Pourquoi Elle ?
Non chéri, non pas les lèvres. Tu ne les auras jamais. Du moins jamais tant que tu la préfèreras elle. Je sais. Je sais tout. Ne nie pas. J'ai tout vu : vos petits gestes, vos regards en coin. Vous n'êtes pas vraiment discrets tu sais.
Elle est belle. Je comprends aisément comment elle a réussi à te charmer. Elle a tout pour Elle, en plus Elle est beaucoup plus jeune que moi… Etait-ce un équivalent de la fameuse "crise de la cinquantaine"? Non je ne pense pas. Pas seulement parce que tu as seulement trente et un ans, mais aussi parce que tu n'as jamais été comme les autres, ce que j'appréciais beaucoup chez toi. Tu as quand même réussi à me convaincre de me marier avec toi, ce qui est en soi un sacré exploit, il faut le reconnaître.
Il y a ce talent naturel chez elle, ce talent qui lui permet de mener son monde par le bout du nez, ce talent qui attendrit même la personne la plus insensible. Son joli minois sans doute. Je la connais depuis longtemps, deux ans et six mois précisément. En même temps que toi. Pourquoi ? Pourquoi ? Depuis ce jour fatal, tu m'as petit à petit laissé tomber. J'ai laissé couler. Me noyant au passage dans cette naïveté, que je savais stupide, mais je ne voulais reconnaître la vérité. Beaucoup trop dure. J'ai déjà suffisamment souffert. Et puis je te faisais confiance, persuadée que tu reviendrais vers moi. Tu m'avais déjà donné tellement de preuves de ton amour… J'y ai cru tu sais, j'ai vraiment cru qu'au bout d'une semaine ou deux tu me reviendrais ! Mais les semaines se sont multipliées et je me suis laissée entrainée vers le fond, abandonnant mon orgueil, ma fierté, mes droits à la surface. Après tout, je ne voulais pas y croire, je ne voulais pas reconnaitre l'évidence. Ais-je été jalouse ? Je ne crois pas. Après tout on est assez semblables elle et moi. De nombreuses personnes d'ailleurs nous l'ont fait remarquer. Mais ce n'est que bien plus tard que j'ai commencé à l'envier. De l'envie, pas de la jalousie, la différence est subtile.
J'ai essayé de te faire comprendre pourtant. Tu n'as pas voulu m'écouter. Tu disais que j'étais folle, que je m'inventais des histoires. Et pourtant… Je n'ai jamais su te résister, jamais su te dire non. Ou du moins cela fait très longtemps que j'ai perdu le mode d'emploi. Alors quand tu me soutiens de telles choses avec ton regard, débordant d'assurance, je fais taire mes démons intérieurs et devant ta question muette, je mime un semblant de vie, de gaité, afin de te persuader que je vais parfaitement bien.
Si tu savais. Si seulement tu savais… J'ai essayé, vraiment. J'ai tenté d'oublier tout ce que j'avais vu et tout ce que j'avais compris. Mais hier soir, quand tu es enfin arrivé dans notre chambre, bien entendu tu lui consacres la majeure partie de ton temps, et tu soutiens que cela est totalement normal, une bouffée de parfum, de la fleur d'oranger je crois, t'accompagnait et ces effluves m'ont immédiatement montées à la tête et je n'ai pu contenir un élan de rage. C'était notre parfum ! Nous l'avions choisi ensemble ! Je pensais au moins que si, pour une fois, tu me demandais mon avis, c'était pour me faire enfin un cadeau qui me plairait, pour une fois. Et bien manifestement non. C'était une fois de plus pour Elle !
L'autre jour, je vous ai aperçus. Vous étiez chez ma mère ! Chez ma mère bon sang ! Comment as-tu pu oser ? Tu lui donnais à manger. Comme si elle ne savait pas se servir de ses mains. Il y avait tellement de tendresse dans vos gestes. J'en ai eu la nausée. Je me suis enfuie, sans même dire un mot à ma mère. Je revins en courant à la maison. Dans notre maison. Notre maison où, maintenant, je sens toujours son odeur, au détour d'un angle de couloir, en ouvrant un tiroir, en rangeant tes vêtements dans ton placard, en m'asseyant sur le canapé... Une fois la porte d'entrée violemment claquée, je m'effondrais en larmes. Un peu comme si fermer cette malheureuse porte si violemment avais ouvert les digues qui retenaient ces larmes depuis si longtemps. Auparavant, tu sentais toujours quand j'étais malheureuse, pour une raison que j'ignore toujours dès que je commençais à déprimer ou à m'apitoyer sur mon sort, tu apparaissais et tu me consolais. Si tu savais à quel point tes bras m'ont manqués cette fois ci ! Je pleurais encore, et encore, comme une véritable fontaine !
Comment peux-tu passer autant de temps avec elle ? Alors que tu n'en as toujours eu si peu à me consacrer ! Malgré tout cela j'ai réfréné ma colère, une fois de plus, une fois de trop sans doute.
des suppositions ? =)
