Prologue

Accoudé au bastingage surmontant la proue du navire, Artorius humait les vents marins désormais chargés d'effluves de résine de pins et de fumées de cheminées. La terre se rapprochait. D'ailleurs, elle se découpait déjà à l'horizon, haute, immaculée, tranchante, telle une lame de glace jaillie des profondeurs de l'océan. Ainsi parut Bordeciel aux yeux de l'Impérial.

Même à bonne distance, l'inhospitalité de cette fichue contrée sautait aux yeux. Quelle sorte d'homme aurait souhaité s'établir là ? Une race intrépide ou inconsciente, aussi rude que cette terre, assurément. Artorius regrettait déjà la chaleur, le parfum doux et citronné de son pays natal, Cyrodiil. Là-bas, aucun air glacial ne figeait les oiseaux en plein vol, foudroyés par le froid le plus intense, au pire de l'hiver. Chez lui, aucun tapis neigeux opaque et monotone ne dissimulait la beauté variée, colorée et luxuriante, des chauds paysages du cœur de l'Empire.

Artorius avait entendu bien des choses, récits de voyageurs, auxquels se mêlaient contes et mythes, au sujet de Bordeciel. Force était de constater qu'aucune ne se révélait réellement positive ni encourageante, pour quiconque s'apprêtait à la découvrir pour la toute première fois. Aussi, c'était la mort dans l'âme que le jeune homme s'était soumis à l'ordre de rallier les forces impériales déployées en Bordeciel, afin de soutenir la défense contre le soulèvement de Sombrages.

Artorius occupait le grade de capitaine dans la Légion Impériale de Titus Mede II. A vingt-huit ans à peine, il se voyait attribué le commandement de près d'une centaine de fantassins surentraînés. Dans tout Tamriel, on ne trouvait guère d'armée plus disciplinée, méticuleuse et efficace. Ses hommes n'étaient pas de simples citoyens réquisitionnés d'office, qu'on avait improvisé soldats en leur prêtant une arme quelconque de médiocre facture… Tous avaient subi une formation longue, stricte, exhaustive et impitoyable. Le capitaine Artorius avait confiance en eux qu'ils s'acclimatent aisément ou non à la rudesse de cette contrée glaciale, ils n'en exécuteraient pas moins ce qu'on attendait d'eux. De toute façon, ils n'avaient pas le choix.

On ne faisait pas dans la dentelle, au sein de la Légion… Les sanctions en cas de désertion, d'insubordination ou de dépravation consistaient en une série de tortures ignobles, suivies d'une mise à mort particulièrement lente et humiliante. En fait, les suppliciés étaient exposés nus et ligotés sur des poteaux le long des rues, livrés aux crachats, moqueries et violences des passants, sans recevoir aucune nourriture ni eau, jusqu'à ce qu'ils succombent de déshydratation ou des hémorragies consécutives aux traitements de leurs tourmenteurs. Enfant, Artorius avait été choqué par ces agonies publiques, l'épouvantable fin de ces légionnaires blessés, mutilés et tués par de simples citadins, sans qu'ils n'aient aucune chance de s'échapper ou se défendre. Cela lui semblait infiniment plus violent que de tomber sur un champ de bataille. Pour ces soldats et leurs familles, l'ignominie se révélait grande, car on leur refusait à la fois la charité d'un trépas rapide, et l'honneur d'une juste mort d'hommes d'armes, debout, armés et en mesure de se défendre jusqu'au dernier souffle. Mais, en fin de compte, le cœur d'Artorius s'était endurci et il avait fini par s'habituer à ce type de spectacles, comme tout un chacun.

Au-dessus de sa tête nue, dont les longues mèches brunes voletaient dans le souffle marin, le ciel semblait véritablement immense, comme s'il lui apparaissait clairement dans toute son ampleur et son infinité pour la première fois. Il était vrai que c'était la première traversée en haute mer vécue par Artorius, or il n'existait pas de paysage plus propice pour se perdre dans le bleu des cieux, à peine striés de nuages, et méditer en laissant son regard errer sans entrave jusqu'à l'horizon. Le jeune homme avait beaucoup apprécié le voyage, bien plus qu'il ne s'y attendait. Contrairement à beaucoup d'hommes, il ne s'était pas penché au-dessus du parapet pour déverser des flots de vomi dans l'écume, pâle comme un linge, pas plus qu'il n'avait éprouvé de vrai sentiment de peur lors des tempêtes nocturnes où, livrée aux caprices des éléments, leur coquille de noix semblait prête à se fendre en deux en engloutissant humains, chevaux et armements. Artorius s'était surpris à goûter à la splendeur de l'immensité marine, à en savourer aussi bien la quiétude des jours paisibles que la virulence des nuits démontées. Il s'était pris de passion pour l'océan, lui qui ne connaissait jusque-là que l'intérieur des terres de Cyrodiil…

Plus de quinze jours plus tôt, les forces impériales appelées en Bordeciel s'étaient ébranlées en interminables cohortes jusqu'aux frontières nordiques, qu'elles avaient longé jusqu'à la mer pour éviter de traverser le territoire grouillant de Sombrages et rejoindre des troupes stationnées au nord de Morrowind. Là, toutes s'étaient réunies et avaient embarqué depuis un port sans nom, dans le but de rejoindre la capitale Solitude, où elles devraient recevoir leurs ordres et affectations précises. Car personne ne savait vraiment ce qui les attendaient là-bas, pas même les plus haut-gradés ! Seul fait certain, le général Tullius avait obtenu de l'Empereur en personne de rassembler de plus importants effectifs dans le territoire nordique, fissuré de toutes parts à cause de la rébellion des Sombrages.

Pour le moment, Artorius ne pensait pas trop à la mission qui l'attendait au-delà du littoral accidenté et affûté qui se découpait face à lui. Il se sentait encore trop amer, trop déçu à l'idée d'abandonner la superbe sauvagerie de la mer, sur le dos de laquelle il s'était tant plu à rêvasser, réfléchir, ressasser ses souvenirs… La mer dont il s'était entiché lui semblait parfaitement en adéquation avec son propre tempérament : comme lui, elle se révélait changeante, imprévisible, indépendante, tantôt sereine, tantôt destructrice… Sur ses flots, Artorius s'était senti seul au monde, faisant abstraction sans mal des dizaines de passagers et de leurs odeurs de corps mal lavés, leurs ruminations, leur mauvaise humeur. Une sensation qui n'était pas pour lui déplaire. Un jour, quand la Légion n'aurait plus besoin de ses services et le recracherait comme un noyau de cerise, il irait vivre seul et naviguerait autant que possible, c'était du moins ce qu'il venait de décréter à l'issue du voyage.

Néanmoins, ce moment ne se profilait pas encore dans un avenir proche, loin s'en fallait ! Artorius s'efforça de reprendre pied avec la réalité présente, celle qui se rapprochait toujours plus de lui sous la forme d'un rivage déchiqueté, blanc de neige. Bordeciel. Le bateau accosterait bientôt. Et advienne que pourrait.

Machinalement, Artorius gratta sa joue piquante, hérissée d'une courte barbe châtaigne. Son épiderme buriné n'était pas tout à fait aussi foncé que celui de la plupart des habitants de Cyrodiil. Et sa chevelure, non pas noire de jais, arborait des reflets plus pâles que son séjour en mer avait encore accentués. En effet, le soleil et le sel avaient œuvré sans qu'il ne s'en rende compte, illuminant sa nuance brun clair d'éclats dorés. On aurait presque pu le confondre avec l'un des natifs de Bordeciel, de cette race blonde aux yeux de glace, dont il possédait même une couleur d'iris semblable. Gris clair, plus exactement. Et pour cause… Il s'agissait des yeux du nordique inconnu qui avait semé dans le ventre de sa grand-mère la graine dont son père était issu. Ce dernier lui avait légué ses nuances de barbare et son dégoût viscéral pour tout ce qui avait trait à Bordeciel ou à ses habitants.

Ce quart de sang nordique, cet héritage bâtard et un peu honteux, Artorius l'avait toujours supporté comme un fardeau dont il ne pourrait jamais, fatalement, se défaire tout à fait. Même si son nom était celui de son grand-père impérial maternel, le riche marchand qui avait élevé l'enfant que sa fille unique lui avait laissé, en mourant en couches, et bien qu'il se sentait appartenir totalement à la culture impériale, le moindre détail finissait toujours par lui rappeler qu'il lui manquait un bout d'identité. D'ailleurs, il lui suffisait de croiser par inadvertance son propre reflet dans un miroir pour que le fantôme de son grand-père nordique le nargue. Ses cheveux et ses yeux, qui trahissaient son sang mêlé, s'avéraient assez lourds à porter. Tout au long de sa vie, Artorius avait lu la suspicion et la méfiance dans le regard de ses interlocuteurs typés, qui identifiaient à juste titre l'empreinte de Bordeciel dans ses yeux transparents, sa physionomie teintée d'une influence nordique. Son père avait dû endurer un traitement similaire, bien qu'il ne fût guère loquace à ce sujet, de son vivant. Pourtant, Artorius avait deviné tout son ressentiment envers Bordeciel, qu'il rendait responsable de sa bâtardise. C'était la contrée entière que Magnus, le père d'Artorius, avait appris à honnir à la place de ce père qu'il ne connaîtrait jamais. Sa pire hantise, en tant que légionnaire — le grand-père avait jugé plus judicieux de le faire soldat que de le pousser à reprendre son commerce, tant il paraissait évident qu'il ne possédait pas la moindre disposition pour cela — consistait à être muté en Bordeciel. Chose qui ne s'était jamais produite, heureusement pour lui.

Aujourd'hui, par une ironie du sort, c'était son fils Artorius qui voguait vers le rivage nordique et s'apprêtait justement à plonger dans ce cauchemar. Plus que de l'appréhension, le jeune homme ressentait une mystérieuse fureur interne, l'héritage de son père. Par principe, il détestait déjà le peu qu'il entrevoyait de Bordeciel. Seul le malheur semblait le guetter au bout du voyage. Pourtant, il s'y rendait par devoir et, peut-être aussi, par crainte de finir ligoté au sommet d'un poteau, sa peau cuite par le soleil et ses pieds lacérés par le sadisme de quelque foule déchaînée.

D'un revers de main, Artorius épongea son front luisant de sueur, collé de longues mèches. A l'instar des autres gradés, il pouvait arborer l'allure qu'il souhaitait, contrairement aux simples légionnaires qui devaient s'astreindre à la coupe réglementaire, le cheveu ras et le menton glabre ou presque. Depuis sa promotion, Artorius en avait profité pour laisser ses poils pousser en toute liberté et, à vrai dire, s'il n'avait pas pris la peine de se les faire tailler avant de partir, c'était sans doute inconsciemment pour se protéger du terrible froid que l'on prêtait au climat de Bordeciel. Depuis deux jours, à l'approche de la côte, la température s'était nettement rafraîchie. Cela dit, Artorius n'en était pas moins en nage, dans sa lourde armure d'acier impériale.

— La terre ! brailla subitement quelqu'un, un accent anxieux dans la voix.

Avec résignation, Artorius ferma les yeux. Tout commençait maintenant.