Encore une fois…

J'étais incapable de fermer l'œil.

Fixant le plafond de ma chambre, où brillaient faiblement ces petites étoiles en plastique phosphorescentes qui emmagasinement la lumière pour la restituer dans le noir, celles que j'avais collées quand j'étais encore une tout petite fille, je me concentrais pour contrôler mon souffle. La lumière froide du lampadaire, dehors, zébraient à peine les murs, comme s'ils étaient perclus de traces de griffures.

Presque instinctivement, mon regard a dévié vers mon armoire, à l'autre bout de la pièce. Pour la énième fois, je me suis demandée si je l'avais bien fermée à clef, avant de m'en assurer en voyant cette dernière posée sur la table de chevet, à coté de la lampe de poche qui était en permanence à son poste. Cela pourrait vous paraître idiot, mais c'est comme ça. J'avais un sérieux problème avec cette armoire, mais mes parents n'avaient jamais rien voulu entendre à son sujet… Comme quoi c'était celle de mon arrière grand-mère, que je devait être fière de l'utiliser et que je n'avais pas besoin de la changer contre une commode à tiroirs, tellement « moins pratique »…

Et pourtant !

Je me suis forcée à l'oublier, en me tournant sous mon édredon pour faire face au mur. Mais je ne suis pas restée dans cette position très longtemps. J'avais le sentiment de tourner le dos à un danger de nature inconnue, quelque chose que je ne devais jamais laisser me surprendre… Du coup, mon regard s'est reposé sur l'armoire.

Et merde.

En poussant un soupir qui a tremblé sur la fin, je me suis redressée, et l'espace d'un instant très fugace, j'ai pensé appeler mes parents pour qu'ils viennent me rassurer, comme lorsque j'étais encore une petite fille qui avait le droit de…

D'avoir peur du noir.

J'ai fermé les yeux, puis je me suis laissée retomber sur l'oreiller en resserrant ma prise sur Pigs, ma vieille peluche cochon qui avait perdu quelque peu ses couleurs avec le temps. Je me sentais aussi éveillée que si l'on était en plein milieu de la journée, alors que mon réveil indiquait clairement deux heures et demi du matin.

Je n'avais pas le droit d'avoir peur du noir, plus maintenant. Lorsque je me lèverais, demain, je n'aurais plus quatorze ans, mais quinze. Il fallait absolument que j'arrête de me torturer l'esprit !

Mais j'avais beau me répéter constamment la même chose, depuis sept longues années, la Peur, celle avec le grand « P », elle, demeurait toujours, m'électrisant dans le noir, m'empêchant de dormir, m'épuisant jusqu'à ce qu'on me surprenne à piquer du nez dans mes cahiers, à l'école… Je peux vous jurer que vous en auriez marre, vous aussi, à ma place !

J'ai soulevé ma peluche pour la porter jusqu'au niveau de mes yeux, dans la pénombre seulement troublée par la veilleuse à qui j'en demandais beaucoup, tout près de mon lit.

Et toi, Pigs… ? , ais-je soufflé en le tenant à bout de bras, … Tu me protégerais des monstres du noir ?

Les yeux doux en boutons de bottines m'ont regardé, mais c'était tout. Pinçant les lèvres, j'ai ramené la peluche contre moi, ignorant mon cœur qui battait à tout rompre dans ma poitrine.

Bon, je vais quand même vous avouer pourquoi j'étais si nerveuse en cette nuit particulière.

J'avais aussi soif que quelqu'un qui s'était perdu dans le désert du Sahara.

Et ma bouteille d'eau était complètement vide.

C'était bête, mais c'était comme ça, encore une fois. J'avais totalement oublié de la remplir avant de me coucher, et maintenant, la soif me tiraillait la gorge avec tant d'insistance que même ma bouche était sèche. Cela faisait déjà une heure que je luttais, que je cherchais à rassembler mon courage ne serait-ce que pour oser sortir un orteil de sous la couette. J'avais tellement peur que quelque chose m'attrape la cheville, une hantise d'enfant qui ne me quittais jamais, et que je tournais et retournais dans mon esprit inlassablement, sans aucun répit.

Une demi-heure a encore passé avant que je ne puisse plus tenir. La main légèrement tremblante, j'ai attrapé la lampe de poche, faute d'interrupteur qui, à mon grand désespoir, était bien trop loin de mon lit pour que je puisse l'allumer d'ici. Le faisceau a dessiné un rond lumineux en déchirant la pénombre lorsque je l'ai allumée, puis en prenant mon courage à deux mains, tout en me traitant de folle, je me suis accroupie sur mon lit et j'ai bondi pour atterrir aussi doucement que possible sur le plancher. Les lattes de bois irrégulières étaient froides sous mes orteils, mais il était hors de question que j'attrape mes chaussons, trop près de l'obscurité qui régnait sous mon lit. Avec précipitation, j'ai plaqué ma main sur l'interrupteur et le cliquetis rassurant qui a suivi m'a fait lâcher un soupir de soulagement. Les lampes murales se sont éveillées, et la salle déformée par les ombres et mes peurs est redevenue ma bonne vieille chambre. Les ténèbres qui s'accrochaient à ma bibliothèque surchargée de livres se sont enfuies, les flaques opaques entourant mon armoire se sont évanouies et les ombres ondulantes qui s'étalaient sur les murs sont allées se réfugier sous mon lit, qui lui-même n'était plus aussi sombre. Si je pouvais, sincèrement, je dormirais avec la lumière allumée en permanence, mais lorsque j'avais voulu tenter l'expérience, mes parents avaient vu rouge, surtout en voyant la note d'électricité à la fin du mois. Il fallait, selon eux, que j'arrête de me prendre la tête avec de telles « sottises »…

Mais pas que je ne le voulais pas…

Je ne le pouvais pas.

Sans m'en rendre compte, j'avais gardé Pigs à la main, mais j'ai haussé les épaules en ouvrant la porte, la lampe torche désormais éteinte placée dans la poche de ma robe de chambre. Maintenant que la lumière était allumée, c'était comme si ma peur s'était enfuie, chassée par la luminosité. Lorsque l'obscurité était quasi-nulle, il m'arrivait de me dire que j'étais idiote d'avoir à ce point peur du noir… Mais lorsque ce dernier revenait à la charge, je me remettais constamment à trembler, tandis que des pensées sombres m'assaillaient continuellement. Les endroits clos m'effrayaient, les lieux sans lumière me terrifiaient… Je ne redevenais qu'une simple enfant face à cette absence de lumière, de vie, qui pouvait cacher, dissimuler tant de choses… Et je ne savais même pas pourquoi.

Secouant la tête, j'ai laissé la porte de ma chambre grande ouverte, ce qui a projeté un carré de lumière dorée sur le sol du couloir. Marchant sur la pointe des pieds pour ne réveiller personne, puisque mes parents et mon petit frère de treize ans dormaient tout près, je me suis faufilée dans la cuisine où j'ai allumé la lumière, attrapé un verre et j'ai englouti le trois quart d'une bouteille d'eau minérale avant de reprendre mon souffle. J'avais beaucoup moins peur, à présent…Mon cœur se calmait, ma gorge ne m'irritait plus, apaisée par la fraîcheur de l'eau et mes tremblements, devenus chez moi comme une seconde nature, disparaissaient. Reposant mon verre, je me suis frottée les avant bras pour en chasser les dernières traces, chassant distraitement les mèches caramel au beurre salé parsemées de noir qui me tenaient lieu de cheveux et que je recevais dans les yeux. J'allais encore devoir les démêler, demain matin, moi…

Génial…, ais-je lâché en regardant Pigs, abandonné sur la table à manger et qui me regardait avec l'air de dire : « Tu ne devrais pas être au lit ? »

Tout bêtement, sachant pertinemment que personne ne me voyait, je lui ai tiré la langue comme lorsque j'étais toute petite, puis j'ai glissé le verre dans le lave vaisselle le plus doucement possible, embarqué la bouteille, histoire de prévenir au lieu de guérir, et j'ai pris Pigs que j'ai glissé dans ma deuxième poche.

Lorsque j'ai éteint la lumière de la cuisine, j'ai failli me mettre à hurler.

J'étais plongée dans le noir complet.

Paniquée, j'ai tâtonné frénétiquement à la recherche de l'interrupteur que je venais de désactiver. Mon souffle ne s'est relâché que quand la lampe s'est rallumée. Les mains tremblantes, crispées contre le mur le plus éloigné de l'ombre, j'ai constaté avec terreur que si le noir avait tout envahi, c'était parce que la lumière de ma chambre s'était éteinte.

Mais j'étais pourtant sure que personne d'autre que moi n'était debout… Et la coupure de courant était exclue, puisque la lumière de la cuisine marchait très bien.

Le hurlement que j'avais retenu de justesse était toujours là, me brûlant les poumons avec une violence telle que je me demandais comment j'allais bien pouvoir faire pour m'en débarrasser. Pourtant, il avait autant l'air d'avoir envie de sortir de ma cage thoracique que d'y rester. J'ignorais si je serais capable de faire face à ce nouveau développement en silence ou si je ne serais jamais capable de crier.

J'ai dégainé ma lampe de poche sans réfléchir comme une arme contre les ténèbres, brandissant devant moi tant l'objet de métal que le faisceau jaune qui est allé percer l'obscurité à l'autre bout du couloir. Oui, ma chambre était belle et bien plongée dans le noir. Avançant à petits pas hésitants, bien que tout en moi me crie de ne rien faire et de rester dans la cuisine, j'ai traversé le couloir en gardant cette maigre source de lumière contre moi, comme si elle pouvait me protéger contre tout ce qui me terrifiait plus que tout. Quand je suis enfin parvenue à ma chambre, j'ai timidement tendu un bras et j'ai touché l'interrupteur qui était toujours en position « allumé ».

Mais il n'y avait plus de lumière.

Comment pouvait-ce être possible ?

Devais-je passer la nuit dans le couloir, dans la cuisine ? Peut être y avait-il tout simplement un problème avec les ampoules… Mais une petite voix désagréable, dans ma tête, a soufflé : « Elles auraient toutes eu un problème en même temps ? »

Quelque chose clochait sincèrement.

J'ai renoncé à allumer les lampes principales et je me suis dirigée aussi vite que possible vers ma lampe de chevet… Qui n'a pas plus répondu à mes demandes. L'angoisse m'a étreint encore plus durement, et j'ai commencé à reculer à pas lents.

BLAM !

J'ai finalement lâché le cri qui faisait pression dans mes poumons lorsque la porte s'est brusquement refermée dans mon dos. Cédant à la panique, je me suis mise à tourner sur moi-même, cherchant une issue en vain, engloutie dans les ténèbres. Même la loupiote de ma veilleuse avait disparue !

N'y tenant plus, je me suis finalement jetée sur mon lit, j'ai rampé sous la couette en serrant si fort la lampe de poche qui avait commencé à grésiller que les jointures de mes doigts en avaient blanchi et je n'ai plus osé faire le moindre mouvement. J'étais tétanisée, j'étais même incapable d'arrêter les larmes qui perlaient et coulaient sur mes joues.

Peut être ais-je fini par m'endormir, je ne sais plus… En tout cas, je peux vous assurer que j'ai fais beaucoup de cauchemars, cette nuit là… A moins que tout cela n'ait été réel ?