22/08/2018

ATTENTION !

LES CHAPITRES ONT ÉTÉ REDÉCOUPÉS !
Désormais ils seront plus faciles à lire sur tablette et portable. Les chapitres les plus lourds sont divisés afin qu'ils pèsent moins de 8000 mots chacun, pour le confort de tous.

Par ailleurs, le chapitre 11 a été posté ! Enfin du frais ^^

Merci de votre compréhension.
Et bonne lecture !


PILOTE

0 - Du bluff et de la vodka


« Attends-moi là, attends-moi là qu'il disait... ».

Sûr, il n'était pas du genre rancunier. Que son pote le fasse mourir de froid dans un hiver des plus rudes pour gagner leur croûte, passe encore. Que son associé oublie de lui laisser les clefs de la bagnole afin qu'il puisse attendre tranquillement à l'intérieur et sans craindre les engelures, il avait vu pire. Néanmoins le fait qu'il ne puisse pas rentrer dans cette foutue piaule et lui faire remarquer à voix vive, ça, ça le faisait grimacer. Son associé de tous les jours était à présent à négocier avec de très gros clients et il n'avait guère la tête de s'occuper de bagatelles en ce moment même.

Alors il préféra rester adossé contre le mur de l'énorme pavé de béton abandonné en pleine campagne, aux alentours de l'autoroute. Il réajusta son bonnet sur ses oreilles et se frotta énergiquement les mains avant de les remettre rapidement dans les poches.
Ça allait prendre le temps qu'il faudra mais son associé ne sortirait pas d'ici avant de les avoir sucés jusqu'à la moelle. Cela pouvait prendre un quart d'heure, trois heures ou le reste de la nuit. Il ne partirait pas sans lui, question de principe. Puis à vrai dire, c'était toujours lui qui avait les clefs de la bagnole.

Il demeurait légèrement anxieux quand il s'agissait de le laisser prendre les plus gros risques à sa place, pourtant il se rassurait que son pote était un sacré diplomate, aussi rusé que lui et ils demeuraient toujours aussi compétents pour se sortir indemne des situations les plus alambiquées. Un éternuement le prit d'un coup. Il passa un revers de manche pour s'essuyer le nez, renifla et se mit à regarder le ciel. Noir. Pas la moindre petite étincelle illuminait les cieux ce soir. Quelques touches de blanc valsant dans les airs, virevoltant dans les vents aiguisés pour redescendre avec grâce sur le tapis blanc que l'hiver avait façonné.

Le blondin se souvint alors qu'il ne restait plus que quelques maigres jours avant de fêter la naissance du Christ. À proprement parler, il ne l'avait jamais célébré, ça restait une bonne occasion de festoyer devant un succulent buffet, passer un bon moment avec les gens qu'on aime, recevoir des présents... Enfin le folklore. Il redoutait qu'il ne puisse pas fêter Noël cette année-là et si tel fut le cas alors ce sera une première pour lui. Cela lui resterait en travers de la gorge.

Il y avait intérêt que son associé revienne avec le sourire aux lèvres, défilant tel un Césarion avec sa récompense. Faute de ne pas avoir de sécurité sociale à son nom et de choper la crève à poireauter dehors en plein mois de décembre, il espérait vraiment que son pote allait se magner. Il avait bien envie de lui crier, tiens ; cependant il préféra juste pestiférer en son for intérieur car s'il devait faire une remarque à son collègue le chevelu alors qu'il traite affaire, là, ça allait chier dans le ventilo. Et ce n'était pas son regard de chien battu qui allait changer quoi que ce soit, oh non.

— Attcchhaa !

« Madre de dioooosss... » se plaignait-il.

Ce fut chose confirmée dès à présent, il allait passer Noël sous sa couette avec pour compagnie une boîte de paracétamol.


-X-


Le fold était pourri. Peut-être pas pour les autres, sûrement pour lui. Et il enrageait car il avait une si bonne main. Il n'en laissa rien transparaître. Il dissimulait toutes ses réactions et ses émotions dans une boîte scellée au plus profond de son esprit. Il ne bluffait que très rarement, mais le résultat en valait la peine. Le Russe à sa droite lança une somme identique à celle de la grosse blinde. Règle d'or numéro une : toujours se méfier de celui qui parle ou mise en dernier. Généralement c'était toujours à cette place que le joueur pouvait mener les autres en bateau.

La quatrième carte fut déposée sur le tapis. L'un des Russes tiqua, soulevant timidement un de ses sourcils. Il ne savait pas s'il bluffait ou non, toujours était-il que la situation lui semblait digne d'intérêt. Mais l'espagnol ne mangeait pas de ce pain. Il y avait un risque majeur d'élever sa mise lors d'un Turn, durant cette étape la main de ses adversaires pouvait se perfectionner. S'il n'avait pas les neuf pourcents de chance d'améliorer sa main, alors les autres pourraient en bénéficier. Il lui suffisait d'une reine pour toucher à la couleur au pire s'il avait qu'une paire, un kick tel qu'un roi ou un as pouvait se montrer hautement dissuasif.

— Señor, fit un Russe à la barbe épaisse et à la voix bourrue.

L'espagnol réfléchit pendant quelques maigres secondes. Il prit une grande inspiration et un air solennel, défiant son interlocuteur du regard.
Suivre ou se coucher, telle était la question. Il avait déjà beaucoup trop donné pour endormir la méfiance de ses adversaires, devrait-il perdre encore ? Pourtant la possibilité de gagner cette enchère colossale s'offrait à lui. Couleur, le quatrième joueur perdait même avec sa paire de dames. Le risque guettait le troisième qui pourrait l'emporter avec une double paire. Lui, il n'avait pas misé gros. Sans doute par manque de confiance, il n'était pas rare d'être réticent pour une paire de quatre.

— Donnez-moi un peu de temps, demanda-t-il sur un ton qui ne plut pas aux Russes. Cela sonnait presque comme un ordre à leurs oreilles.

— Nous vous en avons donné ! fit l'un d'eux en tapant du poing sur la table, faisant trembler les piles de pièces et de jetons sur le tapis vert.

Douze maigres pour cents volaient au-dessus de sa tête. Était-ce réellement un bon coup de miser alors qu'il y avait quasiment neuf chances sur dix que la reine ne tombe pas ? Et même six chances sur dix d'ailleurs, il savait que le dernier joueur misait tout sur une paire de dames pour rentabiliser son coup. De toute manière, la river ne lui sera pas favorable.

— Je suis, et je relance de soixante mille pesetas, affirma-t-il en poussant près du tiers de son maigre tas restant au milieu du tapis.

— Piotrrrrrr... fit l'un des Russes en convoitant le tas de son ami.

— Je me couche, répondit-il dans sa langue maternelle.

— Comment ça tu te couches ?

Haussement d'épaules.

— Tu fais pas chier et tu relances ! hurla-t-il en se levant brusquement de la table. Est-ce que j'ai l'air de plaisanter ?!

— Da da ! fit-il en jetant une bonne partie de son butin, craignant la colère de son supérieur.

Ah ah, quels magouilleurs... ! L'espagnol – seul parmi une bande de quatre Russes, un donneur et trois joueurs - savait pertinemment qu'il ne fallait pas merder avec ces gens-là, surtout quand vous avez passé votre vie à prendre sur le coin de la tronche dans l'ancien bloc de l'est. N'empêche que cette nouvelle variante du Texas Hold'em à trois joueurs contre un avait ses avantages. Le trio à pensée commune en devenait plus facile à déchiffrer. Les cartes elles non. Compter les cartes restait une chose que seul un émérite pouvait aisément se permettre et tout le monde n'était pas en capacité de rivaliser avec les ressources cognitives et mentales de Stephen Hawkins. Les mathématiques ne sont pas une science exacte comme de nombreux gens le croient encore, il existe un facteur à ajouter à l'équation et il n'est rien d'autre que la marge d'erreur humaine. Cependant plus on effectuait de calculs souvent, plus on devenait performant, moins souvent on se trompait. Le poker, comme pour tous les autres jeux de bluff, nécessitait un entraînement de la sorte. À force de jouer, il connaissait les combinaisons cléfs, les bonnes probabilités durant les étapes phares et enfin ce qui se cachait dans les mains de ses adversaires.

Tulio ne comptait pas les cartes. Il les sentait, il les devinait.

Le donneur plaça la River. Il n'eut pas la couleur, mais le dénommé Piotr parvint à afficher deux paires de 4 et de 10. Il prit son butin, le sourire défiant le visage impassible de Tulio qui venait de se faire enlever quatre cent soixante-treize dollars d'un coup et ne lui restait que cinq liasses. Il ne connaissait pas suffisamment la devise du rouble pour se faire une estimation de ce que ses adversaires allaient empocher. Toutefois ça ne sentait pas bon pour lui, la peseta faisait figure de faible monnaie par rapport à l'imposant dollar américain. Entre enchaîner les statistiques de réussite et faire le calcul des devises, son cerveau entrait dans une ébullition longue et pénible. Il n'avait jamais exécuté les deux à la fois et sa migraine persista.

— Et dire que votre patron me vantait vos mérites, je suis quelque peu déçu...

— À vrai dire, monsieur, l'homme que vous mentionnez à l'instant n'est plus mon patron depuis fort longtemps.

— C'est assez étrange car il me parle souvent de vous.

— Oh, s'exclama-t-il en arborant un sourire aussi carnassier que celui d'un requin. Vraiment ?

— Et je pense qu'au train où en sommes, je crois que votre patron ne va plus parler de vous, ni maintenant, ni jamais.

Ils éclatèrent d'un rire gras collectif qui donna la nausée à Tulio. Il se massa les tempes en espérant que cela rafraichira ses synapses, le bruit le dérangeait particulièrement. Une des raisons pour laquelle il laissa son acolyte à l'extérieur car s'il venait à mettre son grain de sel il le tiendrait personnellement pour responsable. Le premier joueur lança la petite blinde, le suivant la grosse et ainsi de suite. Ce fut à son tour et sa mise pré-flop allait être très piètre. Il s'apprêta à pousser un soupir en relançant l'équivalent de cinq cents dollars mais il ne le fit pas. Une poignée de coups retentit : rapides, secs, saccadés. Le donneur se leva, alla ouvrir et se retrouva nez à nez avec un blond frigorifié, le teint virant à un beige violacé, les lèvres gercées.

— Bonsoir, je suis avec Tulio, grelotta-t-il.

— Si c'est pour jouer vous arrivez en retard ! le blâma le grand Russe baraqué.

— Oh seigneur, se lamenta Tulio qui put enfin pousser son soupir.

— J'veux juste lui parler cinq secondes ! Promis ça sera pas long.

Le Russe s'écarta, le laissant passer. La piaule n'était qu'une petite demeure en ruine, mal isolé dont la toiture avait déjà été bouffée par la pluie et les termites. Le parquet grinçait d'une note aiguë à chaque fois qu'il fit un pas, les murs à l'ancienne tapisserie fleurie art nouveau dévoilaient leurs fissures. Restait pour mobilier une belle table, des chaises, des tapis par quinzaine et un canapé poussiéreux qui avait dû faire figure d'ermite au sein de la décharge municipale. Il n'aimait guère ce lieu. Même sans pour autant voir ce que faisait son ami et une bande de Russe à l'intérieur, l'odeur de la magouille véhiculait abondamment. Lorsqu'il fit face à son collègue d'une tête et demie de plus que lui, il sentit une légère appréhension qui se renforça lorsqu'il vit le regard des Russes se braquant contre lui. Il sortit un sourire timide sur son visage et fit un vaste coucou de la main pour saluer les joueurs de la table. Par la suite, il se rendit compte que son geste demeurait ridicule, surtout que personne ne lui rendit la pareille.

— Qui c'est le chétif ? demanda la tête du groupe avec un accent très prononcé.

— C'est mon collègue, confirma Tulio. Il était censé attendre dans la voiture et...

— Ben pour de la piaule, c'est de la piaule ! C'est joli tous ces tapis dis donc, c'est pour enrouler des macchabées dedans ou bien ?

— Je ne sais strictement pas ce qu'il fait ici, termina Tulio désespéré de l'attitude de son associé qui ne semblait plus du tout intimidé par les Soviétiques de pure souche.

— Ce que je fous ici ?! Mais tu ne m'as même pas laissé les clefs, je me les gèle sérieux !

— Bon, bon, excuse-moi, fit Tulio en fouillant la poche de son pantalon terre verte. Il le lui balança et le blond eut un large sourire aux lèvres rien qu'à la pensée de s'installer confortablement sur le siège passager avec le chauffage.

— Eto nich'go ! fit un Russe en levant les yeux vers le plafond. Ce n'est qu'une brise légère, et si vous tenez tant que ça à vous geler, venez dans mon isba au beau milieu de la toundra, ça vous fera les pieds !

Il y eut un silence cinglant et le blond, toujours tenant les clefs de l'auto dans sa main, arborant la moue lui répondit :

— Sans façon merci.

Il préférait infiniment se saouler à la vodka dans son appartement plutôt que traîner là-bas. Tulio finit par s'énerver, se leva et poussa son coéquipier à la porte.

— Bon Miguel, c'est très gentil de passer nous rendre une petite visite mais là, nous avons une partie à continuer. Alors je te serai gré de...

— Eh, il a disparu où le beau paquet que t'avais tout à l'heure ? T'as rien perdu j'espère ! le coupa-t-il d'humeur plus taquine que son compère.

— Monte dans la voiture je ne serais pas long ! le réprimanda-t-il en haussant d'un ton.

— Roh, c'est bon ! rouspéta le blond à voix basse, toujours en train de râler... !

Prenant la peine de s'assurer qu'il monte dans la voiture, il alla l'accompagner jusqu'au seuil de la porte. Lorsque Miguel monta à bord du véhicule, Tulio lui adressa un mauvais regard. C'est alors que l'une de leurs nombreuses conversations mentales débuta. Rencontrant les yeux courroucés de son acolyte, il s'exclama une sorte de '' Mais quoi ?! '' muet en ouvrant la bouche, montrant distinctement la mine du parfait choqué. Il pensait à quel point il était dingue que son camarade ne lui accorde que trop peu de crédit à sa confiance. Comme s'il allait tout faire capoter, bon sang, il lui avait donné son blé à miser c'était pour qu'il le joue et non pas pour se faire engueuler comme un gamin. En plus il n'avait touché à rien, rien ! Par une petite gestuelle très démonstrative Tulio lui confia que s'il touchait au klaxon ou au poste radio, ça allait chauffer pour lui en rentrant, pognon empoché ou pas. Miguel enleva son bonnet en laissant ses longs cheveux blonds derrière ses oreilles, croisa les bras contre son torse, mit les pieds sur le tableau de bord et se mit à faire ce qu'il savait faire de mieux – mis à part les yeux de chiot abandonné, cela va de soi - : il bouda. Ce fut la énième fois environ que Tulio se disait que ce dépit de sa part était réellement inutile. Ça ne durait jamais de toute manière et quand bien même, la tronche de Miguel certifiait qu'il ne fallait même pas qu'on le prenne au sérieux. Il claqua alors la porte et retourna s'asseoir parmi les autres joueurs, un peu excédé du culot de son acolyte.

— Je vous prie de m'excuser du comportement inopportun de mon collègue, reprit-il enfin en raclant sa gorge.

— Da, je comprends vous savez. Il n'est pas facile de confier son argent à un homme qui perd quatre-vingt-cinq pour cent de la recette initiale.

— Raison de plus pour terminer ça au plus vite. Voilà ce que je vous propose. Si je rentre vraiment les mains vides, je vais me faire tuer auprès de mes créanciers, donc je vais miser minime pendant cinq manches encore et après je pars avec ce qu'il me reste.

— Et vous croyez qu'il va vous rester quelque chose mon petit ?! s'esclaffa le supérieur.

Une grande vague de rire s'empara alors de la pièce, une sorte d'hilarité qui vous glaçait le sang lorsque vous étiez au centre de l'attention. Tulio resta parfaitement de marbre. Néanmoins son collègue Miguel, qui n'avait pas suivi le cours de la partie, se faisait la remarque qu'ils devaient sacrément s'amuser pendant que lui mourrait de froid depuis tout à l'heure. Tulio était loin de s'éclater. Il n'appréciait pas le côté lunatique et provocateur de ses adversaires. Le supérieur et le donneur arrêtèrent progressivement alors que le Piotr, lui repartit dans un fou rire de plus belle. Le chef lui rendit un regard totalement désinvesti de lumière et quand il s'aperçut que la rigolade était terminée, il se tut soudainement.

— TU TE CROIS DRÔLE PEUT-ÊTRE ?! se mit à beugler contre le donneur.

Il hocha négativement de la tête, la sueur au front. Tulio fut assez secoué par la beuglante et serra les dents.

— VEUX-TU QUE JE TE DÉFENESTRE POUR QUE TU TE CALMES ?!

Pas de réponse venant de l'abruti de service.

Réflexion faite Miguel, qui n'eut pas grande peine à épier la conversation, craignait dorénavant un petit peu pour la vie de son confrère.

— RÉPONDS ! menaça-t-il d'un poing sur la table.

— Non, non, non...

— Bon, souffla-t-il avec animosité. Nous allons pouvoir reprendre la partie.

Tulio sentait arriver l'embrouille à plein nez et rester plusieurs heures à la même table avec un panel de gens hystériques et agressifs ne lui inspirait guère confiance. Aussi devait-il s'y mettre enfin sérieusement. Il ne semblait plus qu'être un asticot à leurs yeux et jamais ils ne se seraient doutés que Tulio devienne aussi redoutable en fin de soirée. C'était toujours son éternelle stratégie lorsqu'il jouait avec des inconnus. Au départ ils naviguaient sur une mer calme, paisible, à peine brumeuse et sans qu'il prévienne surgit un monstrueux Léviathan engloutissant leurs mises.


Miguel se retourna une nouvelle fois sur le siège qu'il trouvait par la suite inconfortable au bout d'une heure et demie d'attente. Le chauffage commençait à redonner vigueur à ses membres endoloris, hélas il avait attrapé froid bien avant cela et ses sinus se bouchèrent petit à petit. Il avait bien vu que Tulio perdait beaucoup et le fait de ne pas savoir ce qu'il mijotait l'inquiétait. Pour sûr il lui faisait confiance, pourtant rester dans une pièce close remplie d'individus peu fréquentables, susceptibles de cacher des kalachnikovs dans un monticule de tapis, ne rendait pas la perspective des plus rassurantes.

Il se pencha alors vers le côté conducteur et entreprit sa manœuvre, la porte de la piaule s'ouvrit. Miguel crut d'abord à son acolyte puis il vit un puis deux, trois Russes sortir à l'extérieur. Ils entamèrent une conversation mouvementée dans leur langue commune. Apparemment ils étaient sur les nerfs, Miguel préféra rester caché dans la voiture encore un bout de temps. Par la suite ils rentrèrent à nouveau, leurs visages comparables à un bloc d'asphalte. Miguel se releva docilement et n'attendit pas une seule minute de plus avant d'allumer le contact et prendre le volant. Il était à la fois excité à l'idée que son collègue lui ramène le magot et très angoissé s'il ne devait pas courir assez vite. Il garda alors une main ferme sur le frein à main et se dit que la conclusion à toute cette histoire n'allait pas tarder à venir.


Tulio mirait ses adversaires prenant à nouveau position à leur place respective. Pendant ce temps-là, le donneur ne l'avait pas lâché des yeux. Son sourire demeurait à peine imperceptible mais ses yeux brillaient de fébrilité. Un énorme tas de liasses reposait désormais devant son nez et il dormait dans une valise noire prête à être scellée à double tour. S'il n'était pas contraint de garder son sang-froid usuel durant ses interminables parties de poker, il leur aurait ri au nez certainement. Dernier tour, flop, il allait enfin retourner ses cartes.

Dix de carreau, dame de cœur, parf...

— Un instant !

Il leva un œil circonspect vers le donneur. Le chevelu aux yeux bleus eut un doute concernant leurs intentions.

— Veuillez échanger vos cartes avec le voisin de droite.

— Qu'est-ce que ça veut dire ? demanda Tulio un peu froissé du sous-entendu.

— Faites.

Il ne pipa mot et s'exécuta, chaque joueur donna sa main à l'homme qui se tenait à sa droite. Il savait désormais à qui profitaient sa dame et son dix et à qui il manquait une paire de valets assortis. Il poussa un râle intérieurement : ces enfoirés savaient qu'il savait ou toute autre phrase bateau du genre. Il avait calculé son coup avec minutie et devait à présent recommencer. Normalement il devait tomber une reine dans le flop et il avait perdu cette chance. Ses probabilités de réussite furent passées de quarante-six pour cent à seulement dix. Cette nouvelle le déstabilisa particulièrement et il n'était pas assez informé sur le terrain pour dominer le jeu par le bluff. Il se concentra sur les cartes afin d'éviter les regards des autres joueurs qui seraient en mesure de le déboussoler davantage.

De toute manière quand on y était, on y restait. Il allait annoncer sa mise quand le donneur prit à nouveau la parole.

— Messieurs, je propose pour ce dernier tour d'exécuter un tapis.

Bordel de dieu... Il fallait que cela soit le seul coup qu'il n'avait pas pu préparer que ce moment charnière débarquait à l'improviste, sans faire partie de ses calculs. Il était mal, indubitablement mal. Compter sur le destin l'avait aidé jusque-là, il espérait franchement qu'il pouvait encore remettre son devenir entre les mains d'une quelconque divinité qui aurait cure d'un joueur de Texas Hold'em. Il vit le tas du chef dégringoler dans la valise et le reste s'ensuivit avec. Tulio garda son sang-froid, fronça les sourcils et décida de se joindre lui aussi à cette ultime manche.

— Ma foi pourquoi pas, cela reste une très bonne idée. Finissons-en vite et bien, acheva-t-il comme s'il eut donné la sentence à un condamné.

La première carte s'abattit et tel qu'il l'avait prédit il s'agissait d'une dame. Une lourde frustration l'envahissait. Une double paire, une flush il fallait à tout prix qu'il ait une belle main sinon tout le chemin qu'il avait parcouru jusqu'à présent n'aurait servi à rien. L'espagnol n'en fut que dégoutté par la suite des événements. Un cinq et un huit.

Joder de mierda !

En plus l'autre avait dû en profiter avec sa dame, maintenant il avait une paire. Durant le Turn, le dix de pique tomba. Maintenant, cet enfoiré avait une double paire. Sa double paire. Ouais, ils avaient bien mijoté leur coup avec le donneur hein ! Il était juste à deux doigts de péter un câble devant une pareille injustice. Mais son cœur resta prêt à lâcher lorsque la dernière carte glissa suavement sur le tapis vert. Il tenta de se préparer psychologiquement et envisagea différents moyens de récupérer son argent, la tension grimpa en flèche, sa jambe trembla, il serra le tissu de son pantalon de sa main.

La river s'exhiba après une seconde qui parut être impérissable. Il eut un sacré choc et il n'était pas prêt à s'atténuer.

— Ah ah, double paire de dix et de dames ! Il semblerait que je remporte tout ce soir ! lança un Russe en affichant sa main, ses camarades affichèrent une expression blême. Au moins le pot restait dans la bande.

— Alors señor, on s'est déjà couché ?

Tulio prit alors une de ces cartes entre son index et son majeur, prête à être retournée.


-X-


Mais qu'est-ce qu'il fiche à la fin ? se demanda Miguel qui en avait sa claque d'attendre. Son mal de tête n'arrangeait guère les choses. Il restait certain que s'il actionnait le klaxon en boucle, l'autre arriverait deux fois plus vite que d'habitude, certes pour l'engueuler mais bon, c'était le résultat qui comptait.

Il jeta un coup d'œil à la boîte à gants sans pour autant l'ouvrir. Il y avait quelque chose à l'intérieur dont il ne tenait pas à s'en servir. Toutefois si l'occasion devait se présenter alors il devra faire ce qu'il faudra faire sans se poser de questions. Miguel demeurait un homme qui serait incapable de causer le moindre mal à qui que ce soit et rares étaient ceux qui l'avaient mis dans un état de colère tel qu'il venait à dialoguer avec ses poings. Quand une situation devenait trop épineuse, il préférait s'éclipser avec son pote et le butin que de prendre des risques inutiles. Cependant quand il fallait en prendre, il choisissait de payer les conséquences pour les autres. Miguel était ce genre de gars ultra-spontané à la conscience enfantine qui lui disait d'agir pour ce qui lui semblait être juste sans trop tenir compte du reste.

Ah ! Enfin.

Un sourire illumina son visage, il disparut bien vite quand il vit son compère détaler comme un lapin. Il ne prit pas le temps de monter à l'avant, il ouvrit la portière et s'y jeta à l'intérieur avec la valise. Miguel se crut le chauffeur de taxi de série B ainsi.

— Démarre, bon sang démarre ! lui ordonna-t-il.

— J'ai bien fait de faire tourner le moteur ! s'exclama-t-il en baissant le frein à main et démarra à fond de cale. Les pneus peinèrent et glissèrent dans la neige, crachant une tempête d'eau gelée et boueuse à l'arrière. Il donna un coup sec de volant qui les fit sortir du trou dans lequel ils étaient embourbés. Tout à coup, le rétroviseur éclata en mille morceaux de verre. Ils tressautèrent à l'unisson, paniqués.

— Quoi ?! Ils avaient autant de flingues ? s'écria Tulio étonné.

— Hé, je voulais te le dire mais vois-tu, tu m'avais un peu foutu à la porte !

— Fonce vite avant qu'ils nous crèvent les pneus !

La voiture dérapa, l'absence des chaînes sur les pneus ne les facilitait pas tant que ça. D'un coup, elle s'arrêta de tournoyer et ils partirent par où ils étaient entrés auparavant. Tulio jeta un regard en arrière et remarqua un Russe qui le suivait encore à pied avec sa mitrailleuse à la main. Il se baissa suffisamment pour éviter qu'une quelconque balle siffle au-dessus de sa tête. Miguel alluma les phares de l'automobile et poussa un gros soupir. Dans quelques minutes ils allaient atteindre l'autoroute principale et seraient hors d'atteinte de ces brutes élevées au froid et à la vodka.

Parmi tous les Russes qu'ils auraient pu rencontrer, ils devaient évidemment tomber sur ceux pas commodes, confirmant tous les clichés. Tulio ne les avait pas choisis par hasard. Cette bande était une connaissance de son ancien chef, il devait collaborer pour mettre au point des plans à but lucratif et pas forcément légaux. Pas étonnant qu'ils puaient le blé, il n'y avait qu'à constater la splendeur de leurs costumes et le prix qui allait avec.

Les deux hommes poussèrent un soupir de soulagement à l'unisson, rigolèrent, se tapèrent dans la main, la soirée fut une pure réussite. Les lampadaires plantés le long de l'autoroute éclairèrent un chouïa l'intérieur de la voiture, la route était désertée de tous conducteurs, ils se sentirent bercés par une mélodie non audible, une fatigue causée par une retombée de pression.

Tulio ne s'était pas fait prier pour commencer à compter le butin jeté dans la précipitation, en vrac dans la valise. Miguel lui lança un sourire dans le rétroviseur intérieur, lui conseillant d'attendre qu'ils soient rentrés pour faire le bilan. Avec cette obscurité, il allait se bousiller les yeux dans le noir.

— J'en sais rien, il doit bien en avoir pour huit millions huit de pesetas ! Et encore, il en reste au fond.

— Whoua, ça nous fait combien en dollars ?

— Bah, grosso modo ? J'pense qu'on est pas loin des soixante-dix mille.

— T'es sérieux là ? Autant que ça ?! laissa-t-il éclater sa joie, ses yeux verts pétillants.

— Ouais à l'aise, valida Tulio en passant habilement à l'avant du véhicule sur le siège côté passager. Avec les vingt mille qu'on a de côté, ça nous fait un peu plus de quatre-vingt-dix milles.

— On a jamais été aussi proche des cent mille ! C'est génial !

Tulio lui donna une tape sur l'épaule en ricanant puis s'appuya contre la portière de la voiture. Il déprima docilement dans son coin quand une voix au coin de son esprit lui répliqua qui leur manquaient à peu près le triple de la somme. Ils allaient bientôt passer un cap, le plus dur restait à faire se convint-il. Miguel s'arrêta de sourire, observa son compère et se fit cette considération subite à voix haute : « Attends, ça craint quand même ! ».

— De quoi ?

— On a réuni que le tiers de la dette en deux semaines !

— Quoi, tu trouves pas ça assez bien de dénicher douze millions et demi de pesetas en deux semaines ?

— Si mais il ne nous reste à peine une semaine pour trouver le reste.

Court silence.

— Oui en effet, ça craint un peu.

— Un max, tu veux dire, surenchérit son collègue.

— Oh, qu'est-ce qui t'arrive ? Normalement c'est toi qui n'en as rien à cirer des détails et c'est moi qui me fais le sang d'encre.

— Ben excuse-moi, j'ai mal à la tronche. Je suis enrhumé.

Ce qui expliquait pourquoi il prédominait une chaleur excessive dans la voiture. Tulio s'occupa de baisser le chauffage et les vitres de la Golf afin d'aérer.

— Tu me passeras le volant quand on arrivera à Caceres ?

— Ouais, pas de soucis, commença-t-il à baîller. On s'arrêtera prendre un café, j'ai les yeux qui commencent à piquer.

Leur duel s'était déroulé à trois cent deux kilomètres de leur domicile. Bien que Miguel affirme qu'il exécutera la moitié du trajet du retour, il n'en fera pas le tiers même s'il portait toute la bonne volonté du monde avec lui. Tulio était heureux. S'ils n'étaient pas aussi ensommeillés, ils auraient pu faire la bringue pour incruster cet instant dans leur mémoire. Le chevelu ailes de corbeau tâta les poches de son pantalon, sa bouche se crispa, maugréa un juron. Il avait oublié ses clopes dans la piaule. Miguel ne relevait pas sa maladresse, de toute manière il ne fumait plus depuis un moment. Il fouilla dans la poche avant de son gilet noir affublé sur sa chemise bleu de cobalt à manches longues retroussées. Il y découvrit une carte. Le valet de cœur. Il le tendit à son ami.

— Hey, Miggy ! Prends-la, c'est cadeau !

Le blond prit la carte tout en tenant le volant. Tulio avait l'habitude garder les cartes comme un trophée qu'il remportait à chaque partie corsée. Il dérobait la carte qui scellait la fin du jeu. Elle gagnait en prestige surtout quand la victoire avait été remportée sur un tapis final.

— Laisse-moi deviner, carré ?

— Brelan. Miguel, cette carte vois-tu, est la preuve formelle que Dieu existe réellement.

— Vraiment ? Ce n'est pas plutôt la chance qui t'a infusé sur le coup ?

— Oui, bon... Si la chance existait réellement, je n'aurais pas appris à compter les cartes, confia-t-il un peu réticent. Puis compter aux cartes ce n'est pas tricher, c'est juste accroître les chances de gagner rien de plus.

Miguel rangea la carte dans la poche de sa veste. Un nouveau silence se posa parmi eux. Le blond finit par ricaner dans son coin. Tulio leva un sourcil et lui demanda quelle était la cause de ce rire débile. Il releva la tête de son volant et le regarda d'un air soudainement sévère, imitant lamentablement un accent de l'est.

— « Veux-tu que je te défenestre pour que tu te calmes ?! » - honnêtement, j'ai cru que t'allais voler !

Il se mit à nouveau à éternuer bruyamment, déviant légèrement la trajectoire du véhicule sur la route.

— Je pense que si tu ne me donnes pas le volant bientôt, on volera certainement droit dans le fossé.


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