Les réfugiés
Juchés sur leurs montures, Djidane, Grenat et Bibi filaient à toute allure dans le paysage désolé. Partout autour d'eux, les volutes blanchâtres noyaient l'horizon d'une pâleur spectrale. Fendant les vapeurs délétères, les trois chocobos qu'ils chevauchaient, volatiles gracieux au plumage jaune éclatant, se révélaient dociles et maniables. Passé le temps bien naturel d'apprentissage et d'apprivoisement, même Bibi contrôlait son oiseau de manière satisfaisante et suivait ses compagnons sans guère de souci. En fait, le mage noir avançait même plus inlassablement que les deux autres : son métabolisme particulier souffrait moins de l'atmosphère de brume environnante. À un moment, Djidane et la princesse demandèrent à faire une pause dont, quant à lui, il se serait bien passé : tant que la fatigue ne le gagnait pas, il comptait bien aller de l'avant.
Cette détermination lui venait également de sombres réflexions qui avaient alimenté sa nuit précédente. Il avait songé aux révélations du roi Cid concernant ce fameux Kuja. Le jeune trafiquant d'armes aux cheveux blancs fournissait la reine Branet. En particulier, il avait apporté à l'affreuse souveraine d'Alexandrie son armée de mages noirs. Il était donc responsable de l'embrigadement de ses semblables dans cette terrible guerre. Responsable des massacres commis par les mages dans le royaume de Bloumécia. Bibi le haïssait pour cela. Mais d'un autre côté, le sinistre individu était aussi, d'une certaine manière, son créateur.
Même s'il aurait voulu avancer le plus vite possible, cependant, le sorcier était aussi limité par la fatigue de sa monture. La halte avait permis de laisser boire les chocobos à l'eau d'un ruisseau qu'ils longeaient depuis un moment. Djidane et lui-même s'étaient souvenu de ce détail dans leur périple précédent en ces terres : pendant une partie de leur trajet, ils avaient suivi ce cours d'eau paresseux, aux flots presque immobiles. Ils n'en avaient dévié qu'après un lacet particulier qu'ils reconnaîtraient facilement. Méné le mog leur avait confirmé ce souvenir, et ils étaient bien contents d'avoir ce point de repère, car tenir une direction globale vers le nord, dans cette ambiance de brume où le soleil ne se distinguait guère à travers le voile blanchâtre, tenait de la gageure.
ooo
Ils avaient maintenant quitté les rives boueuses et progressaient au jugé en espérant ne pas se tromper. Ils furent rapidement rassurés : le paysage devint peu à peu plus végétal, avec des bosquets d'herbes hautes qui apparaissaient à l'horizon, signe qu'ils approchaient du marécage. Le voyage n'avait pas duré bien longtemps : à dos de chocobos, les distances raccourcissaient grandement. Djidane demanda une nouvelle pause près d'un bouquet d'arbrisseaux malingres.
— Il faudra ensuite se frayer une chemin dans le marais, expliqua-t-il en descendant au bas de son oiseau. Ils filent sur la vase sans souci, nous a dit Méné, mais on pourra pas trop mettre pied à terre, alors profitons de notre dernière chance de nous dégourdir les jambes.
Il marcha quelques pas et laissa son chocobo picorer calmement le sol.
— Ce sont des animaux vraiment fantastiques, nota la princesse. Ils avancent à toute vitesse, malgré le poids sur leurs dos.
Djidane hocha la tête.
— Je sais plus qui, à Tréno, avait proposé d'organiser des course de chocobos. Chacun serait venu avec sa monture, et le trajet devait faire le tour du lac, en partant du manoir de Dame Stella et en arrivant à la salle des ventes.
— Tu sembles bien connaître cette ville, s'étonna Grenat. Pourtant, tu es originaire de Lindblum.
— Oh, j'ai aussi eu l'occasion de traîner mes guêtres à Tréno, une fois ou deux…
Un cambriolage qui avait failli mal tourner, bien des années auparavant, lui revint en mémoire, mais il le chassa aussitôt de ses pensées.
— Je me souviens plus exactement pourquoi le projet de course avait été abandonné, poursuivit-il. Mais je crois que c'était une histoire de bruit et d'odeur. Les nobles de la ville avaient peur d'être incommodés, ou quelque chose comme ça.
Grenat huma l'air par réflexe. L'odeur âcre de la brume agressait ses narines en permanence, de toute manière, masquant la forte odeur du plumage des bêtes. Elle se rendit compte qu'à une époque pas si lointaine, dans le cocon douillet de sa vie de princesse, elle aurait refusé tout net de souiller ses vêtements d'une telle puanteur. Les temps avaient bien changé.
— C'est dommage qu'ils ne volent pas, ces chocobos, intervint Bibi. Ce serait bien pratique pour observer depuis le ciel et trouver la carrière qu'on cherche.
Une manière subtile de recentrer les réflexions de ses amis. Djidane porta son regard vers le marécage qui s'étendait devant eux. La mine qui, soupçonnait-on, menait jusqu'au continent extérieur se trouvait de l'autre côté, quand le bourbier rencontrait les premiers contreforts montagneux.
— Pour trouver l'entrée plus facilement, on pourrait demander l'aide de Kwell au village des kwes.
Son visage s'assombrit.
— Mais il faudra lui annoncer le mort de Kweena, compléta Bibi.
ooo
Pendant ce temps-là, plus loin au nord, deux aéronefs volaient à basse altitude. Utilisant un sauf-conduit signé du sceau royal d'Alexandrie, Lamia avait réquisitionné deux petits engins à vapeur de la flotte de Lindblum, du genre de ceux utilisés par les arbitres de la fête de la chasse. Elle arrivait à la limite de son autonomie, mais en dessous d'elle, elle voyait enfin la carrière, atteinte en un temps record, sans doute bien avant ses cibles. Sur le flanc d'une colline parsemée de touffes de joncs, une clairière s'étendait, partiellement terrassée par la main de l'homme. On y trouvait même des vestiges de constructions en bois, peut-être de vieilles remises de matériel. Au centre, un portail de pierre avait été bâti pour consolider l'entrée de la grotte proprement dite. Lamia fit signe au deuxième vaisseau et commença sa descente. Dans celui-ci, l'homme de haute taille soupira de soulagement. Engoncé dans un habitacle bien trop petit pour lui, il attendait avec impatience leur arrivée pour se déplier enfin. Ils se posèrent tous deux à la lisière de la végétation et entreprirent de dissimuler leurs vaisseaux du mieux qu'ils le pouvaient. L'homme ébroua ensuite sa chevelure rousse tressée et observa les alentours pour guetter les présences éventuelles aux abords du site. Tout autour d'eux, seuls les vrombissements des insectes et les croassements des batraciens déchiraient le silence. Un sourire énigmatique sur le visage, il enfila ses gants de combat garnis de griffes de métal, qu'il avait ôtés car ils étaient peu pratiques pour piloter.
— Je te rappelle qu'ils sont à moi, aboya Lamia. C'est moi qui ai découvert leur destination.
— J'aurais eu plus de mal que toi à écouter innocemment aux portes, plaisanta le mercenaire rouquin. Tant que tu me laisses le voleur à queue de singe, ça me convient. Mais tu les sous-estimes peut-être.
Il se retint de préciser que, plus encore, il pensait qu'elle se surestimait beaucoup.
— Ils sont assez dangereux, concéda Lamia. Mais je vais bien trouver un moyen de les réduire à ma merci.
L'homme renifla d'un air désapprobateur. Il la savait rusée et vicieuse, des caractéristiques qui s'accordaient mal avec son propre tempérament. Il était beaucoup plus du genre à affronter et vaincre d'homme à homme.
— Fais comme tu veux, de toute manière nos chemins se séparent ici. Je me fiche pas mal de ramener la breloque à la reine, tu sais.
— Tu ne m'accompagnes pas ? s'étonna-t-elle.
— Je préfère les suivre à distance… Ne t'inquiète pas, je n'interférerai pas.
Elle leva un sourcil étonné puis haussa les épaules. Si elle avait tuyauté ce type – rien ne l'y obligeait, après tout, ils étaient plus ou moins concurrents –, c'était uniquement dans l'espoir qu'il puisse la soutenir en cas de difficulté, et voilà qu'il se défilait. Mais qu'à cela ne tienne, elle se débrouillerait toute seule sans problèmes. Elle se tourna alors vers la grotte et s'avança d'un pas résolu, se délectant par avance de sa victoire.
ooo
— C'est le meilleur endroit pour attraper plein de grenouilles, miam.
L'enfant kwe, déjà dodu à son âge, se promenait dans le marais, empruntant des chemins connus seulement de son peuple. Il était accompagné d'un jeune rat de Bloumécia avec qui il avait facilement sympathisé. Ce dernier s'abstint de demander ce qu'il faisait ensuite de ses prises. Il connaissait déjà la réponse et trouvait ça répugnant.
— Tu vas voir, je vais t'apprendre, ajouta le garçon grassouillet.
— On peut pas plutôt jouer à cache-cache ?
— C'est quoi, ça ?
— Je me cache quelque part et toi tu dois me trouver.
Le kwe secoua sa grosse tête flasque.
— Pas possible, dit-il.
Il avança encore sur le sentier qui débouchait entre deux massifs de roseaux vers une zone encore plus spongieuse. Il fit volontairement un pas de côté, et son pied commença à s'enfoncer avec un bruit de succion. La concentration se lut sur son visage à l'aspect gluant. Il tira encore plus son épaisse langue dans l'effort de s'extirper de la vase, puis la fange lui rendit son extrémité tout d'un coup et il tomba les fesses sur le sol.
— Il faut vraiment que tu restes derrière moi, expliqua-t-il. Il faut pas sortir des sentiers, miam.
Le jeune rat hocha la tête. Il avait bien compris la leçon. Soudain, ses oreilles frémirent.
— C'est quoi ce bruit bizarre ?
Il scruta l'horizon laiteux obstrué çà et là par d'autres touffes de végétation humide. Au loin, il distingua trois points jaunes en mouvement. Au-dessus de l'un d'entre eux, un chapeau pointu…
— Il faut partir ! s'exclama le rongeur. Les mages noirs nous ont retrouvés !
— Les mages noirs ?
— Oui ! Il faut prévenir les autres !
Le kwe ouvrit la voie au pas de course, son camarade sur les talons.
ooo
Bibi avançait sur son chocobo, suivi par ses deux amis. Ils progressaient beaucoup moins rapidement, maintenant qu'ils avaient pénétré dans le marécage. Certes, leurs montures les empêchaient de s'enfoncer mais ils cherchaient des points de repère pour éviter de se perdre et de tourner en rond. Et finalement, comme ils trouvaient des sentiers plus rigides parfois renforcés de planches en bois, ils préféraient marcher au pas sur un sol ferme. De plus, Bibi n'était pas rassuré. Il se souvenait de leur dernière visite et de l'attaque du gigantesque crapaud, et au moindre mouvement sous la surface, il craignait qu'un monstre ne surgisse.
— Vous êtes sûrs qu'il y a pas de serpent géant dans le coin ? demanda-t-il d'une voix hésitante. J'ai l'imp ression qu'il y a quelque chose qui gigote sous nos pieds.
— Tu te fais des idées, Bibi, le rassura Grenat.
Le trio avança encore quelques minutes.
— Et là-bas derrière, je suis sûr que ça a bougé ! reprit Bibi en pointant du doigt un massif d'herbes hautes.
— Mais non, ne t'en fais pas ! s'impatienta Djidane.
— Halte ! N'avancez plus ! intervint une voix non loin de l'endroit indiqué.
Surpris, ils s'immobilisèrent. De derrière la végétation apparurent un autochtone kwe et trois rats blouméciens brandissant des arcs.
— Vous n'êtes pas les bienvenus ici, alexandriens ! Vous et vos satanés mages noirs, partez !
— Vous vous méprenez, nous… commença la princesse.
— Taisez-vous !
Djidane scruta les visages, mais le kwe n'était pas Kwell, et les autres… se ressemblaient un peu tous.
— Attendez ! s'exclama l'un des rats. Je le connais, lui. Il m'a aidé, à Bloumécia.
Le rongeur, en livrée militaire, s'avança en boitillant, un sourire redressant ses vibrisses. Les autres se détendirent imperceptiblement, mais ne relâchèrent pas leur attention pour autant.
— Il m'a sauvé la vie quand une statue a failli s'effondrer sur moi. C'est un des compagnons de Dame Freyja.
Djidane se souvenait de cet épisode et de la compagne enceinte du soldat.
— Euh… Gal, c'est ça ? Comment va votre femme ?
Le rat se réjouit d'être reconnu, et de la sollicitude affichée envers son épouse.
— Plutôt bien, compte tenu de son état, répondit-il. Wei est presque à terme, alors elle reste alitée et lasse.
— Hélas ! plaisanta Djidane.
Gal hocha la tête.
— Ça l'embête vraiment, parce qu'elle voudrait s'occuper des blessés.
Il se tourna vers les autres.
— Laissez tomber, vous vous trompez. Je me souviens aussi du petit mage, sans lui je serais mort là-bas.
À ce moment-là, les arcs se baissèrent enfin. Un autre rat, qui semblait plus gradé, prit la parole à son tour.
— Toutes mes excuses, mais je vous avoue que… quand le petit Tim est arrivé en courant et en hurlant que les mages noirs pénétraient dans le marais, nous avons craint le pire.
Djidane leva les mains en signe d'apaisement.
— Pas de souci, c'est normal. Vous êtes beaucoup de réfugiés, ici ?
— Vingt-six adultes et trois enfants. Pas mal de blessés. On fait ce qu'on peut à coup de décoctions et de cataplasmes avec les plantes des marais, mais…
— Je suis guérisseuse, intervint Grenat. Amenez-moi à vos blessés, je vais voir si je peux les soigner.
Les visages des blouméciens s'illuminèrent à cette nouvelle.
— C'est le moins que je puisse faire, ajouta-t-elle pour elle-même.
ooo
Ils arrivèrent au village des kwes, qui avait bien changé depuis la fois précédente. De nombreuses paillasses de roseau avaient été installées en son centre pour les blessés les plus graves. Quelques rats y étaient allongés, certains couverts de bandages. Et tout au bout…
— Kweena ? s'exclama Djidane.
Il se précipita vers le kwe, Bibi sur les talons, tandis que la princesse, qui n'avait en fait jamais rencontré personnellement le gastronome, commençait à incanter pour une bloumécienne à la jambe gravement brûlée.
— Mais co… comment c'est possible ? bafouillait le mage noir.
Kweena se trouvait en effet là, assoupi. Son tablier était déchiré en de multiples endroits et des contusions meurtrissaient sa peau par endroits. Comme il dormait, Djidane se tourna vers un autre kwe à son chevet.
— On a vu la destruction de l'arbre de Clayra. Il se trouvait au sommet de l'arbre. C'est impossible de survivre à ça, impossible !
Le kwe haussa les épaules.
— Il paraît qu'il a volé, miam.
— Pas volé, flotté, intervint une autre voix.
Kwell, le chef du village, s'avançait vers eux, sa toque de cuisine posée un peu de travers sur sa tête. À ses côtés, une espèce de gros chaton rose voletait, un sac en bandoulière. Djidane reconnut tout de suite ce mog pour l'avoir croisé à plusieurs reprises lors de son périple.
— Bonjour Maître Kwell, bonjour Steelskin !
— Euh… vous voulez dire quoi par « flotté » ? demanda Bibi.
— C'est moi qui l'ai trouvé, expliqua le mog. Je me dirigeais vers Clayra avec des blouméciens rescapés quand j'ai vu l'explosion au sommet et l'effondrement de l'arbre, coubo. Quand la fumée et la poussière se sont dissipées, Kweena dérivait dans le ciel en flottant. Nous l'avons suivi jusqu'à ce qu'il finisse par se poser.
— C'est encore un pouvoir de la voix du gastronome ? demanda Djidane.
— Non, c'est pas ça, miam, intervint une voix faible.
Kweena se réveillait. Il ouvrit des yeux las et salua ses amis. On lui porta une outre d'eau à ses lèvres et, après avoir avalé une généreuse rasade, il entreprit d'expliquer ce qui s'était passé. Il parla d'un ton pâteux.
ooo
Dans le grand temple de Clayra, à travers une fenêtre, la Bloumécienne Learie avait observé le bref combat entre Beatrix et ses adversaires et avait vu avec résignation leur défaite. Derrière elle, les prêtres clayrans se lamentaient de la perte de leur pierre sacrée.
— Comme si la gemme avait plus d'importance que toutes les victimes, grogna-t-elle.
À ses côtés, ses enfants sanglotaient, les yeux rougis de larmes. Elle-même s'efforçait de ne pas pleurer pour éviter d'ajouter à leur chagrin.
— Dan… murmura-t-elle cependant.
Son mari n'avait pas reparu et elle craignait le pire. N'y tenant plus, elle explosa de fureur tandis que les mages noirs, sur l'esplanade, s'envolaient dans de multiples bulles de magie.
— Vous allez réagir, oui ?
Son exclamation prit tout le monde de court.
— Il y a encore un blessé là-dehors, vous ne pensez pas aller le secourir ?
— Mais… balbutia un prêtre de la nuit… nous sommes cernés par les sorciers.
Des pas résonnèrent plus en arrière. Le roi de Bloumécia s'avançait d'un pas décidé.
— Elle a raison, dit-il. De toute manière, il semblerait que les agresseurs s'enfuient. Ils ne devraient pas intervenir.
Il hocha la tête à l'attention de sa concitoyenne et lui adressa un franc sourire sous sa moustache raffinée. Puis, afin de montrer l'exemple, il ouvrit la porte du temple d'un geste majestueux, comme une sorte de défi à l'adversité. Son manteau mauve dériva derrière lui tandis qu'il descendait les marches. Learie lui emboîta le pas en lançant un regard peu amène aux couards derrière elle.
Ils arrivèrent à Kweena qui se redressait avec peine. La potion de santé que lui avait administrée Djidane avant de partir pour la Rose Rouge lui avait redonné quelques forces, mais pas suffisamment pour se lever, tant il avait frôlé la mort par le coup meurtrier de la générale d'Alexandrie. Le roi lui attrapa une épaule, Learie l'autre.
— Bon sang, quel poids… gémit la rate.
Ils n'arrivaient pas à le déplacer d'un pouce tandis que les forces du kwe lui permettaient à peine de bouger un orteil.
— Attendez, je vais vous aider !
Une Clayranne, frêle d'apparence dans sa robe brodée d'or, sortit à son tour du temple. Laerie reconnut Eileen, une prêtresse du vent avec qui elle avait eu l'occasion de converser. Elle douta que ce renfort si chétif leur soit d'un grand secours, mais au moins, quelqu'un faisait preuve d'un peu de courage et de sens des responsabilités. La nouvelle venue leva les mains, qui commencèrent à luire faiblement.
— Écartez-vous, s'il vous plaît, dit-elle.
Ils obtempérèrent et une brise légère commença à filer entre les doigts qui brillaient maintenant d'un franc éclat bleuté. Le vent alla envelopper Kweena qui se mit alors à léviter.
— Voilà, conclut la prêtresse. Maintenant, ça va être beaucoup plus facile.
Le roi saisit le kwe par l'épaule et commença à le tirer vers le temple. À ce moment, un grand cri retentit de l'intérieur. Tous levèrent la tête : ils virent les cieux se déchirer, comme si une porte vers l'enfer s'ouvrait. Des langues de flammes s'échappèrent et Odin, le chevalier apocalyptique, apparut sur son destrier maudit.
Quand la lance d'Odin percuta le sommet du temple, le souffle de l'explosion projeta Kweena, toujours en lévitation grâce au sortilège de vent. Il partit dériver au large de l'arbre, loin des restes de l'édifice, des frondaisons qui s'écroulaient et des rats condamnés à un trépas effroyable.
ooo
— Quelle histoire… murmura Djidane quand Kweena eut fini son récit.
Le kwe se tut et ferma les yeux, fatigué par le simple effort de se souvenir et de raconter. Bibi fixait ses pieds, semblant bouillir d'une colère contenue. La princesse, qui s'occupait de soigner des blessés un peu plus loin, avait quand même entendu l'essentiel des propos du kwe et regardait Djidane, la mine défaite : tous ces témoignages de victimes directes de la folie de sa mère lui laissaient un goût amer dans la bouche. Et renforçaient également sa détermination.
Le malandrin s'approcha d'elle et lui posa une main amicale sur l'épaule tandis qu'elle incantait pour un enfant rat souffrant d'une vilaine estafilade.
— Ça va aller, Dagga ?
Son habitude persistante d'utiliser le pseudonyme de son amie se révélait bien pratique en ces lieux : ils pouvaient en effet craindre que les rats ne manifestent leur colère envers la fille de leur bourreau. Sous le nom de « Dagga », elle gardait un minimum d'anonymat.
— C'est inconcevable… tous ces gens… dit-elle après avoir achevé sa litanie.
— Tu pourras t'occuper de Kweena en suivant ?
Elle hocha la tête.
— Mais je pense qu'il faudra passer la nuit ici. J'aurai besoin de me reposer.
— Bien sûr.
Djidane se doutait bien de cette contrainte. Il savait que la magie n'était pas inépuisable et son usage intensif fatiguait beaucoup. Avec un tel groupe de blessés, la princesse allait bientôt tomber de sommeil.
ooo
Il fut décidé, en effet, qu'ils resteraient dans le village des kwes pour la nuit. En fait, tous les habitants pensaient qu'ils étaient venus ici exprès pour les aider, sans se douter qu'une autre mission d'une importance cruciale les attendait ensuite. Quand vint le soir, autour d'un repas hétéroclite pour convenir aux préférences de chacun, Kwell demanda ce qu'ils comptaient faire une fois leur tâche ici achevée. Djidane choisit alors d'exposer les grandes lignes de ce qu'ils entreprenaient.
— Nous cherchons une ancienne mine, pas loin d'ici. On pense qu'elle mène sur un autre continent.
— Un autre continent, miam ?
— On l'appelle le continent extérieur.
— Nous pensons qu'un dénommé Kuja y vit, expliqua la princesse. C'est lui qui fournit les armes de m… la reine d'Alexandrie.
Elle avait failli dire « ma mère » par inadvertance. Steelskin le mog, qui connaissait sa véritable identité, esquissa un petit sourire mais s'abstint de commentaire.
— On veut l'empêcher de lui en apporter d'autres.
Dans l'assistance, plusieurs rats hochèrent la tête. Ils avaient suffisamment été confrontés à ces vecteurs de destruction pour comprendre l'importance de la mission. Le souvenir cuisant des mages noirs était très vivace dans leurs esprits.
— J'ai entendu parler de cette grotte, coubo, intervint Steelskin. Mais je crois qu'on n'a aucune vraie preuve qu'elle mène en effet au continent extérieur.
Djidane haussa les épaules en signe de fatalité.
— C'est tout ce qu'on a. L'armée d'Alexandrie a confisqué tous les bateaux de Lindblum, de toute façon.
Pendant quelques instants, seules les mastications des convives troublèrent le silence, avant qu'un kwe ne prenne la parole à son tour.
— C'est vrai qu'on voyait parfois passer des humains, miam, avec des outils pour creuser.
— Et des armes, aussi, abonda un autre. C'est que c'est dangereux, par ici.
— Des pillards qui cherchent des cailloux. Des cailloux qui brillent, miam.
— Et qui sont même pas bons à manger !
Les voix fusaient, chacun y allant de son petit commentaire. Le chef Kwell attendit un moment que ses congénères se calment un peu.
— Nous savons où se trouve la mine que vous recherchez, miam, mais il faudra traverser les marécages pour l'atteindre. Les trafiquants qui exploitaient la mine étaient des imprudents.
— Ils atteignaient pas toujours leur but sans se perdre, miam, approuva un autre.
— Sans parler des monstres…
— Fallait vraiment qu'ils soient amateurs de ces cailloux brillants…
— Vos indications devraient bien nous aider, lança Djidane au milieu du brouhaha.
Un peu plus loin, Kweena finit de mastiquer une grenouille et se leva.
— Je peux peut-être les guider ?
Depuis l'intervention de la princesse, le gastronome s'était très rapidement remis sur pied. Comme il avait déjà bénéficié d'une potion de guérison auparavant, la magie blanche lui avait effacé les derniers restes de blessures et même la fatigue de sa courte convalescence s'était envolée. Ainsi rétabli, il s'était d'ailleurs senti suffisamment en forme pour aider la princesse à finir le travail, grâce à sa propre magie.
— Un autre continent, il y aura sans doute plein de choses à manger, miam, ajouta-t-il.
— Bien sûr ! s'exclama Djidane.
Il s'agissait là d'un étrange compagnon, mais le malandrin ne pouvait oublier combien il avait été utile à plusieurs reprises. Sa voie du gastronome se révélait surprenante, imprévisible et, à l'occasion, bizarrement appropriée.
— Il a déjà failli mourir alors que notre cause lui est étrangère, glissa la princesse à l'oreille de Djidane.
Elle était un peu mal à l'aise à l'idée que tant de personnes non concernées soient prises dans cette tourmente, même si elle admettait sans peine qu'il fallait accepter toute l'aide possible.
— Il a ses raisons gastronomiques, répondit-il. Et puis, comme il a failli mourir, on peut plus vraiment dire que la cause lui est étrangère, tu crois pas ?
Elle soupira. Bien sûr, il avait raison.
ooo
Ce fut ainsi convenu, à la grande satisfaction de tous et en particulier de Maître Kwell. Ce dernier se réjouissait du fait que son meilleur gastronome continue de parcourir le monde pour s'accomplir dans son talent. Le lendemain matin, quand ils se levèrent après une nuit de sommeil sous des tentes de fortune, Kweena était déjà prêt et les attendait.
— Bien dormi, miam ?
— Une fois qu'on réussit à faire abstraction des coassements, la nuit peut être agréable, répondit la princesse.
— Les grenouilles, on s'y fait, miam. Par contre, les gémissements de douleur des blessés, on était contents de plus les entendre.
La princesse se demanda s'il s'agissait là d'une manière saugrenue de la remercier pour avoir soigné tous ces gens. Sans doute, décida-t-elle. Elle regarda tout autour, les habitants et les réfugiés qui s'éveillaient, le village qui prenait vie. Chez beaucoup de ces personnes, on pouvait lire un certain soulagement et même une note d'espoir. L'idée qu'elle y ait contribué la ragaillardit.
Quand Djidane et Bibi furent également debout, le groupe se prépara rapidement à partir, car ils ne voulaient pas perdre de temps inutilement. Ils prirent un frugal petit déjeuner à base de graines réduites en farine et rassemblèrent bientôt leurs affaires. Ils laissèrent les chocobos sous la responsabilité des kwes et confièrent à Steelskin un courrier pour Méné, l'éleveur, qui lui indiquait où récupérer ses montures. Ensuite, ils saluèrent tout le monde. Les rats, en particulier, remercièrent chaudement la princesse pour ses talents de guérisseuse. Elle ne pouvait bien entendu pas refuser ces remerciements sous prétexte qu'elle était la fille de sa mère, mais elle se sentit quand même un peu gênée.
Au moment où ils se mettaient en mouvement pour quitter le village, un cri retentit plus loin en arrière, qui fit se retourner tout le monde. Un rat arriva en courant vers eux. Il s'agissait du soldat Gal.
— C'est Wei, annonça-t-il, je crois qu'elle est sur le point d'accoucher !
— Déjà ? demanda un autre rongeur.
— Sans doute les émotions de ces derniers jours… tenta un autre.
La princesse se tourna vers Djidane.
— On n'est peut-être pas à une heure près, tu ne crois pas, Djidane ?
Il sourit et lui fit un signe de la main.
— Oui, approuva aussi Bibi. Mam'zelle Dagga, tu vas pouvoir l'aider, hein ?
Ils pouvaient lire dans les yeux de la jeune femme combien cela serait important pour elle que de rester et de proposer son assistance, même si elle n'avait sans doute aucune compétence en matière d'obstétrique. Ils retardèrent donc un peu leur départ.
En réalité, dans la tente où avait été placée la parturiente, la princesse sut tout à fait se rendre utile. Outre ses capacités de guérisseuse, qui furent mises à contribution pour calmer les douleurs, elle aida un – ou une ? – sage-kwe ventripotent en tenant la main de la rate pour la soutenir pendant l'effort de la mise bas.
Finalement, le couinement d'un raton microscopique retentit, au grand soulagement de tous ceux qui s'étaient amassés à l'extérieur. Les rats félicitèrent chaudement Gal qui était resté dehors également, et les exclamation de joie fusèrent d'autant plus facilement que les derniers jours avaient donné peu d'occasion de se réjouir.
ooo
Rapidement après, les quatre compagnons s'apprê tèrent à nouveau à partir. Comme un symbole, après avoir presque vu la destruction du peuple de Bloumécia, ils venaient d'assister à sa renaissance. Cela donnait du sens à leur quête. Au moment où ils quittaient le village, Gal vint leur souhaiter une dernière fois bonne chance. Le nourrisson avait été nettoyé et reposait désormais dans un linge, dans les bras de son père.
— Dame Dagga, couina-t-il, je veux vous remercier pour ce que vous cherchez à accomplir et pour tous ceux que vous avez aidés hier soir et ce matin.
Il s'avança vers la princesse, la minuscule tête de son fils dépassait à peine du tissu.
— Nous en avons discuté avec ma femme et nous sommes facilement tombés d'accord. Nous avons décidé de l'appeler Dag.
La princesse fut saisie d'un hoquet de surprise. Sous ses longs cheveux noirs, son visage se teinta d'un rose vif au niveau des joues. Ensuite, elle hocha la tête avec un sourire ému, s'approcha et posa ses lèvres sur le front du nourrisson. Elle scellait ainsi ce nom de baptême.
Ils partirent, enfin, vers leur quête et leur destin. Sous les meilleurs auspices, songeaient-ils.
