Les personnages du manga détective Conan appartiennent à Gosho Aoyama.
Fanfiction inspirée par et dédicacée à Dagronrat.
Avertissement : Euh, scènes de sexe explicites et jeux (gentiment) pervers dans le cinquième et dernier chapitre ? Oh, et légers spoilers pour les tomes du manga non publiés en France au moment de la publication de cette fic. Donc, prenez vos responsabilités avant d'entamer la lecture.
L'amour est aveugle
Chapitre 1
Depuis l'âge de sept ans, l'angoisse avait toujours formée l'arrière-plan au sein duquel se détachait l'univers des deux dernières survivantes de la famille Miyano, qu'il s'agisse de l'aînée ou de sa petite sœur.
Une angoisse qui n'avait jamais pris de contours précis, que ce soit ceux des traits formant un visage ou ceux des lettres formant un nom. L'objet de leur peur brillait surtout par son absence, étirant des zones d'ombres derrière chaque objet, chaque personne présente dans leur vie quotidienne.
Mais cette chose ne brillait pas seulement par son absence, elle se manifestait surtout par l'absence tout court, absence de réponse ou réponses qui renvoyaient toujours un son creux, absence d'émotion, absence de couleur, à l'exception du noir absorbant toute lumière au sein d'un voile d'obscurité.
Cette absence suscitait déjà le malaise d'Akemi Miyano lorsqu'elle enveloppait l'un de ces spectres vêtus de noir, qui surgissaient parfois du brouillard dans lequel était noyée la part la plus importante de sa vie.
Lorsque les signes de cette absence s'étaient manifestés pour la première fois chez sa petite sœur, Akemi avait finalement compris qu'elle avait vécu toute sa vie dans l'ignorance de ce qu'était la véritable peur.
Shiho… Avait-elle encore une existence en dehors du monde doux-amer des souvenirs de la seule personne composant sa famille ? Il arrivait à Akemi d'en douter.
Cela leur avait pris du temps, des années, mais ils avaient réussi à transformer en étrangère celle qui aurait du, au contraire, lui être la plus familière.
Que savait-elle de la vie de sa petite sœur ? Que savait-elle de son adolescence, passée dans un pays qui n'était pas le sien ? De son travail, qui la maintenait éloignée de sa seule famille, alors qu'il n'y avait plus d'océan pour s'interposer entre elles ? De ses amis, s'ils existaient ? Rien, ou si peu, et cette inconnue n'avait jamais cherché à combler son ignorance, bien au contraire.
Si cela avait pu se limiter au silence ou à l'ignorance, mais ils ne s'étaient pas contentés de cela, oh non. Comme si cela avait pu leur suffire de lui arracher les années qu'elle aurait pu partager avec sa sœur…
Ils ne s'étaient pas contenté de couper tout les liens entre Shiho et son passé, des liens qu'Akemi n'étaient toujours pas parvenu à renouer malgré ses efforts, ces spectres froids avaient également aspiré toute vie et toute chaleur du corps de la petite métisse, ce corps qui ne dégageait plus qu'une aura de froideur et d'étrangeté.
L'entité tentaculaire et invisible qui les tenait en leur pouvoir depuis le triste jour où elles étaient devenues orphelines avait fait bien pire que les séparer. Ce monstre inhumain avait totalement absorbé la cadette, au point que l'aînée ne parvenait plus à les dissocier l'une de l'autre.
Oui, à présent, il n'y a presque aucune différence entre eux et sa sœur. En tout cas, celle qui était la plus significative s'était totalement estompée avec le temps.
Akemi n'avait jamais vraiment réussi à enfermer dans des mots ce sentiment vague et fluctuant qui se manifestait en présence de l'un d'eux. Si on avait exigé qu'elle en donne une définition, elle se serait contentée de qualifier cela d'inquiétante étrangeté. Deux mots qui désignaient tout deux la rupture avec le quotidien, ces moments où tout sentiment de familiarité se dissipait brusquement pour faire place à la peur de l'inconnu, un inconnu d'autant plus effrayant qu'on aurait été bien en peine d'expliquer en quoi il représentait un danger.
Cela se manifestait par des symptômes qu'elle ne pouvait pas rattacher à une cause précise, la température ambiante se mettant à descendre inexplicablement de quelques degrés, un frisson qui glissait le long de son échine, un vertige analogue à celui qu'elle aurait ressenti si on avait effacé brusquement tout les points de repères lui permettant de s'orienter dans l'espace, les battements de son cœur qui se mettaient à s'accélérer, ses yeux qui se mettaient à parcourir d'un seul coup le monde environnant pour trouver quelque chose, ou plutôt quelqu'un, qu'elle aurait pu relier à cette angoisse… Et à chaque fois, il s'agissait de l'un d'entre eux, il ou elle n'avait d'ailleurs pas besoin d'être revêtue de noir pour révéler sa véritable nature.
A chacune de ses rencontres avec ces monstres, une impulsion irrationnelle parcourait chaque fibre du corps de la jeune femme, lui hurlant qu'elle faisait face à ces spectres qui la hantaient depuis l'accident qui l'avait séparé de ses parents. Une émotion illogique certes, mais une vérité qui se passait de toute explication et de toute démonstration.
La jeune femme en venait parfois à se demander si elle n'était pas devenue folle.
Ces individus… Ils s'étaient manifesté pour la première fois en lui annonçant le décès de ses parents, avant de l'emmener dans l'orphelinat où elle fêterait les sept premiers anniversaires de sa petite sœur, peut-être que cela pouvait tout expliquer.
Expliquer pourquoi elle avait la sensation que son monde fragile volerait en éclat chaque fois que l'un d'eux s'y immisçait, après tout, c'était ce qui s'était passé lors de leur première rencontre.
Les blessures qui déchiquetaient le corps subsistaient sous la forme de cicatrices, c'était tout aussi valable pour celles qui épargnaient le corps mais s'acharnaient sur l'âme. Et certaines douleurs particulièrement intenses pouvaient se souder aux éléments qui leur étaient associé, accidentellement ou non. Le genre de lien qui resterait gravé au fer rouge dans les profondeurs de votre mémoire jusqu'à la fin de votre vie.
Oui, cela pouvait tout expliquer, surtout si l'on combinait cela avec le fait que c'était ces mêmes individus vêtus de noir qui avaient été associé à la disparition de sa petite sœur.
Une disparition qui avait été censé être temporaire et non définitive… Un mensonge de plus, ces corbeaux transformaient tout ce qu'ils touchaient en fantôme. Que ce soit ses parents, qui ne subsistaient plus que comme de vagues silhouettes se reflétant dans l'océan brumeux de ses souvenirs d'enfance, ou sa petite sœur, qui n'était plus que l'ombre de ce qu'elle avait été.
Aussi cynique que cela pouvait paraître, Akemi en venait effectivement à se demander si sa sœur n'était pas réellement morte.
Un constat désabusé qui donnait naissance à une tentation lancinante chaque fois que sa route croisait celle de ce nouveau spectre, effleurer cette apparition pour s'assurer qu'elle ne se dissiperait pas au moindre contact, sentir un semblant de chaleur humaine s'immiscer dans ses doigts lorsqu'ils se poseraient sur une main qui ne serait pas aussi glaciale et rigide que celle d'un cadavre ambulant.
Quelquefois, Akemi ressentait même le désir de se précipiter sur sa sœur pour l'étreindre de toutes ses forces, et faire fondre sa froideur apparente en l'enveloppant de la chaleur dont elle avait été privée tant d'années.
Mais aussi intense que soit ce désir, il ne s'était jamais traduit en acte, et cette résolution désespérée de rattraper le temps perdu se dissipait comme un rêve d'enfant devant le regard lucide d'une scientifique.
Une scientifique…C'était insensé… Shiho venait tout juste de fêter ses quinze ans lors de son retour au Japon, intelligence hors du commun ou non, elle aurait été plus à sa place en rentrant au lycée pour connaître ses premiers émois d'adolescente qu'en sortant d'une faculté américaine pour faire ses premier pas dans le monde du travail.
Non content d'avoir brisé son enfance, il ne lui avait même pas accordé un semblant d'adolescence. On lui avait arraché une fillette huit ans plus tôt, on lui rendait une adulte en échange.
Le pire ? Il n'y avait aucun écart entre la réalité et les attentes de ceux qui avaient remodelé sa sœur à leur image, aucun écart entre l'âge réel de sa cadette et l'âge que ses tuteurs lui avaient assigné, aucune contradiction apparente entre la surface et ce qu'elle recouvrait. Ce n'était définitivement pas une actrice s'efforçant de tenir le rôle qu'on lui avait imposé.
Shiho n'était définitivement pas une adolescente emprisonnée dans une apparence d'adulte mais une adulte emprisonnée dans un corps d'adolescente. On aurait cherché en vain la moindre trace de vanité ou la moindre étincelle de candeur pour se refléter à la surface de ses yeux.
Là encore, cela se manifestait par l'absence.
Dans quel monde avait-elle vécu pour en ressortir ainsi ? Cela ne pouvait pas s'expliquer par son statut de métisse au sein d'un pays qui n'était pas le sien, ni par sa situation d'orpheline coupé de tous liens familiaux. Non, cela ne pouvait pas suffire à expliquer…cela.
À quoi bon tenter de rattraper le temps perdu ? C'était cette fillette en pleurs qui aurait eu besoin de son étreinte, pas l'adulte qui avait pris sa place.
Dans les rares moments où Akemi avait surmonté ses appréhensions, en faisant mine de poser sa main sur celle de sa sœur pour rétablir un semblant de contact, Shiho avait instinctivement reculé le bras, comme si elle voulait le mettre hors de portée des crocs d'un serpent qui aurait rampé vers elle.
Oui, sa mère avait eue raison, nul ne pouvait lutter contre le cours du temps, et ceux qui s'efforçaient malgré tout de le faire expiaient inévitablement ce pêché. De quelle manière aurait réagi cette inconnue si elle avait essayé malgré tout de l'étreindre ? Dans le meilleur des cas, elle lui aurait signalé d'un ton las qu'elle avait passé l'âge de ce genre de démonstrations d'affection, dans le pire des cas, elle lui aurait rappelé d'un ton glaciale qu'elle n'avait pas bénéficié de ce genre de petites douceurs au moment où sa vie se réduisait à la solitude.
Parmi cette multitude de spectres, celui de sa sœur était bien le plus terrifiant. Et comme tout les spectres, il ne manquait pas de tourmenter celle qui était responsable de son exil hors du monde des vivants.
La responsabilité d'Akemi était infime dans l'assassinat de sa sœur, un assassinat d'autant plus atroce que sa victime était resté en vie ? Quelle importance aux yeux de Shiho ? Sa sœur était aussi impuissante qu'un insecte face à cette mécanique froide et implacable qui avait broyé leur vie, mais elle restait sa sœur aînée, sa seule famille, celle qui avait eue le devoir de lui venir en aide plus que n'importe qui d'autres sur cette terre depuis que leurs parents l'avaient quitté.
À l'âge de sept ans, Akemi n'avait pas pu s'empêcher de se sentir abandonnée et trahie par ses parents, qui la laissaient seule dans ce monde impitoyable, en lui confiant un nourrisson à couver alors que sa propre enfance ne s'était même pas achevé. Elle n'osait pas imaginer le degré de haine qu'avait pu ressentir sa sœur face à son unique parent, un parent qui n'avait même pas l'excuse d'être mort.
Oh bien sûr, Shiho ne lui avait jamais décoché d'accusations en plein cœur, que ce soit de vive voix ou par des murmures, par un réquisitoire explicite ou des remerciements dont l'ironie auraient été palpables, même s'ils n'avaient pas été formulés d'un ton ouvertement sarcastique.
Non, cela ne s'était jamais produit au cours d'une seule de leurs retrouvailles, et loin d'atténuer les remords d'une sœur aînée, cela ne faisait que les accroître. Les reproches des innocents étaient toujours les plus douloureux à subir, parce qu'il ne se manifestait jamais par la haine, seulement les souffrances qu'ils enduraient, et la question qui se lisait dans leur regard, cette unique question.
Pourquoi ?
Une question qui se complétait si facilement.
Pourquoi m'as-tu abandonné ? Pourquoi n'as-tu rien fait pour me retenir auprès de toi ? Me retrouver ? Me délivrer ?
Des questions face auxquelles toutes réponses auraient ricochées comme une excuse, une excuse qui n'aurait été satisfaisante, ni pour celle qui l'aurait formulée, ni pour celle qui l'aurait écoutée.
Cette question était condamnée à rester sans réponse, et continuerait de ronger la conscience d'Akemi tant qu'elle n'aurait pas reçu une réponse satisfaisante.
Oui, les reproches des innocents étaient bien les pires. Que l'innocent en question ait été dépourvu de toute innocence à la fin de son calvaire? Cela ne changeait rien à l'affaire. Que votre victime ravale ses souffrances au fond d'elle-même et les dissimule derrière un masque de froideur et d'insensibilité ? Cela ne faisait que raffiner le supplice, l'absence ne demandait qu'à être comblée, et l'imagination donnait toujours naissance aux pires atrocités lorsqu'il n'y avait pas de limites claires à donner à son élan.
L'angoisse était toujours plus effrayante quand elle n'était pas délimitée par des contours précis.
Oui, cela se manifestait toujours par l'absence, ils se manifestaient toujours ainsi, et Akemi n'avait jamais connu la véritable peur avant de croiser ce fantôme bien particulier. Un fantôme issu de son passé, comme ceux de leurs parents, mais un fantôme qui existait en dehors de son esprit.
Ce malaise et cette culpabilité, parvenait-elle réellement à les ravaler en présence de sa sœur, ou bien en subsistait-il toujours quelques traces infimes sur le sourire qu'elle adressait à sa cadette ?
La jeune femme avait essayé à plusieurs reprises de lever ce doute en interrogeant son propre miroir, mais son reflet n'avait jamais fourni de réponse satisfaisante à cette nouvelle question. On pouvait peut-être mentir aux autres, mais c'était beaucoup plus difficile d'endormir sa méfiance et ses doutes avec ses propres mensonges.
Non, même si on pouvait dissimuler la réalité aux autres derrière un voile de mensonges et de non-dits, on ne pouvait pas modifier les contours du monde qui vous apparaissait, de manière à ce qu'ils s'adaptent à vos désirs.
On pouvait faire semblant de voir le monde autrement, mais ce n'était pas suffisant pour Akemi, elle voulait réellement le voir autrement, et ainsi, parvenir à le changer réellement.
Si son sourire s'adressait réellement à sa sœur, ni à son fantôme ni à son cadavre ambulant, et encore moins à une étrangère qui n'aurait rien de commun avec Shiho, si ce n'est son nom et son visage, alors sa sœur reviendrait tout naturellement dans le monde des vivants.
A défaut de faire reculer les aiguilles du temps, Akemi pouvait réparer les erreurs du passé.
Ce monde refusait obstinément de refléter ses rêves et non plus ses cauchemars ? Ses yeux s'obstinaient à voir le monde tel qu'il était, et non pas tel qu'elle aurait voulu qu'il soit ? Très bien, dans ce cas, elle résoudrait cette double contradiction de la plus simple des manières, en fermant les yeux, pour ne plus contempler que le monde de ses rêves.
Oui, c'est en contemplant ce monde là qu'elle agirait dans le monde réel, et elle ne relèverait les paupières qu'à partir du moment où le contraste entre les deux se serait comblé de lui même.
Elle avait donc fermé les yeux, n'avait plus cherché à déchirer le voile de silence par la moindre question, avait admis que sa sœur était une surdouée et n'avait plus fait de remarques pour la convaincre que sa place n'était pas dans un laboratoire de recherche, avait accepté le tempérament solitaire et distant de la métisse, sans plus chercher à la sortir de sa coquille, au lieu de s'interroger sans cesse sur le passé, elle s'était tourné vers l'avenir, au lieu de comparer sans cesse cette étrangère à la fillette de ses souvenirs, avait cherché à la connaître…
La multitude de barrières que sa cadette interposait entre sa vie et son regard ? Akemi n'avait plus cherché à les ébrécher, elle s'était contentée de recueillir avec attention le peu de choses qui parvenait à filtrer jusqu'à elle.
Cela avait marché…pendant un temps.
À son plus grand bonheur, l'aînée avait découvert qu'à défaut de renouer les anciens liens, elle pouvait en tisser de nouveau.
Shiho était peut-être en état de réduire à néant les certitudes de bien des spécialistes croyant maîtriser leur discipline, qu'ils soient professeurs ou scientifiques renommés, mais cette orpheline mise à l'écart par ses camarades baignait dans une ignorance totale dès qu'elle abordait un autre domaine, mettre en valeur cette beauté qui commençait à éclore, remodeler son apparence selon ses goûts, se permettre le luxe d'exprimer son originalité, tout en se soumettant scrupuleusement à des normes arbitraires qui vous étaient imposé de l'extérieur, attirer les regards sur soi et les y maintenir, en s'arrangeant pour qu'ils expriment de l'envie et de la fascination…
Tenir sa petite sœur par la main tandis qu'elle faisait ses premiers pas dans le monde de la mode et de la féminité, pendant de délicieuses semaines parsemés d'après-midi futiles dans des centres commerciaux, Akemi eut l'impression que ces huit années de séparation s'étaient dissipé en même temps que leur trace visible.
Pour cette jeune fille qui vivait en célibataire et commençait à traiter son corps, non plus comme un fardeau ou une prison, mais comme un vêtement dont il fallait prendre soin, et qu'on devait même s'efforcer d'embellir, il était devenu essentiel de veiller à l'équilibre de son alimentation, au lieu de faire taire les protestations de son estomac avec la première substance comestible qui vous tombait sous la main, substance choisie pour l'absence de préparatifs nécessaire à sa consommation plus que pour son goût ou sa valeur nutritive. La diététique se succéda donc à l'esthétique, et l'art culinaire à celui de la séduction, au cours de l'initiation de Shiho.
Avec le recul, la plus âgée des Miyano considéra cette infime période de sa vie comme un rayon de soleil perçant les nuages au sein d'un ciel perpétuellement grisâtre, elle n'avait jamais ressenti un tel bonheur depuis ces années où un nourrisson avait fait ses premiers pas avant de laisser échapper son tout premier mot.
Nee-chan.
Durant ces quelques semaines, cette émotion indéfinissable se rétracta progressivement jusqu'à la lisière de sa conscience pour finir par se dissiper totalement. Shiho avait-elle fini par regagner le monde des vivants pour y retrouver sa seule famille ? Sa grande sœur avait-elle réussi à extirper temporairement le poison que des spectres avaient instillé dans son âme pour y anesthésier toute forme d'émotion ? Ou bien avait-elle réussi à fermer totalement les yeux sur ce qui l'entourait, y compris la part d'ombre qui avait finit par déteindre sur cette fillette qu'elle avait connu jadis ?
Akemi se moquait de la réponse, l'essentiel était ailleurs pour elle. La seule chose qui comptait, c'est qu'elle avait réussi à traiter sa cadette comme une sœur et non plus comme un spectre, un comportement qui avait porté ses fruits.
Mais le bonheur s'estompa à son tour, au fur et à mesure que les retrouvailles des deux dernières Miyano s'espaçaient. Et même si l'aînée continuait de détourner son regard de la part d'ombre qui se détachait de sa cadette, elle ne pouvait pas ignorer qu'un changement s'était produit.
Quelque chose se rapprochant de la candeur d'une adolescente avait bien pétillé dans le regard d'une scientifique, mais elle avait fini par être submergé par autre chose. Cette infime lueur d'humanité cessa de se refléter dans les yeux d'une métisse, lui donnant de nouveau l'allure d'un fantôme égaré entre le monde des vivants et celui des morts. Un spectre qui n'était plus imprégné de la moindre trace d'émotion depuis son exil hors de l'humanité ? Non, c'était devenu une âme en peine contemplant les lieux qu'elle hantait avec mélancolie, comme s'ils lui rappelaient ce qu'elle avait été jadis, tout ce qu'elle avait vécue…et tout ce qu'elle avait perdue.
Akemi avait bien aidé sa sœur à se rapprocher du monde des vivants, mais cette dernière avait fini par se heurter à la ligne de séparation la maintenant en dehors. L'étrangère s'était souvenue qu'elle s'était appelée Shiho, il y a de cela une éternité, mais elle avait aussi prit conscience du fait que ce nom ne lui convenait plus.
Lorsque sa cadette lui annonça qu'il valait mieux qu'elles se séparent de nouveau, au moins pendant un temps, en prétextant qu'elle ne voulait pas s'imposer et que son travail ne lui laissait plus assez de temps libre pour se consacrer au monde s'étendant au-delà des portes de son laboratoire, la jeune femme s'efforça de se convaincre que cela les avait séparé de nouveau.
Se focalisant sur ce monstre invisible, et d'autant plus omniprésent qu'il n'apparaissait visiblement nulle part, Akemi détourna les yeux de ce doute que sa sœur avait laissé derrière elle en refermant la porte du café où avait eu lieu leurs dernières retrouvailles.
Peut-être qu'ils n'avaient plus besoin de les séparer…pour la simple et bonne raison que Shiho ne se sentait plus à sa place auprès de sa seule famille ? Avait-elle percé à jour son aînée ? Avait-elle vu les regrets et la culpabilité qui se dissimulait derrière le sourire attendri d'une grande sœur ? Avait-elle eue l'impression d'être un fardeau ? Pensait-elle que c'était la culpabilité qui l'enchaînait encore à sa sœur et non plus l'affection ?
Tel un arbre déployant progressivement ses branches, ce doute avait fini par se démultiplier en une multitude de questions sans réponses, autant de coups de poignard dans le cœur d'une orpheline rejetée par sa seule famille.
Rejetée ? Shiho l'avait-elle rejetée…ou bien s'était-elle éloignée parce qu'elle s'était senti rejetée ? Avait-elle échouée dans ses tentatives de la convaincre qu'elle avait toujours eue, avait toujours, et aurait toujours une grande sœur pour veiller sur elle ?
L'écart entre le monde imaginaire d'Akemi et la triste réalité se réduisait, mais pas de la manière qu'elle avait envisagé. Cela eut au moins le mérite de la pousser à relever légèrement ses paupières.
De quelle manière s'y étaient-ils pris pour détériorer la chose la plus précieuse qui avait pu exister dans son univers restreint ? Qu'est ce que cela lui avait fait subir, lui faisait subir et lui ferait subir ? De quelle nature était le monde qui se trouvait de l'autre côté des portes de ce maudit laboratoire ?
Un monde qui se réduisait à une idée totalement vide dans l'esprit de la jeune femme, mais les traces visibles qu'il avait laissée sur sa sœur semblaient le situer plus prés de la frontière séparant la réalité des cauchemars que de celle établissant une distinction entre l'éveil et le rêve.
Elle avait commencé à se rapprocher de ce lieu maudit, ce lieu où cela se dissimulait derrière l'apparence d'une société pharmaceutique des plus respectable.
Durant des jours, se dissimulant derrière un semblant de déguisement et un luxe de précaution, elle avait commencé à réduire la distance respectable la séparant du tombeau où on avait emmuré le corps de sa sœur, emprisonnant son âme en même temps que sa dépouille.
Quel but poursuivait-elle en agissant ainsi ? Voulait-elle découvrir la vérité qui se dissimulait derrière ces murs et ces mensonges ? Ou bien cherchait-elle un moyen de pénétrer dans cette prison pour en libérer la seule famille qu'il lui restait ?
Pourquoi suivre discrètement les véhicules qui allaient et venaient des deux côtés de cette barrière qu'elle n'osait pas franchir ? Pour savoir d'où ils venaient et quelle était leur destination finale ? Autant d'indices qui aurait pu lui permettre de remonter jusqu'à ce qui se cachait dans ce laboratoire…sans même y poser le pied. Mais peut-être envisageait-elle de se glisser dans le coffre d'un de ces véhicules, cette Porsche noire par exemple, ou d'ajouter quelque chose aux chargements de ces camions?
Que voulait-elle arracher à ce laboratoire ? Ses secrets ou sa prisonnière ? A quoi bon se poser la question ? Les deux étaient indissociables de toutes manières.
Mais à trop tourner autour de cela, on finissait par attirer les fantômes.
Etait-ce son imagination ? Non, cette angoisse, elle était bien là, plus intense que jamais. Elle l'enveloppait lorsqu'elle commençait à se rapprocher de la prison de sa sœur, demeurait présente lorsqu'elle regagnait son domicile, lui agrippait fermement le cœur lorsqu'elle rendait visite à son professeur d'université, lui picotait légèrement la peau lorsqu'elle sortait d'un magasin, les bras chargé de victuailles.
Cela était partout, se dissimulant dans la foule, l'observant à travers les fenêtres des immeubles environnants, autant de petit yeux avides pour cela, l'effleurant avec la main d'un étudiant à la faculté, le bras d'un client la bousculant au supermarché, ou même les doigts d'un policier tapotant à la vitre de sa voiture lorsqu'elle demeurait trop longtemps près d'un certain laboratoire.
Jusque dans ses rêves, cela continuait de la tourmenter.
La jeune femme se sentait assiégée en permanence, ils ne lui laissaient aucune seconde de répit, aucun refuge où se replier, l'emprisonnant petit à petit dans le rôle de la souris tremblotante tandis qu'elle était entre les griffes du chat, ce chat qui préférait s'amuser avec sa proie avant de lui trancher la gorge lorsqu'il se serait lassé de son petit jeu cruel.
Au cours d'un accès de panique, ou d'un dernier sursaut de courage, Akemi se décida finalement à se confronter à cela, les yeux dans les yeux.
Elle avait couru à perdre haleine dès les premiers instants où ce frisson caractéristique lui avait parcouru l'échine, se précipitant dans un labyrinthe de ruelles aussi étroites qu'obscures, avec l'espoir secret que loin de semer ses poursuivants, elle leur laissait une marge suffisante.
Dissimulée dans l'ombre d'un renfoncement, elle avait attendu… Quelques instants ? Plusieurs minutes ? Une heure ? Deux ? Elle fût incapable de se le rappeler par la suite, le temps et l'espace s'étaient contractés pour se réduire au rythme frénétique des battements de son cœur, son esprit s'était condensé, se limitant à cette oscillation permanente entre l'espoir et la terreur, l'espoir que son calvaire prenne fin avec l'apparition de ses bourreaux, et la terreur à l'idée que ces quelques minutes de répit toucheraient bientôt à leur fin, et que cela aurait bientôt un visage précis.
Ses doigts agrippaient la barre de métal rouillée qu'elle avait arraché à un mur décrépit, ils agrippaient cette arme de pacotille jusqu'à s'en faite blanchir les articulations.
Plus que la volonté de faire usage de l'instrument contendant, ce geste exprimait sa peur que l'arme lui glisse des doigts pour faire sonner son propre glas en ricochant sur le sol, révélant l'emplacement de sa cachette dérisoire à ceux qui la pourchassaient.
Un pas avait résonné sur les pavés, brisant le silence, un silence pesant qui fût ébréché par d'autres pas.
Là encore, Akemi avait succombé à la tentation de fermer les yeux. Entre l'atroce réalité et les horreurs tissées par son imagination pour donner un objet défini à son angoisse, l'orpheline ignorait lequel des deux mondes s'éloignait le plus de l'enfer.
Cela se rapprochait, cela passait devant elle, cela s'éloignait. Est ce que cela s'amusait à torturer un peu plus sa proie, en lui donnant le faux espoir qu'elle avait réussi à se mettre à l'abri de son regard gourmand ? Et si l'ombre avait véritablement réussie à l'absorber, la rendant invisible au regard du prédateur, devrait-elle demeurer dissimulée en le laissant s'éloigner ? Ou prendre le risque de l'affronter une bonne fois pour toute ?
Akemi trancha ce nœud gordien tant qu'elle avait encore la possibilité de faire un choix, plutôt que de contempler sa vie comme une spectatrice espérant de tout son coeur que le metteur en scène allait maintenir le suspens un peu plus longtemps, en épargnant un dénouement tragique à l'héroïne.
Ses paupières ne s'étaient relevées qu'au tout dernier instant, lui dévoilant la silhouette du croquemitaine qui avait jailli des ténèbres se situant sous le lit d'un orphelinat, avant d'effectuer un bond par dessus les années, pour refermer ses griffes sur son occupantes apeurée.
Une silhouette imposante, digne du monstre qui avait hanté son enfance avant que cela le remplace, mais la vélocité et l'agilité de la créature étaient proportionnelles à sa taille. Même si sa proie avait réussie à la prendre par surprise, le spectre n'eût aucun mal à esquiver la barre métallique qui avait manqué de peu son crâne.
Comble de malheur, sa force physique n'avait rien à envier, ni à sa taille, ni à ses réflexes, en tout cas sur un point, elle était hors du commun. Emprisonner l'arme improvisée de l'orpheline dans son poing ? Un jeu d'enfant pour lui.
La jeune femme savait pertinemment qu'elle n'avait aucune chance de récupérer son meilleur moyen de défense, et que ce n'était qu'une question de seconde avant qu'il ne change de main. Aussi un court instant d'hésitation eût à peine le temps de s'écouler avant qu'elle ne relâche l'arme, l'abandonnant à l'apparition.
Visiblement décontenancé par ce retournement de situation auquel il ne s'attendait pas de la part de son agresseur, l'inconnu n'échappa au dernier assaut d'Akemi que par la grâce de ses réflexes fulgurants.
Esquivant in extremis le poing qui avait bien failli percuter sa mâchoire, il s'empressa d'agripper le poignet qui avait frôlé sa joue de très près. L'instant suivant, un tintement métallique ricocha contre les murs de la ruelle, résonnant avec autant de force que le carillon annonçant l'apocalypse.
Cet homme sans visage, relâchant à son tour l'instrument contendant, avait aussitôt refermé ses doigts sur l'autre bras de la jeune femme, avant même que le silence ne soit déchiré par la rencontre entre le métal rouillé et les pavés humides.
Si la pensée que tout était perdu traversa en un éclair la conscience d'Akemi, elle fût instantanément balayée par la puissance conjointe du désespoir et de l'instinct de survie.
Même si cela n'avait toujours pas de visage, sa proie pouvait lui prêter une voix à présent, même si le juron qu'elle proféra fût réduit à un son rauque, à mi-chemin entre le gargouillement et le grognement.
Si ce spectre pensait qu'agripper les deux bras d'une femme suffisait à la rendre hors de combat, il avait oublié que la seconde moitié de l'humanité était également doté de genoux, et tout disposé à s'en servir pour autre chose qu'exciter la convoitise masculine en les dévoilant.
Ayant regagné sa liberté de mouvement, Akemi tourna immédiatement les talons et détala hors de la ruelle comme si elle avait le diable à ses trousses, une exagération qui était sans doute en dessous plutôt qu'au dessus de la réalité qu'elle laissait derrière elle.
L'idée qu'elle aurait pu profiter de l'impuissance de son adversaire pour ramasser cette barre métallique et en faire usage ? Elle ne lui vint qu'après coup. De toutes manières, il était trop tard, si elle retournait sur ses pas, elle ferait face à un danger que la haine rendrait bien plus intense.
Et qu'est ce que cela aurait changé si sa propre haine avait submergé sa peur, quelques instants plus tôt ? Aurait-elle rejeté ce spectre hors du monde des vivants pour de bon ? Elle ne sentait pas l'âme d'une meurtrière, même vis-à-vis de ses monstres. L'aurait-elle envoyé à l'hôpital à défaut de le précipiter dans l'au-delà ? Comme si cela avait pu arranger sa situation en quoi que ce soit. Tôt ou tard, cette ombre se serait remise de ses blessures, avant d'aller soigner la cicatrice qui avait défiguré son orgueil…en allant rendre une petite visite à celle qui la lui avait infligé.
Ils étaient si nombreux de toutes manière, un spectre de moins dans leurs légions d'outre-tombe n'aurait fait aucune différence.
Mais peut-être qu'elle aurait pu l'interroger ? En savoir plus sur cela, et la manière de le combattre pour arracher sa sœur à ses griffes. Et s'il avait gardé le silence face à ses questions, serait-elle passé dans leur monde glacial inhumain, en adoptant le rôle de la tortionnaire ? Quand bien même il aurait parlé, ne serait-il pas allé tout rapporter aux oreilles de cela par la suite, ce qui aurait eu des conséquences désastreuses, pour elle aussi bien que pour sa soeur ? Il aurait fallu le tuer après…
Qu'est ce qu'elle racontait ? Non seulement, elle en aurait été incapable mais… Pourquoi cela suscitait-il une telle terreur chez elle, au point de la pousser à envisager d'avoir recours au crime pour s'en mettre à l'abri ? D'où lui venait cette angoisse irrationnelle qu'elle était prête à apaiser par n'importe quel moyen ?
Etait-elle en train de devenir folle à force de rester dans le monde de son imagination, au lieu de garder les yeux ouverts face à la réalité ? Ou bien…s'était-elle au contraire décidé à relever légèrement les paupières ? Suffisamment pour entrevoir, au moins en partie, cette terrifiante vérité qui avait été là, sous ses yeux depuis la mort de ses parents ?
Etourdie par l'épuisement, l'angoisse et ce tourbillon de questions, Akemi s'adossa à une porte dès que l'adrénaline se décida à retomber brusquement. Un frisson glissa le long de sa peau, mais cette ondulation qui faisait vibrer sa sensibilité, elle n'exprimait plus la tonalité de l'excitation, mais celle de la peur.
Se laissant glisser le long de la planche de bois, Akemi referma ses bras autour de ses genoux, pour éviter qu'ils ne s'entrechoquent, avant de les ramener contre sa poitrine.
Que faire ? Que faire contre un ennemi invisible, dont elle ignorait la nature ? Elle ne savait rien, rien d'eux, rien de leurs méthodes, rien de leur puissance, rien de leur étendue, rien de leurs intentions… La police ? Les journalistes ? Ou même un détective privé ? Ils lui auraient ri au nez ou l'auraient pris pour une folle.
Où aller ? Chez elle ? À quoi bon ? Ils savaient où elle habitait, c'était même eux qui payaient son loyer. Son foyer ne pouvait pas lui servir de refuge, et quand bien même il aurait pu, cela aurait pu la jeter à la rue d'un claquement de doigt. Oh bien sûr, elle pouvait toujours abandonner ses études, se mettre en quête d'un travail pour subvenir à ses propres moyens, devenir indépendante et ne plus picorer dans la main de celui qui avait une laisse enroulée autour de son autre poignet, une laisse dont l'extrémité était attachée au cou de sa sœur…
Mais qu'est ce que ça aurait changé ? Elle aurait pu vivre par elle-même, mais elle n'aurait pas eue les moyens de s'opposer à cela ou de libérer Shiho de son emprise.
Pourquoi avait-elle tendu une embuscade à cette ombre ? Pour rien…Absolument rien. Ce n'était rien d'autre qu'un accès de révolte désespérée, un désir irrépressible de ne pas se laisser faire, de faire quelque chose contre cela…et comme tout les gestes nés du désespoir, il n'avait aucun espoir d'aboutir à quoi que ce soit, et ne pouvait avoir que des conséquences désastreuses pour elle.
Froid… Il faisait si froid, à moins que ce ne soit la peur qui continue de la faire frissonner…Et pourtant, elle n'avait ni la force, ni même l'envie de regagner la quiétude de son foyer, pour s'enrouler dans une couette, se blottir dans son lit, s'immerger dans la douce chaleur d'un bain, ou se préparer un thé…
Une masse retomba sur ses épaules, recouvrant son dos comme le reste de son corps, et ne laissant émerger que sa tête et ses jambes.
Ouvrant les yeux, la jeune femme palpa avec une expression égarée le manteau qui venait de lui tomber du ciel, avant de lever la tête vers celui qui s'interposait entre elle et ce ciel grisâtre à qui l'on ne pouvait pas créditer ce cadeau.
C'était la première fois de sa vie qu'elle posait les yeux sur ce visage, à aucun moment elle ne se rappelait avoir croisé la route de cet inconnu, que ce soit à la faculté, au supermarché ou dans les rues entourant son domicile.
Ce visage anguleux et famélique, encadré par d'interminables cheveux d'un noir de jais et surmonté par un bonnet assorti ? Définitivement pas les traits qu'Akemi aurait prêté à un bon samaritain toujours prêt à secourir la veuve et, dans ce cas précis, l'orpheline.
Ces yeux qui lui étaient familiers sans qu'elle sache pourquoi ? Pas la moindre lueur de concupiscence ou de sympathie pour y briller.
Pourquoi ? Il ne ressemblait ni à un Don juan venu jouer les chevaliers servants pour attirer une idiote candide dans son lit, ni à un héros des temps modernes, le cœur sur la main et toujours prêt à secourir les démunis, alors pourquoi lui faisait-il don de son manteau ?
La question s'attarda sur les lèvres d'Akemi, et à sa grande surprise, ce murmure renvoya une réponse en écho, une réponse frappée au coin du bon sens certes, mais qui ne répondait absolument pas aux interrogations de la jeune femme.
Pourquoi lui avait-il prêté son manteau ? Parce qu'elle avait froid.
Frustrée par cette réponse laconique, elle lui avait demandé s'il allait aussi enfoncer son bonnet sur les oreilles d'un sans abri frigorifié, si l'un d'eux croisait sa route ce soir.
Une pique qui avait arraché un sourire narquois à l'étranger, qui avait répondu du tac au tac qu'il ne prêtait aucune attention à la misère du monde, ayant bien assez à faire avec ses propres problèmes.
Qu'est ce qui lui avait donc valu l'honneur de se distinguer au sein de cette masse invisible qui se traînait dans les rues de la ville, sans émouvoir outre mesure ce misanthrope ? Était-ce son portefeuille mieux garni ? Comptait-il lui vendre ce manteau ? Si c'était le cas, il était loin d'avoir le physique correspondant à la profession de camelot.
Pince sans rire, l'inconnu avait répliqué que les sans-abri, même s'ils avaient plus de raisons d'être désespéré qu'elle, n'allaient pas pour autant jusqu'à l'agresser, une barre de fer à la main.
Elle avait écarquillé les yeux un court instant, avant de frissonner en reculant instinctivement.
Maintenant, elle n'avait plus à chercher loin pour savoir d'où venait le vague sentiment de familiarité qui émanait de l'inconnu. Et dire que pendant un court instant, elle avait attribué cela au fait que son regard était semblable à celui d'une certaine scientifique !
Quoi d'étonnant à cela avec le recul ? Ils étaient tout les deux… Non…
C'était peut-être le genre d'individu qui l'aurait amené à changer de trottoir dans la rue, ou à agripper son sac à main plus fermement si elle l'avait vu pénétrer dans le même métro qu'elle, ou à presser le pas s'il avait été derrière elle sur la route de son domicile…mais, aussi inquiétant qu'il puisse paraître aux regards des autres, l'inconnu était rassurant aux yeux d'Akemi sur au moins un point.
Il ne faisait pas partie de cela, elle en était certaine.
Ainsi, elle était parvenue à semer ses poursuivants dans cette ruelle, et dans sa panique, elle avait agressé un « simple » passant…
Elle aurait pu s'excuser, ou au moins essayer de fournir un semblant d'explication pour justifier son comportement, au lieu de cela, elle ne put que demander comment il avait pu la poursuivre jusque là, alors qu'elle l'avait laissé hors d'état de faire un simple pas…
L'inconnu avait eu un sourire ironique, se remémorant visiblement la douleur cuisante qui avait marquée la rencontre entre le genou d'une jeune femme et une certaine partie de son anatomie, puis il s'était contenté de faire remarquer qu'il ne serait pas allé bien loin dans sa vie, s'il n'avait pas été capable de se remettre rapidement de ce genre de coup du sort.
Un voile de silence était retombé, l'expression légèrement amusée de l'homme ne se reflétant guère sur le visage de son interlocutrice.
Akemi n'avait plus la force de réfléchir à un moyen de corriger ce faux pas, et de toute manière, elle ne savait guère comment réagir face à cette énigme, qui ne semblait pas éprouver de rancoeur à son égard, et qui venait même de poser son propre manteau sur les épaules de celle qui avait manqué de peu de lui esquinter le crâne sans raison apparente.
Il lui avait finalement demandé si elle comptait rester affalé sur le seuil de cette immeuble toute la journée. Aussi forte que soit la tentation de répondre par l'affirmative, elle était restée muette.
Lorsqu'il lui avait fait remarquer que la moindre des politesses serait de lui expliquer l'origine d'une rancœur suffisamment intense pour placer une barre métallique entre les doigts de quelqu'un, elle s'était contenté de renifler avant de lui marmonner que ça n'avait rien de personnel, et qu'elle l'avait pris pour un autre.
Bien sûr, l'explication ne lui avait pas suffit, et il avait exigé de savoir comment cet hypothétique inconnu avait mérité ce châtiment, qu'il avait bien failli expier à sa place.
Akemi avait de nouveau levé les yeux, avant de les plisser dans une expression maussade pour répliquer qu'il n'avait pas besoin de savoir, et que si cela pouvait le rassurer, elle n'avait cherché qu'à se défendre, certainement pas à attaquer.
La police ? Evidemment, il fallait qu'il suggère cela. Un conseil qui avait fait frissonner la jeune femme, mais ce n'était pas la peur qui faisait trembloter son corps, seulement le rire qu'elle retenait, un rire dépourvu de toute joie.
Trouvant la force de se relever, elle avait soupiré avant d'écarquiller les yeux devant le décor familier qui l'entourait. Elle était devant son domicile, c'était là que sa course folle l'avait instinctivement entraîné.
Durant les quelques minutes qui s'étaient interposées entre ses deux rencontres avec l'inconnu, la panique et l'adrénaline avaient fait perdre tout contours et tout point de repère à son environnement pour le réduire à un brouillard confus de couleurs éblouissantes et de sons discordants, aucune direction précise n'avait guidé son parcours, seulement le désir d'intercaler la plus grande distance possible entre elle et cela, quant aux rares pensées rationnelles qui avait transpercé sa conscience, elles se réduisaient à la multitude de questions sur ce qu'elle aurait du faire, avait fait, et aller devoir faire…
Secouant la tête, Akemi dissipa son étonnement, après tout, cela importait peu, de toutes manières, elle serait retourné là tôt ou tard. Dormir dans un hôtel pour ne pas qu'ils la retrouve ?
Cela n'aurait abouti à rien, sinon à faire reculer le problème au lieu de le résoudre. Et la moindre somme d'argent qui se serait déplacé de son compte en banque à un distributeur aurait laissé une trace, une trace que cela aurait pu remonter… Après tout, qui savait où commençaient et où s'arrêtaient ses limites ? Ce qui n'avait aucun contours précis n'était situé nul part, et donc s'étendait potentiellement au monde entier…
Ignorant la proposition de l'inconnu, qui se mettait en tête qu'il serait peut-être capable de réussir là où la police aurait échoué, la jeune femme avait commencé à retirer son manteau, pour le lui tendre, mais elle s'arrêta brusquement au beau milieu de son geste.
Peut-être qu'il était un peu trop tôt pour se priver de cette protection contre le froid, après tout un frisson venait de franchir en un éclair la distance séparant ses jambes de sa nuque, la faisant tressaillir…
Un frisson caractéristique, elle ne pouvait pas l'attribuer à la température glaciale, cela se rapprochait… Dans quelques minutes…quelques instants, ils seraient là, et cet imbécile qui semblait un peu trop intéressé par ce qui ne le regardait pas…il avait bien failli servir de bouclier humain entre eux et la haine de leur victime, si les choses continuaient ainsi, la situation s'inverserait…
S'ils les voyaient ensemble, ou s'ils ne faisaient que l'apercevoir en train de flâner devant la porte de son domicile, visiblement intrigué et intéressé par une de ses occupantes, ils se poseraient des questions… Etait-ce un policier ? Un détective qu'elle avait engagé pour enquêter sur cela ? Un individu peu scrupuleux et peu regardant vis-à-vis de la loi, et qui n'aurait aucun remords à se glisser dans un laboratoire de recherche par effraction, si une séduisante jeune femme l'autorisait à se glisser dans son lit en échange ?
Les connaissant, c'était le genre de réponses qui leur viendraient à l'esprit, et cet étranger taciturne correspondait parfaitement aux différents profils qu'elle avait imaginé.
Oui, et d'ici quelques jours… D'ici quelque jours, quoi ?
Avant même que la réponse à cette angoissante question ne franchisse les bornes de son inconscient, elle agrippa le poignet de l'inconnu avant de franchir le seuil de son propre immeuble en le traînant derrière elle.
Une fois la porte refermée, Akemi s'y adossa en fermant les yeux.
C'était stupide, mais elle n'avait guère eu le temps d'y réfléchir, cela se rapprochait, même à travers la porte, elle sentait sa présence.
La poignée, elle commençait à s'abaisser, et vu l'intensité de son malaise, il n'y avait plus le moindre doute, cela cherchait à s'immiscer jusque dans son domicile.
Refermant instinctivement les doigts sur le levier de métal, qui à défaut d'actionner la lame d'une guillotine au dessus de sa tête, aurait écarté la mince protection de bois entre eux et…cela, Akemi sentit sa panique s'accroître tandis qu'une lutte silencieuse se déroulait.
Un bras de fer où les deux opposants était séparé par une planche de bois et n'étaient en contact que par l'intermédiaire de deux poignées, tandis que l'un abaissait sa main et que l'autre la relevait de toute ses forces.
Fort heureusement, ce spectre là semblait être d'une force et d'une patience inférieure à la sienne puisqu'il avait apparemment déclaré forfait, mais il allait peut-être faire une autre tentative, ou même défoncer cette porte…
Sans prendre le temps de réfléchir ou de marmonner une excuse convaincante, Akemi prit le risque de s'écarter de sa porte, pour pousser son invité à l'intérieur du local à poubelle de son immeuble qu'elle s'empressa de refermer.
L'instant suivant, une poignée libre de toute entrave s'abaissait de nouveau…
Akemi s'efforça de se donner un semblant de contenance tandis que le panneau de bois ne faisait que lui dissimuler cela encore une seconde, au lieu de s'interposer…
Si la jeune femme avait d'excellentes raisons de se réjouir de l'apparition de sa sœur cadette, les circonstances actuelles en ajoutèrent une de plus, et il lui fallut un certain effort pour ne pas pousser un soupir de soulagement face au visage légèrement étonné de la métisse.
Tant que cela se dissimulait derrière ce visage là, Akemi pouvait y faire face.
S'empressant d'accueillir sa sœur, elle s'empara de son bras avant de l'entraîner vers les escaliers menant à son appartement, faisant la sourde oreilles aux timides protestations de Shiho.
Elle ne faisait peut-être que passer, mais elle avait bien le temps de prendre une tasse de thé, non ?
Comprenant instantanément qu'il ne pouvait y avoir d'autre réponse que oui à cette question rhétorique, la scientifique se contenta d'acquiescer en soupirant.
Même si elle sentit un regard se poser sur elle, Akemi résista à la tentation de se retourner, de peur d'éveiller les soupçons de sa sœur et de l'amener à remarquer cet inconnu qui avait du glisser un coup d'œil par l'entrebâillement d'une porte.
De toutes manières, ce regard n'était pas celui d'un spectre, juste…juste…
Elle ne savait rien de lui, tout comme elle ne savait rien de cela, mais pour le moment, son imagination ne savait pas comment combler ce vide…
