Note : Avant toute chose, je souhaite remercier Sam Sanders. D'abord pour son talent de conteuse et son imagination, qui m'ont transportée à plusieurs reprises, ensuite pour avoir donné son accord à la publication de cette suite alternative à sa fic. Alternative, oui, car Sam a toujours en projet d'écrire elle-même une suite et une fin, qui sera très différente de la mienne, c'est une certitude : elle a lu ce que j'ai écrit et me l'a confirmé elle-même, ce n'est pas cela qu'elle avait en tête.

Quoi qu'il en soit, je ne peux que vous engager, avant de lire cette suite-ci, à aller prendre connaissance du début de l'histoire : PRIDE AND TRUST, de Sam Sanders.

Voici le lien : s/9159196/1/Pride-And-Trust

Vous verrez, ça prend aux tripes ! (prévoyez un mouchoir si vous êtes sensible !)

C'est aussi parce qu'il s'agit d'une suite que je numérote mes chapitres à partir de 4, donc là où Sam s'est arrêtée. Du même coup, j'ai conservé le rating et le genre de départ.

Cela étant, bonne lecture à tous !

Disclaimer : L'univers et les personnages sont à Tolkien et Peter Jackson, l'idée de l'histoire (et le début sur laquelle ce texte s'appuie) de Sam Sanders.

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Leurs rudes mains de guerriers n'étaient pas accoutumées à semblable tâche. Cependant, ils surent faire preuve de douceur pour débarrasser Thorin de ses hardes puantes et déchirées. L'opération prit un certain temps et ne se réalisa pas sans mal car, en maints endroits, le tissu était collé aux plaies béantes et le sang séché avait durci par-dessus. Il leur fallut de l'eau chaude et une infinie patience pour y parvenir. Malgré toutes leurs précautions et bien que le roi soit inconscient, il grognait de douleur et se tordait faiblement sous leurs mains. Au début, Kili, qui était le plus jeune, balbutiait des excuses, puis il y renonça et se concentra seulement sur sa tâche.

Une fois qu'ils eurent terminés, ils étaient en sueur et, dans leurs visages fermés, leurs yeux lançaient des éclairs qui juraient une terrible vengeance au peuple des orcs car, à mesure qu'ils avaient mené leur travail à bien, ils avaient découvert l'état effroyable du blessé.

Son corps entier n'était plus qu'une plaie. Ils le lavèrent encore à grand renfort d'eau tiède dans laquelle avaient bouilli des herbes aux vertus apaisantes afin de le débarrasser du sang séché et de la crasse et alors, seulement, Balin put enfin examiner sérieusement ses blessures.

Il en grinçait des dents de consternation et de rage !

- Que l'un de vous aille prendre un peu de repos, dit-il à ses assistants, sans lever le nez. Et que quelqu'un aille chercher Oïn : il est meilleur médecin que moi. Nous ne pourrons laisser Thorin seul, son état est trop grave. Il faudra nous relayer.

Il releva brusquement la tête, comme s'il lisait dans leur esprit le farouche désir de vengeance des deux jeunes gens, et ajouta :

- Lui seul compte, pour le moment. Nous nous occuperons des orcs plus tard.

- Pour ça oui ! On va s'en occuper ! grogna Dwalin d'un ton de voix si farouche que tous le regardèrent, interdits.

- Plus tard ! insista Balin.

Le regard sombre, le guerrier quitta la pièce en maugréant dans sa barbe. De leur côté, après quelques hésitations mais d'assez mauvaise grâce, les deux frères firent un signe d'assentiment.

- Il n'empêche ! gronda Kili. Pour ce qu'ils lui ont fait, ils payeront si cher que leur race en tremblera encore dans dix générations !

Fili lui donna une tape sur le bras.

- Va te reposer un peu, dit-il. Je viendrai te chercher quand il faudra que tu prennes ton tour.

Le jeune nain acquiesça d'un signe et sortit. Mais il n'eut pas le temps d'atteindre ses appartements : il fut assailli par nombre de curieux, qui tous avaient entendu dire que Thorin était de retour à Erebor et désiraient avoir des nouvelles. De fort méchante humeur, Kili les envoya promener sans grand ménagement, se bornant à dire que son oncle était blessé et qu'il avait besoin de repos.

« Blessé » était d'ailleurs un doux euphémisme au vu de l'étendue des dégâts. Dans la chambre royale, Balin ne prit pas un moment de repos. Durant plusieurs heures, il employa tout son savoir à réparer et soulager, réduisant les fractures, suturant et pansant les plaies, enduisant les brûlures d'onguent. Le thorax fut étroitement bandé afin que les côtes brisées puissent se ressouder.

Fili et Balin ne parlèrent guère, leur conversation se bornant à des « Peux-tu me donner ceci » ou « Veux-tu me tenir cela ».

Thorin ne reprit pas connaissance et quand enfin Balin estima ne rien pouvoir faire de plus et qu'il s'écarta de son chevet, tremblant de fatigue et le visage en sueur, Fili le laissa commencer à ranger tout son matériel et jeter au feu les linges sanglants avant de poser la question qui lui brûlait la langue :

- Il va s'en sortir ?

Balin s'immobilisa un instant en plein mouvement. Lentement, il tourna son visage, gris de fatigue, vers le jeune nain. Il parut hésiter puis dit doucement :

- Je ne sais pas. Il faut attendre.

Il ajouta, très vite :

- Il est aux portes de la mort. Et puis il y a cette infection... j'espère parvenir à l'enrayer, mais...

Il faisait allusion à une blessure particulièrement envenimée qu'ils avaient découvert dans le dos de Thorin, tout près de la colonne vertébrale. Longue de vingt bons centimètres et large de deux, elle était purulente, les chairs alentours gonflées. Qu'elle ait été causée par un coup de fouet trop appuyé ou par une lame importait peu, une poche jaunâtre à l'odeur peu engageante s'était formée par-dessus et lorsque Balin, avec la lame effilée d'un stylet longuement passée au feu pour éviter d'apporter de nouveaux germes, l'avait perçée, un pus épais et quasiment verdâtre en avait coulé en abondance, répandant une odeur tout simplement insoutenable.

Le vieux nain avait longuement et méticuleusement nettoyé la plaie en profondeur mais il savait qu'il devrait recommencer le lendemain, pareille infection ne passerait pas en une fois. Balin hochait la tête pour lui-même, sachant que cette plaie devait faire souffrir le martyr à Thorin et que malgré tous ses soins la douleur ne passerait pas aisément.

Il regarda Fili avec tristesse :

- Aura-t-il la force et la... eh bien... pourra-t-il remonter la pente, je n'en sais encore rien.

Le prince avait noté l'hésitation du vieux guerrier et la phrase brusquement interrompue.

Il eut la nette impression que Balin ne livrait pas le fond de sa pensée, qu'il taisait une chose importante.

OOoOO

La nuit avait recouvert les terres de l'Est d'un voile épais, humide, annonciateur de pluie. Il n'y avait pas de lune et les étoiles étaient cachées par d'épais nuages. Les Montagnes Grises n'étaient plus que ténèbres.

Ce qui ne gênait d'ailleurs pas les orcs outre-mesure, eux-mêmes étant des créatures des ténèbres. Ils étaient bien deux cents, peut-être plus, regroupés dans une cuvette abritée de la montagne. Les uns assis à même le sol, d'autres debout, ils paraissaient attendre quelque chose. Quoi que ce fût, d'ailleurs, leur inquiétude était palpable. Un vent de nervosité courait les rangs, des querelles éclataient à tout propos, vite étouffées cependant, comme s'ils avaient craints que cela puisse empirer les choses.

Au nord-est de la dépression rocheuse qu'ils occupaient, une étroite bande de terre permettait à quelques touffes d'herbe de pousser. Un pieu avait été enfoncé dans cette petite portion de terre meuble et une tête d'orc couronnait le pieu, qui s'était couvert de sang noir.

La tête était celle de Saïk.

Au bout d'un moment, quelque chose bougea à la limite de la cuvette et s'approcha d'un pas nonchalant. Tous les orcs firent silence, tous suivirent des yeux la silhouette imposante, à peine discernable pourtant dans les ténèbres. Elle s'arrêta à quelques pas du pieu et de son lugubre ornement et fit face à la masse silencieuse et attentive des guerriers orcs.

- Nous avons perdu le fruit de semaines de préparation, grogna le nouveau venu, suffisamment fort pour que tout le monde puisse l'entendre. Par la faute de quelques imbéciles, incapable de garder quelques galeries et un prisonnier moribond.

La colère et la rancœur sourdaient de chacun de ses mots.

- Tandis que nous nous entraînions en vue de l'attaque d'Erebor, ces sales nains ont réussi à trouver notre repaire et à récupérer leur roi… ou du moins ce qu'il en restait.

Sa voix, pareille à un grondement sourd, s'enfla soudain en un rugissement de fureur mal contenue.

- Pourtant, d'après les traces, ils ne devaient pas être nombreux ! Un commando… mais ils ont réussi leur coup !

Personne n'osa dire quoi que ce soit, ni émettre le moindre son.

- Notre plan initial ne peut plus se réaliser, à présent, rugit encore Khrön. Il ne nous reste plus qu'une seule solution : l'assaut.

Quelques murmures, cette fois, s'élevèrent des rangs.

- Et nous ne devons pas tarder, ajouta le chef. Les nains doivent être déstabilisés, occupés par leur maudit roi…

Malgré la hargne contenue dans ses paroles, Khrön esquissa un sourire sinistre : visiblement, il se réjouissait du désarroi prévisible des nains. L'état de Thorin devait à la fois les blesser et les enrager, mais Khrön espérait aussi qu'il leur insufflerait la crainte de tomber entre les mains des orcs. Et un ennemi qui commence à avoir peur devient facile à vaincre.

- Par ailleurs, il n'y a personne pour les diriger, poursuivit le chef orc. Ils ne sont pas encore très nombreux. Leur saleté de forteresse commence à peine à se repeupler. Bien sûr, il aurait été plus facile et plus sûr de pouvoir appliquer le plan initialement prévu, mais il n'empêche : nous sommes suffisamment nombreux pour l'emporter. Nous aurons le bénéfice de la surprise et profiterons de ce qu'ils sont désorganisés et sans chef pour le moment, répéta-t-il. Eux auront le bénéfice du terrain et de leurs maudites murailles. Avec un chef de guerre digne de ce nom et une garnison appropriée, Erebor serait imprenable. Ils n'ont rien de tout cela.

Il marqua une pause, laissa le silence s'installer. Lorsqu'en face de lui les guerriers commencèrent malgré eux à se tortiller, mal à l'aise, Khrön tapota négligemment, de ses longs ongles crasseux, pareils à des griffes, sur le bois du pieu planté à côté de lui. La crainte est une arme efficace, il le savait. Et pas seulement celle que l'on inspire à ses ennemis.

- Je n'admettrai plus aucune défaillance de quiconque, acheva Khrön sur un ton glacial.

OOoOO

Le prince héritier Fili fit une déclaration officielle dès le lendemain à la population d'Erebor. Le retour du roi dans sa citadelle ne pouvait être tenu secret et mieux valait ne pas attendre que les habitants laissent libre court à leur imagination pour inventer des histoires de leur cru.

Fili rassembla donc son peuple pour lui livrer une version méticuleusement réfléchie de l'histoire. Il parla posément, clairement, avec une assurance toute neuve et un début d'autorité qui en surprit plus d'un. A ses côtés, légèrement en retrait, un peu à la manière d'un garde du corps se tenait Dwalin, dont l'attitude donnait à réfléchir aux plus hardis comme aux plus curieux : poings sur les hanches et l'expression peu amène, il fixait les rangs des nains devant lui comme s'il les mettait au défi de poser des questions ou de mettre en doute les informations qui leur étaient livrées.

Fili commença par rapporter que son frère Kili, Dwalin ici présent et lui-même avaient retrouvé Thorin et l'avaient ramené à Erebor. Il expliqua que le roi était tombé dans une embuscade et qu'il avait été capturé par une bande d'orcs. Ceux-ci n'ayant pas réclamé de rançon, leurs buts demeuraient obscurs. Le prince recommanda donc à chacun la prudence et précisa qu'il avait fait renforcer la garde, tout en donnant à celle-ci des instructions de vigilance accrue.

Le roi, dit Fili, était blessé mais surtout très affaibli par sa longue captivité. Il ne souhaitait pas paraître ainsi diminué devant son peuple et avait donné ses instructions en conséquence.

A la demande de son oncle, Fili assurerait l'intérim jusqu'à ce qu'il ait repris quelques forces. Cela n'aurait rien de bien compliqué, termina le jeune prince avec désinvolture, puisque le roi lui donnerait ses instructions en conséquence.

La foule se dispersa et l'orateur s'en retourna, toujours flanqué de Dwalin qui lui asséna soudain une tape amicale sur le bras :

- C'était très bien, mon gars, dit-il d'un ton approbateur. Vraiment très bien.

Venant de la part d'un guerrier tel que Dwalin, doublé d'un être aussi taciturne doté d'un caractère pour le moins abrupt, c'était un grand compliment. Fili l'apprécia à sa juste valeur.

Ce fut nettement moins facile avec le conseil. Ses membres estimaient avoir des prérogatives, ils exigeaient de connaître l'état exact du roi et la gravité de ses blessures, ils posaient un feu roulant de questions.

Fili s'en tira pourtant encore une fois à son avantage. Lui qui durant l'absence de son oncle avait redouté et détesté les séances du conseil, craignant sans cesse de commettre un impair ou un faux pas, il puisait à présent dans les derniers événements, le retour de Thorin à Erebor et le triste état dans lequel il se trouvait, une sérénité et une force nouvelles.

Non, Thorin n'était pas visible. Il n'y avait pas à discuter de cela. Ses proches seuls étaient admis dans la chambre royale. Même les serviteurs en avaient été momentanément bannis. Tels étaient les ordres du roi.

- Comment savoir si l'on nous dit la vérité ? piailla l'un des conseillers, très imprudemment.

Fili se leva soudain, posément, il se dressa de toute sa taille et le foudroya du regard.

- Mettez-vous ma parole en doute ? demanda-t-il avec une dangereuse nuance de menace dans la voix. Ou bien remettez-vous en cause les ordres de votre roi ?

Le silence se fit immédiatement dans la salle. On aurait entendu une mouche voler. Les conseillers regardaient alternativement le bavard et Fili et tous, tout à coup, semblaient se souvenir qu'ils n'étaient point les maîtres d'Erebor et que le jeune nain aux tresses blondes qui présidait leur assemblée était leur futur roi, que son avènement doive advenir dans deux jours ou dans cent ans.

Droïn, le conseiller qui avait si malencontreusement laissé échapper des mots qui pouvaient lui coûter cher, se tortillait sous le regard glacé de Fili et ne savait plus quelle contenance prendre.

- Non bien sûr, Votre Altesse, couina-t-il finalement. Je voulais seulement dire… je pensais… c'est-à-dire… ce n'est que le grand souci que j'ai de la santé du roi qui m'a poussé à… à parler trop vite, acheva-t-il, pathétique.

Fili ne bougea pas, ne cilla pas, il le crucifiait littéralement de son regard clair, un regard glacial, soudainement aussi dur que celui que pouvait avoir Thorin lorsqu'il le voulait.

- Je ne manquerai pas de faire connaître à mon oncle le grand souci que vous avez de sa personne, dit-il enfin, d'une voix doucereuse qui résonna presque comme une condamnation. Et maintenant messeigneurs, si vous n'avez plus d'autres questions, je pense que nous pouvons lever la séance. Le roi étant de retour, c'est à lui désormais de présider ce conseil. Tant qu'il n'aura pas décidé de paraître à nouveau en public et en l'absence de problème particulier, nous n'aurons plus besoin de nous réunir.

Il se tut mais ne bougea pas. Domptés, les conseillers se levèrent un à un et quittèrent la salle, presque en silence. Seul demeura Balin. Lorsque tous les autres eurent quitté les lieux et que le bruit de leurs pas eut décru dans les galeries, le vieux nain arbora un immense sourire dans l'épaisseur de sa barbe blanche.

- Tu lui ressembles, tu sais ? fit-il gaiement.

Il n'était pas nécessaire de préciser qui était « lui ».

Fili se détendit enfin, laissa même fuser un léger rire qui évacua la tension nerveuse qui l'habitait, bien qu'il n'en ait rien laissé paraître à aucun moment.

- Je ne sais pas si je lui ressemble, répondit-il, mais je me suis inspiré de ses attitudes, c'est certain.

Tous deux reprirent le chemin des appartements royaux. Redevenu grave, Fili demanda :

- Et maintenant, Balin ?

- Maintenant, soupira le vieux nain, nous avons obtenu un répit. Mais ce n'est que cela. Si Thorin ne se rétablit pas rapidement, nous ne pourrons plus cacher son état réel à notre peuple. Et si certaines personnes malintentionnées apprennent qu'il est aussi faible, qu'il n'est plus à même de prendre la moindre décision, il ne manquera pas alors de s'élever des voix pour exiger sa destitution.

Ils marchèrent un instant en silence, chacun ruminant de son côté.

- C'est impensable, décréta enfin Fili. Inenvisageable.

- Aucun de nous ne pourra s'y opposer, pas même toi, répondit sombrement Balin. C'est la loi. Le roi n'est pas au-dessus des lois.

Fili s'arrêta pour se tourner vers son compagnon et le regarda dans les yeux :

- Nous ne l'avons pas sorti de l'enfer pour en arriver là, dit-il. Je ne pourrai pas lui faire ça. Vous savez ce que ça signifierait, pour lui ?

Balin se contenta de hocher affirmativement la tête, le moral en berne et le cœur dans les bottes.

- Il préfèrerait mourir, gronda Fili, Vous entendez, Balin ? Et je lui trancherai moi-même la gorge plutôt que d'en arriver là. Moi vivant, jamais on ne lui infligera cela. Jamais !

Balin préféra ne pas épiloguer sur un sujet aussi déprimant.

- Nous n'en sommes pas encore là, dit-il simplement en se remettant en marche.

OOoOO

La douleur lui tenait compagnie depuis si longtemps qu'il n'imaginait même plus ce que c'était, que de vivre sans. Il avait eu longtemps, si longtemps pour apprivoiser la souffrance, vivre avec elle, qu'elle paraissait faire partie intégrante de lui-même. Epuisé, il ne parvenait pas à se souvenir si, un jour, un seul jour, elle n'avait pas été là à le tarauder.

Même au fond du puits d'inconscience dans lequel il avait sombré, elle était là. Et à mesure que son esprit, égaré par une fièvre qui ne baissait quasiment pas, s'efforçait de retrouver son chemin vers les sphères de la conscience, elle se faisait plus vive et plus présente. Mais en même temps si familière qu'il parvenait presque à la tenir à l'écart. Presque.

Tout était encore si embrouillé et si confus autour de lui, son corps et son esprit si conditionnés que, lorsqu'il sentit un bras lui soulever les épaules, un autre caler sa nuque, il pensa tout simplement que ses tortionnaires venaient une fois de plus de l'arracher aux limbes dans lesquelles il s'abîmait pour ajouter de nouvelles souffrances à celles qu'il avait déjà endurées. Et ça ne tarda pas, en effet : une douleur horrible lui poignarda le dos, il eut la sensation que ses tissus se déchiraient et qu'une flamme vive venait d'être appliquée contre sa chair. Son corps s'arqua sous la souffrance, la sueur l'inonda des pieds à la tête.

- Bois, dit une voix bourrue et amicale, cela te fera du bien.

Thorin ne reconnut pas cette voix et ne comprit pas les paroles, il était plongé dans une sorte de brouillard épais au travers duquel il ne discernait presque plus rien de ce qui l'entourait. Tout au fond, tout au fond de lui, il comprenait que quelque chose avait changé, mais quoi ? Il sentit qu'on portait un récipient à ses lèvres mais tout aussitôt il eut un haut-le-corps, car un liquide bouillant s'était répandu, pareil à de la poix liquide -c'est là l'image qui lui vint à l'esprit-, sur ses lèvres tuméfiées et fendues.

- Non, non ! fit la voix. Doucement !

L'âcre liquide lui brûla la langue. Par réflexe il voulut déglutir, mais il ne put : sa gorge desséchée s'y refusa et il s'étrangla. Il sentit, vaguement, le liquide brûlant se répandre sur ses mains, sa poitrine et ses cuisses.

Il put prendre deux longues inspirations avant qu'à nouveau sa bouche s'emplisse de liquide. Cette fois, il parvint à avaler. L'amertume de la tisane le fit grimacer -sans compter qu'elle était décidément très chaude- mais il était si assoiffé qu'il vida le bol jusqu'à la dernière goutte.

Il eut presque envie d'en réclamer encore mais un sursaut d'orgueil l'en empêcha : plutôt crever que demander quoi que ce soit aux orcs !

Les orcs... si lui-même n'était pas en mesure d'identifier ce et ceux qui l'entouraient, son subconscient avait enregistré et reconnu les voix. Des souvenirs déformés envahirent alors son cerveau : il revoyait le mufle grimaçant de Saïk, il revoyait Fili dans son cachot et, soudain, une terreur sans nom s'instilla dans ses veines : ses ennemis, sans doute, avaient mis la main sur plusieurs des siens et escomptaient les torturer devant lui afin de briser définitivement sa volonté et sa fierté.

- Non ! balbutia-t-il à voix haute, non...

S'il avait été pleinement lucide, il aurait préféré insulter ses bourreaux que paraître les supplier, une telle faiblesse était indigne de lui, mais il était comateux et n'eut pas vraiment conscience de prononcer ces mots.

- Ca va, fit quelqu'un. Ca va bien, maintenant. Essaie de manger, tu as besoin de reprendre des forces.

La suite fut totalement confuse pour Thorin, il sentit qu'on essayait de lui faire avaler quelque chose, mais à nouveau il s'étrangla, toussa, toussa à en pleurer, puis à nouveau s'enfonça dans une inconscience tourmentée.

Tard le lendemain, Fili exposait ses inquiétudes à Balin et Oïn. Kili était allé chercher le vieux nain dès le lendemain de leur retour à Erebor. En effet, Oïn s'en allait souvent afin de faire ample provision de plantes pour confectionner ses remèdes. Ses absences pouvaient durer plusieurs jours ou plusieurs semaines.

Kili n'avait pas eu grand mal à trouver sa piste et à la suivre. Dès qu'il avait été mis au courant de la situation, Oïn avait laissé là ses récoltes et s'était hâté de rentrer avec lui à Erebor.

Malheureusement, il semblait qu'il n'y ait rien à faire de mieux que ce qu'avait déjà fait Balin et leurs mines à tous deux étaient ce jour-là plus sombres que jamais.

- Comment se fait-il qu'il ne revienne pas à lui ? interrogea encore Fili. Il ouvre les yeux par moment, mais c'est comme s'il ne nous voyait pas, qu'il ne nous entendait pas. Et la plupart du temps, il est inconscient. Nous avons réussi à le faire boire plusieurs fois, mais rien à faire pour lui faire avaler du solide. Et tous ces curieux qui nous harcèlent sans arrêt pour avoir des nouvelles ! Le temps est contre nous, les jours passent et….

- Je sais tout cela, mon garçon, répondit Balin.

Il n'y eut rien de plus à en tirer. Pourtant, lorsque quelques heures plus tard Fili et son frère entrèrent de conserve dans la chambre royale, l'un pour prendre son tour de garde et l'autre chargé d'un plateau portant nourriture et tisane, ils surprirent Oïn, Balin et Dwalin assis devant la cheminée, parlant bas, leurs trois têtes rapprochées comme celles de conspirateurs. Tous arboraient une mine de six pieds de long.

Effrayés, les deux jeunes gens portèrent rapidement leurs regards sur Thorin, craignant de le voir plus mal encore qu'auparavant. Pourtant il n'en était rien, son visage tourmenté n'était ni plus pâle ni plus tiré, sa respiration lourde -à l'évidence, l'humidité de son cachot lui était tombée sur les poumons- guère plus sifflante.

Ainsi rassurés, les deux frères jetèrent un nouveau coup d'œil sur leurs aînés puis échangèrent un regard entendu. Tandis que Kili posait son plateau et refermait soigneusement la porte, Fili s'avança vers la cheminée et se croisa les bras sur la poitrine :

- Eh bien ! fit-il d'un ton résolu. Et si vous nous mettiez dans vos confidences, hm ?

Les trois anciens à leur tour échangèrent un regard Oïn eut un geste fataliste, Dwalin fit un léger signe d'assentiment.

Balin parut réfléchir un instant aux paroles qu'il devait prononcer puis dit très doucement, en désignant le blessé :

- Je crains que nous devions sérieusement envisager, maintenant, que nous allons le perdre.

Les deux jeunes nains se figèrent. Le visage de Kili parut se vider de son sang, celui de Fili se figea.

- C'est au mieux une question de jour, poursuivit Balin toujours aussi doucement, peut-être une question d'heures.

- Va-t-il plus mal ? s'affola Kili.

- Il s'affaiblit constamment, répondit Balin avec un regard lourd de tristesse vers Thorin. La vérité, c'est qu'il ne se bat pas… il se laisse aller…

Il inspira longuement, regarda les deux frères statufiés devant lui et précisa, comme s'il craignait qu'ils n'aient pas bien compris :

- Nous croyons, Dwalin et moi, qu'il est en train de se laisser mourir.

Il y eut un moment de silence absolu entre les cinq nains, uniquement troublé par le pétillement du feu dans la cheminée, puis Kili protesta :

- C'est impossible, voyons ! Pas lui ! Jamais il n'abandonnerait. Il est solide comme un chêne, il a une volonté d'acier…

- C'est vrai, répondit Balin, mais vois-tu…

Il s'interrompit le temps de jeter un regard navré au blessé, toujours inconscient :

- … vois-tu, nous avons tous un point faible. Dans son cas, c'est son terrible orgueil, qui domine toute sa vie et la plupart de ses actes.

L'incompréhension se peignit sur le visage du garçon, qui ne faisait pas le rapprochement entre l'orgueil de son oncle et son état de santé.

- Il pouvait tout endurer, reprit Balin, tout supporter… sauf d'être humilié comme il l'a été.

Il poussa un profond soupir et soudain il parut très vieux, infiniment vieux. Tandis qu'il retournait s'asseoir au coin de l'âtre, il parut plus tassé sur lui-même, plus courbé par le poids des ans qu'il ne l'avait jamais été.

- Non contents de l'avoir laissé croupir dans sa propre crasse, fit-il comme s'il se parlait à lui-même, ils ont saccagé sa fierté. Ce qu'ils lui ont infligé…

Il ne put se résoudre à prononcer les mots sacrilèges et eut un geste vague vers la chevelure et la barbe sacrifiées.

- Ses cheveux repousseront…. protesta Kili. Sa barbe n'est pas encore redevenue ce qu'elle était, c'est vrai, mais elle est en bon chemin et commence à lui couvrir à nouveau les joues...

- Rien n'effacera jamais la honte d'avoir été vu ainsi, petit, fit Dwalin.

- Il n'a pas le droit ! coupa Fili. Il est le roi, il doit réagir en roi ! De toute façon, il n'y a que nous cinq qui l'ayons vu ainsi et aucun de nous n'en parlera jamais, ni à lui ni à quiconque, alors…

- Ce n'est pas nous qu'il faut convaincre, mon gars, observa tristement Balin. Et malheureusement, lui ne nous entend pas.