtemps cru que la guerre était mon seul avenir… Je ne pensais qu'à venger mes parents et ce conflit paraît sans fin alors je me disais que j'aurai cet objectif en tête pendant encore plusieurs décennies si je ne mourrai pas avant. Mais les choses sont différentes maintenant…

- A cause de moi, devina Charles.

- Grâce à toi, rectifia-t-il en écrasant le mégot de cigarette sur le sol poussiéreux.

- Quel était ton rêve quand tu étais enfant ?

- Quand j'étais gosse, je rêvais de construire des voitures. J'ai toujours adoré sentir le métal sous mes doigts. Aujourd'hui encore, quand je peux, je préfère manier mon arme sans gants, fit Erik.

- C'est intéressant !

- Je ne compte pas reprendre mes études d'ingénieur.

- Alors à défaut de construire des voitures, tu pourrais les réparer, non ?

- C'est déjà plus réaliste, effectivement. Ce n'est pourtant pas ta grande qualité !

- Ça c'est méchant !

- Ne sois pas vexé. Après tout, tes rêveries me font du bien…

- Ce ne sont pas des rêveries, Erik. Mais notre futur.

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Lehnsherr avait les larmes aux yeux. Emma hésita à lui tendre un mouchoir mais elle se souvint que ce n'était pas comme cela qu'elle procédait. Elle attendit qu'il parle :

- Ce n'étaient que des rêveries… Nous avons passé tellement de temps à parler de ce que pourrait être notre avenir ensemble ! Il avait décidé de vivre ici, aux États-Unis, car il avait fait ses études à Harvard et avait donc le droit de pratiquer ici au cas où il ne pourrait pas enseigner. Moi, j'avais pour projet d'apprendre la mécanique et d'ouvrir mon propre garage de réparation. J'y ai tellement cru que pour la première fois de ma vie depuis la mort de mes parents, j'étais réellement heureux. Et puis il y a eu cette opération qui a mal tourné…

- Celle qui a coûté la vie à votre ami ?

- Non, pas celle-ci, dit Lehnsherr en secouant la tête. J'aurais dû l'écouter. Il avait raison mais je n'ai pas voulu l'écouter…

Lehnsherr balaya ses larmes de frustration d'un geste de la main.

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Camp Chester, province de Kaboul – fin octobre 2006

- Tu as vu des cadavres déchiquetés, Erik ! Des femmes, des enfants ! Aucun soldat, aucun homme n'est préparé à ça. Ce n'est pas de la faiblesse de faire une pause !

Charles tentait de garder sa voix basse pour ne pas être entendu des autres mais Erik pouvait voir la frustration dans ses yeux bleus.

- Ce ne sont que des cauchemars, ça va passer ! Je ne sais même pas pourquoi je t'en ai parlé ! lâcha Erik.

- J'ai soigné les blessures d'un de tes hommes. Il était tellement choqué qu'il a été rapatrié aux États-Unis. Je crois que tu devrais rester hors des opérations un certain temps.

- Je vais bien ! assura une nouvelle fois Erik.

- Je vais être obligé de signaler tes cauchemars dans ton dossier Erik.

- N'y pense même pas ! Je ne t'en ai pas parlé en tant que médecin ! C'est juste passager !

Charles soupira.

- Ça fait presque un mois. Ce n'est pas passager, c'est du stress post-traumatique.

- Si tu me signales, je ne t'adresserai plus la parole, dit Erik sèchement. Je suis sergent, j'ai des responsabilités et je ne peux pas me permettre d'être écarté du terrain.

- Moi aussi j'ai des responsabilités et j'espère qu'un jour tu me pardonneras…

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- A vrai dire, on se disputait souvent. Nous avions des tas d'opinions différentes, que ce soit sur la politique, sur la philosophie… sur tout et n'importe quoi. Mais nous parvenions toujours à accepter l'idée de l'autre. Sauf cette fois. J'étais aveugle, je n'avais pas conscience de mon traumatisme et j'étais tellement en colère ! Je me suis senti trahi qu'il me signale, expliqua Lehnsherr avant de pincer les lèvres.

- Que s'est-il passé suite à ce signalement ? demanda Emma en s'avançant sur sa chaise.

- J'ai eu un entretien avec un psychiatre militaire. Il m'a jugé apte à rester sur le terrain.

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- Tu as menti au psychiatre, comprit Charles en suivant Erik jusqu'au réfectoire. Ton instabilité est un danger pour toi mais aussi pour les autres !

- Ne me parle pas, s'énerva Erik sans ralentir.

Charles lui attrapa la manche et le força à se retourner pour lui faire face.

- Écoute-moi attentivement, mon ami. Nier ce qui t'arrive ne t'apportera pas la paix.

- La paix n'a jamais été une option, répliqua Erik.

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- Il avait raison : j'étais un danger pour mon équipe. Je sursautais au moindre bruit, j'avais comme des flashes où je revivais l'embuscade dont nous avions été victimes… J'étais irritable et instable, mais j'ai nié jusqu'au bout par honte et par fierté, fit Erik en fixant un point imaginaire.

- Ce n'est pas facile d'admettre qu'on a un problème, surtout dans ce contexte. Vous saviez que vous seriez amené à voir des horreurs mais votre ami avait raison sur ce point : on n'est jamais assez préparé, déclara Emma en se levant de sa chaise. C'est l'heure de votre séance de rééducation. Souhaitez-vous que continuions après ou demain ?

- Demain, répondit Erik. Je suis un peu fatigué.

Emma esquissa un sourire poli en tendant une main élégamment manucurée à son patient.

- Bon et bien, à demain monsieur Lehnsherr.

Elle rangea ses affaires et quitta la chambre, songeant qu'elle devait absolument savoir en amont ce qui s'était passé avec l'ami de Lehnsherr. Dès qu'elle arriva chez elle, elle brancha son ordinateur et rechercha les soldats britanniques tués en opération. Elle fronça les sourcils en constatant qu'aucun médecin ne faisait partie de la liste.

- C'est pire que ce que je croyais, soupira-t-elle.

Et elle écrivit sur son carnet : l'histoire du patient est-elle réelle ou est-ce un mécanisme pour masquer la véritable source de sa dépression ? Car elle n'était plus certaine que l'ami de Lehnsherr ait réellement existé finalement…

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Quelque part en Afghanistan – novembre 2006

Erik ne voyait absolument rien. Il faisait gris et les échanges de balles ainsi que les explosions rendaient l'air poussiéreux.

- Azazel, où en est l'équipe britannique ? demanda Erik en se tournant vers l'homme qui avait l'équipement radio.

- Ils sont à l'opposé et il semblerait qu'ils aient moins de difficultés que nous, annonça Azazel après avoir passé l'appel.

- Riptide, arrives-tu à voir d'où viennent les balles ?

- Négatif Shark.

- Putain ! Ils continuent à nous tirer dessus ! On se met à couvert ! hurla Erik.

- Shark ! Les anglais arrivent en renfort ! informa Azazel.

Erik ne répondit pas. Son cœur battait à tout rompre et il sentait la sueur couler le long de son dos. La vision trouble, il voyait des ombres danser dans le brouillard et la poussière. Alors dans un accès de peur, il tira en direction des ombres, à l'aveugle. Elles disparurent ensuite laissant place à un silence de mort.

- Suivez-moi ! cria Erik en courant dans la direction où il avait tiré.

Il se figea quand il vit le corps de Charles, étendu sur le dos, les yeux grands ouverts. Les ombres sur lesquelles il avait tiré, étaient-elles la silhouette de son ami et du soldat gravement mutilé à ses côtés ?

- Ici Azazel, de la 7èmeunité. On a retrouvé le Caporal Xavier et le soldat Summers. Il semblerait qu'ils soient morts tous les deux. Je vous envoie les coordonnées.

- Shark, il faut avancer, la zone n'est pas sécurisée ! hurla Riptide en tirant le bras d'Erik.

Erik secoua la tête comme pour tenter de se réveiller de cet affreux cauchemar. La main autour de son arme tremblait il et évita plusieurs tirs grâce à Riptide qui le poussait pour avancer.

- Sergent Lehnsherr, cria Azazel en plaquant contre un mur. On a besoin de toi, réagis !

Entendre son grade sortit Erik de sa torpeur et il analysa le terrain en évitant de regarder derrière lui. Il pointa alors du doigt une zone qui paraissait hors de danger.

- Allez-y, je vous couvre, fit Erik en regardant partir un à un ses hommes.

- SHARK ! BOUGE DE LA ! hurla soudain Azazel de l'autre côté de la rue.

Quand Erik vit la grenade rouler vers lui, il eut juste le temps de plonger sur le côté et ce fut le trou noir…

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Keller Army Community Hospital, New York – 07 avril 2007

- Je ne me souviens pas de ce qui s'est passé ensuite. Je suis resté dans le coma pendant un mois, mes jambes ont été sévèrement blessées et les médecins m'ont dit que j'avais eu beaucoup de chance de ne pas en avoir perdu l'usage.

Emma resta silencieuse un instant. Elle ne savait plus comment aborder l'entretien maintenant qu'elle n'était plus certaine de la véracité du récit de Lehnsherr. En même temps, elle ne voulait pas lui faire remarquer qu'aucun médecin anglais n'était mort en opération, il fallait que son patient apprenne lui-même qu'il avait imaginé toute cette histoire pour justifier son mal-être.

Elle savait, grâce aux précédents rapports, que Lehnsherr avait bien été blessé par l'explosion d'une grenade qui lui avait provoqué une commotion cérébrale. Et un choc à la tête pouvait aussi être à l'origine de l'altération de ses souvenirs…

- Vous avez tué accidentellement deux soldats britanniques, résuma Emma. Vous n'avez pas fait l'objet d'une enquête ?

Ce n'était pas le cas, elle le savait mais elle espérait que ces éléments prouvés fassent réagir son patient.

- Summers a eu le bas du corps déchiqueté par une grenade, souffla Lehnsherr. Je ne pense pas avoir tiré sur lui.

Emma acquiesça. Il lui semblait bien avoir lu quelque chose qui allait en ce sens quand elle avait fait ses recherches.

- Et votre ami ?

Lehnsherr resta silencieux, sous le regard attentif d'Emma qui guettait sa réaction. Mais il n'en eut aucune, il se contentait de fixer le vide.

- Comment s'appelait-il ? insista la jeune femme pour savoir s'il était allé jusqu'à lui créer une identité.

- Charles. S'il s'appelait Charles.

Emma hocha la tête et nota ce prénom dans son carnet. Lehnsherr resta silencieux pendant le reste de la séance et la psychiatre dut se résoudre à partir sans obtenir de nom de famille, qui n'existait peut-être pas…


(1) Don't ask, don't tell (« Ne demandez pas, n'en parlez pas ») était une doctrine et une législation discriminatoire en vigueur de 1993 à 2011 dans les forces armées des États-Unis vis-à-vis des homosexuels ou bisexuels. Cette politique consistait à assouplir l'interdiction faite aux non hétérosexuels de s'engager dans l'armée en intimant à l'armée de ne pas se renseigner sur l'orientation sexuelle des recrues, avec pour contrepartie la discrétion des intéressés. (source Wikipédia)