Chapitre 1 : Deux frères à la Cour
Il était une fois, un roi qui avait deux fils.
L'aîné, Minjun, était le fruit d'une union hors mariage. Pourtant, la jolie Mia, le roi Junshi l'aimait depuis d'adolescence. Elle avait aussi grandi au château, mais elle n'était pas issue de la noblesse : leur amour ne saurait exister aux yeux de la loi, le roi ne pouvait pas l'épouser. Elle mit tout de même au monde un garçon qui la connut à peine. Le destin semblait choisir au hasard ceux qui devraient passer par les épreuves les plus sombres, car elle mourut quelques heures après la naissance. Il n'y eut ni grandes funérailles, ni veillée, ni deuil, car le peuple ignorait l'existence de cette femme, de cette union honteuse et contraire à l'éthique qu'on avait voulu cacher. Alors, sans se soucier de la profonde tristesse de leur roi, les conseillers et ministres du gouvernement s'étaient vite rassemblés pour étudier la possibilité d'un mariage rapide. Il leur fallait une nouvelle naissance, royale cette fois, pour éviter que l'enfant à peine né ne vienne un jour réclamer son héritage. Après tout, cet enfant était à moitié seulement issu de sang royal, il ne pouvait pas être prince, quel outrage ! Le roi n'eut pas la force de refuser la proposition de ses ministres. Tant que Minjun pouvait vivre avec lui, peu lui importait de savoir si oui ou non cet enfant méritait de lui succéder un jour. Et il l'aimait tant, ce fils qu'il avait eu à un prix bien trop élevé, il ne voulait pas risquer de le perdre.
« Tu me promets que tu le protègeras de ceux qui lui voudront du mal ? » Telle avait été la dernière demande de Mia.
« Bienvenue dans ce monde, Minjun, fils de roi et de la jolie Mia » furent les premiers mots d'un père à un nourrisson. « Je ne cesserai sans cesse de te raconter combien ta mère était importante à mes yeux, telle une fleur sauvage dans les jardins du palais, celle qui attire les regards. »
Très rapidement, le grand mariage fut célébrer dans tout le royaume en liesse : il avait enfin une reine. On présenta à Junshi une jeune fille de la haute noblesse, Hana, alors il dut enterrer prématurément sa peine et son amour perdu. Il ne fut cependant pas aveugle face aux qualités de sa jeune épouse. Par honnêteté, il lui présenta son fils, encore bébé, et il analysa sa réaction. Au lieu de s'offusquer sous la surprise, ou d'esquisser un mouvement de recul, après quelques minutes où elle ne présenta qu'un visage rempli de stupéfaction, ses grands yeux noirs écarquillés sous cette révélation inattendue, elle prit le bébé dans ses bras avec un sourire plein de tendresse.
« Je ne suis pas dupe, notre mariage a été rapide, et je viens de comprendre pourquoi, répondit-elle. J'aimerai cet enfant, cher époux, puisqu'il représente tellement à vos yeux. Et il n'a pas l'air bien détestable non plus. »
Malgré le fait que ce mariage fut une machination obscure de ses ministres pour effacer tout ce qui restait de Mia dans son esprit, Hana était assurément un bon choix. Sans doute ne l'aimerait-il pas autant, mais il eut très vite de l'affection pour elle. Si elle avait accepté Minjun, ce n'était pas forcément le cas de ses parents. La fierté de voir leur fille devenir reine et d'imaginer leurs futurs petits-enfants royaux avait forcément un impact négatif sur leur approche avec cet autre enfant né d'une autre femme. Le roi Junshi dut assurer par écrit que Minjun n'aurait jamais accès au trône pour calmer la colère de sa belle-famille, mais qu'il aurait bien le titre de prince malgré tout.
Près de deux ans après l'arrivée de Minjun, naquit le deuxième fils du roi, Junho. Prince héritier acclamé par tout un peuple, on ne doutait pas du fait qu'il avait un bel avenir devant lui.
Les deux garçons grandirent ensemble dans la joie, et leur père les aimait équitablement. Minjun était un enfant très éveillé, qui parlait peu, ou du moins il avait appris à se taire lorsqu'il comprit combien sa position était particulière. Junho était de ce fait plus libre de parole et pouvait tout à fait dire ce qu'il voulait quitte à blesser quelques egos. Minjun et Junho étaient à la fois si proches et si différents. L'aîné préférait étudier et rester des heures dans la bibliothèque, alors que le cadet aimait les grands espaces et perfectionner sa maîtrise du sabre et des différentes techniques militaires. Toute la cour s'extasiait devant les prouesses de leur prince héritier. Ils ignoraient totalement que Minjun était également très doué avec une épée, peut-être même plus que Junho alors qu'il était moins passionné. Ils ne s'intéressaient pas à lui, et Minjun lui-même ne voulait pas se mettre en avant. Il avait décidé très jeune de rester dans l'ombre de son frère, de le seconder, de le protéger. Cette relation particulière faisait la fierté de leur père.
Si Junho pouvait compter sur tous les membres de la cour, ce n'était pas le cas de Minjun. Il ne se faisait pas brimer mais il savait qu'il y avait un certain mépris déguisé à son égard. Le roi en était blessé mais il c'était à Minjun de prouver sa valeur. Quelques personnes changèrent d'avis de bonne foi, d'autres restaient butées dans leur jugement. Il n'était que le bâtard du roi et rien de plus. Mais le jeune garçon apprit bien vite à ne pas se soucier de cela, tant qu'il avait son frère à ses côtés. Il s'était également rapproché de Khan, le fidèle garde du roi. Celui-ci avait été depuis toujours le plus proche ami de Junshi, le premier témoin de l'amour du jeune prince d'alors avec Mia, domestique au palais et également son amie, et il avait promis au roi de veiller sur son fils lorsque lui ne le pourrait pas. Il était le maître d'arme des jeunes frères et les regardait grandir d'un bon œil. Par chance, les fils du roi avaient également quelques amis de leur génération, dont les parents étaient eux-mêmes amis de la royauté. Ils étudiaient et s'entraînaient ensemble sans se préoccuper des murmures de couloirs.
Hana n'avait pas donné d'autres enfants, mais elle était une mère aimante pour Junho, et aussi pour Minjun. Le roi et la reine semblaient être des parents comme les autres, se refusant à ce qu'une tierce personne se charge de l'éducation de leurs enfants. Khan était le seul qui assistait à ces moments d'intimité lorsque la famille royale passait du temps loin du protocole de la cour, jouant, se relaxant : un père, une mère, et deux jeunes garçons qui ne pouvaient que se sentir aimés. Junshi tenait à cette proximité plus que tout, d'ailleurs Junho et Minjun partagèrent la même chambre jusqu'à ce que le cadet eut quinze ans. Ceci ne plaisait pas à tout le monde, notamment aux parents de Hana la grand-mère avait beaucoup de mal à accepter la présence de Minjun auprès de sa fille et de son petit-fils, mais Hana ne la laissait pas lui dicter sa conduite. Elle s'était trop attachée à cet enfant et elle trouvait cela trop cruel de le mettre dans un coin et de lui rappeler continuellement qu'il ne devrait pas vivre au palais. « Petit prince » elle l'appelait, ou tout tendrement « frère de mon fils », Minjun se sentait chanceux de pouvoir aussi compter sur elle : il savait qu'elle aurait pu être son pire ennemi dans le château si elle avait hérité du tempérament de sa mère qui, elle, le traitait comme de la vermine quand le roi n'était pas dans les parages.
- Je ne dois pas comprendre grand-chose à la politique, dit un soir la reine à son époux tandis que Junho, sept ans, dormait sur ses genoux, et Minjun sur ceux de son père. Je ne comprends surtout pas comment un enfant peut menacer le trône.
- Quand on s'éloigne un peu du code traditionnel, on prend peur, on juge, on met de côté. Malheureusement le seul qui va réellement souffrir de mon égoïsme c'est Minjun, répondit tout doucement Junshi en caressant les cheveux de son fils.
- Quel égoïsme, mon roi ? Celui d'être humain ? Il est humain d'aimer, et il est inhumain de priver cet enfant d'affection. On oublie que c'est un petit être en construction. On oublie…
- Hana ! coupa le roi avec un léger sourire. Je ne sais pas comment mes conseillers, qui avaient peu d'égard pour Mia, ont pu choisir une femme aussi pure que toi. C'est sûrement la seule chose qu'ils ont fait de bien pour Minjun et moi-même, car j'ai pu tomber amoureux une deuxième fois. merci pour tout.
- Mon roi, rougit-elle. Je ne peux prétendre rivaliser avec la mère de Minjun.
- C'est différent, je ne vous compare pas, je constate juste combien j'ai de la chance d'avoir pu rencontrer deux femmes qui ont marqué ma vie et qui m'ont donné deux merveilleux fils, en acceptant mon égoïsme et la peine que je pourrais leur causer. Parfois je me dis que je suis responsable de la mort de la mère de mon aîné. Si je ne lui avais pas causé tant de tracas, elle n'aurait pas eu tant de mal à le mettre au monde. J'ai eu tellement peur de vous perdre dans les mêmes conditions. Comment arrivez-vous à tout supporter ?
- Je ne peux pas vous en vouloir pour une période de votre vie où nous ne nous connaissions pas, fit la reine. Pourquoi vous reprocherais-je d'avoir aimé ? Nous ne sous sommes pas mariés par amour même si pour ma part ce sentiment est né bien vite après. Je ne peux pas détester Mia qui était chère à votre cœur. Maintenant elle repose en paix. Je ne peux pas détester non plus le frère de Junho, que m'a-t-il fait cet enfant ? Je ne me considère pas spécialement bonne, ou de grande vertu, je vis selon les principes auxquels je crois. La haine n'en fait pas partie.
Junshi leva sa main vers le visage de sa femme d'un air ému et la posa sur sa joue.
- Mais tout de même, ma chère épouse, merci d'être mon alliée et de veiller sur les enfants.
- En parlant d'enfants, ne faudrait-il pas les mettre au lit à présent ?
Le roi se tourna vers Khan qui hocha la tête avant de s'avancer vers la reine et Junho. Celle-ci eut un petit rire qui interrompit le garde.
- Je peux encore porter mon fils toute seule.
- Il grandit vite, sourit Junshi qui tenait Minjun endormi.
- Vous non plus un jour vous ne pourrez plus soulever votre fils, répliqua-t-elle avec un sourire gentiment moqueur.
- Allons donc, je ne suis pas encore vieux. Ouvre la marche jusqu'à la chambre des enfants Khan.
Le garde soupira et passa devant. Les parents mirent eux-mêmes les petits dans leurs lits, ce qui ne devait pas être commun au sein d'une famille royale. Minjun et Junho reçurent tous deux un baisé du roi et de la reine, et ils furent laissés à leurs rêves. La nuit avait bien commencé, pourtant Junho se réveilla en sursaut lorsqu'il entendit le tonnerre gronder. Le ciel s'était soudainement chargé et pendant quelques heures il allait montrer sa colère. Et le jeune prince n'aimait pas ça du tout. Un éclair illumina la chambre et l'enfant se crispa, car il savait ce qui allait suivre : un autre coup tonitruant. Il se réfugia sous sa couverture mais ce n'était pas assez. Il se tourna vers Minjun qui dormait paisiblement dans le lit voisin. Alors le cadet sauta hors de ses draps pour se réfugier auprès de son frère. Cette fois, l'aîné fut sorti de son sommeil et il comprit. Il serra Junho contre lui jusqu'à ce qu'il parvienne à se rendormir. Il allait bien falloir qu'un jour, son cadet cesse de craindre les orages, se disait-il tout en souriant de tendresse.
Ainsi, les garçons grandirent paisiblement, l'esprit libre de tout souci. A vingt-trois ans, Junho était devenu un fier jeune prince qui ne cessait d'émerveiller les gens de la noblesse, et la plupart d'entre eux ne cherchaient qu'à lui plaire. Lors d'une belle après-midi d'été, le roi avait organisé une démonstration de combats de sabre par les meilleurs épéistes du pays. Le clou du spectacle était le combat final qui opposerait Junho au maître d'arme de la cour. Les aristocrates, ainsi que leurs épouses, étaient présents autour du terrain d'entraînement, profitant du soleil et d'un bon thé accompagné de quelques douceurs. Junho avait revêtu une tenue de combat spécialement conçue pour l'occasion, dans un tissu fin et solide, avec des couleurs chatoyantes, tandis que Khan portant sa tenue quotidienne sombre. L'ambiance générale était chaleureuse et riante, car le jeune prince rayonnait sous le soleil, saluant les invités, leur présentant son plus beau sourire. Il avait cette faculté étonnante d'attirer les regards ainsi que la sympathie de chaque personne qu'il rencontrait.
Le combat allait bientôt commencer, et les deux duellistes se mirent face à face, s'inclinant avec respect sous les regards bienveillants et fiers du roi et de la reine. Ils ne laissaient rien paraître, ni les souverains ni leur héritier, mais au fond la bonne journée n'était pas complètement parfaite. Plus loin, dans l'ombre, à l'intérieur du palais, Minjun s'était réfugié dans la bibliothèque. Il savait qu'il n'aurait pas été le bienvenu durant cette démonstration officielle, devant les ministres et l'aristocratie, alors il avait refusé l'invitation de son père et de son frère. Il s'arrêta en pleine lecture pour aller regarder par la fenêtre. On pouvait apercevoir le terrain d'entraînement au loin, et ses pensées étaient toutes tournées vers Junho.
- Je me doutais bien que je te trouverai ici, interrompit la voix d'une jeune femme qui fit sursauter Minjun.
Il se retourna vivement et vit une demoiselle à l'embrasure de la porte. Elle portait une longue robe traditionnelle aux couleurs pâles, et sa longue chevelure noire était soigneusement nattée et attachée par un ruban bleu, comme le faisaient toutes les jeunes filles de sa condition.
- Elya ! s'écria-t-il. Tu pourrais faire plus de bruit lorsque tu rentres dans une pièce ! Je te croyais là-bas avec les autres.
- J'aime bien Junho, j'aime bien les duels, mais je préfère y participer, répondit-elle en haussant les épaules. Y assister ne m'intéresse pas, et mon père sait que je déteste jouer les petites princesses bien éduquées. Pourtant il me force à jouer ce rôle.
- Et ça ne t'a pas empêché de t'échapper, sourit Minjun.
- J'y suis restée dix minutes, je ne peux pas faire plus, et si ça ne lui convient pas, il n'avait qu'à pas m'élever comme un fils.
Elle secoua vivement la tête, faisant balancer sa natte avec désinvolture.
- Pourquoi toi tu n'y es pas ? reprit-elle.
- C'est moins hypocrite comme ça, soupira-t-il en retournant s'asseoir sur sa chaise.
- Au contraire, tu fais plaisir aux vieux cons et tu blesses ceux qui t'aiment vraiment.
- Quel langage dans la bouche d'une demoiselle, se moqua Minjun. Sérieusement mon amie, je préfère vraiment rester dans l'ombre plutôt que de faire semblant.
- Alors je vais faire comme toi, dit-elle en s'asseyant à côté de lui.
- Retourne faire plaisir à ton père.
- Il veut que je sois à la fois son fils et sa fille, grommela-t-elle.
- Allons, il est un des rares ministres à me respecter, voire à m'apprécier.
- Alors tu plaides pour sa cause et non pour la mienne ? s'insurgea-t-elle soudainement.
Il répondit par un sourire amusé et elle lui donna un coup de pied vif dans son tibia.
- Je doute quand même qu'il accepte que tu m'épouses, murmura-t-elle.
Le corps entier de Minjun sursauta si violemment qu'il faillit tomber de son siège. Il parut estomaqué, le souffle coupé : il ne s'était pas attendu à une telle remarque. Elya, elle, était satisfaite de son effet.
- Je suis tout de même un prince, et à part Junho il n'y a pas de rang plus élevé parmi tes prétendants, marmonna-t-il en reprenant son livre.
- Tu tiens vraiment à m'épouser alors ! s'exclama la jeune femme, les yeux brillants.
Il n'en dit pas plus, se cachant derrière son livre. Elya arborait un sourire rayonnant et elle n'en rajouta pas. Elle n'avait jamais douté des sentiments qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre depuis leur jeunesse, ils évitaient simplement de penser à l'avenir. Bien qu'ils aient grandi ensemble, loin des spéculations des adultes, ils savaient qu'une relation risquait d'être compliquée dans un tel contexte. Rares étaient les personnes à être au courant, Khan et Junho étant dans la confidence mais pas les parents.
