Le bruissement des feuilles, le craquement des brindilles sous des pas affolés, des souffles rauques qui s'entremêlent, certains tout à fait bestiaux, d'autres à peine humains. Une course effrénée au cœur d'une forêt dense et inhospitalière du Cratère.
Un écureuil, affairé jusqu'alors à constituer ses réserves en vue du prochaine hiver, qui selon les sages humains s'annonce comme l'un des plus rigoureux depuis 200 ans, voit soudain sa tâche interrompue par ces bruits si incongrus dans cette forêt ordinairement silencieuse. Le petit animal prend instinctivement de la hauteur pour en déterminer la source, et par la même occasion s'éloigner du danger potentiel. Habituée aux tons verts des arbres et aux ocres sombres de la terre, la vision de l'écureuil se trouve brusquement agressée par deux taches mouvantes aux couleurs inédites sortant à toute vitesse d'un fourré particulièrement dense... et épineux. (L'écureuil le sait très bien : il vaut mieux éviter ces buissons-là, leurs épines sont acérées et s'accrochent très facilement aux poils. Tout animal se retrouvant coincé là-dedans ne peut finir que de deux façons : mort de faim et de soif, ou dévoré par un carnivore passant par là et à la fourrure suffisamment épaisse pour ne craindre que modérément les griffes végétales.) Le plus perturbant pour l'écureuil est que les deux taches colorées semblent communiquer. De manière fort peu discrète pour deux spécimens apparemment poursuivis par quelque chose de plus effrayant qu'eux.
Si notre ami le rongeur arboricole pouvait comprendre le dialecte des taches colorées, il entendrait alors cet échange pour le moins houleux :
« T'as vraiment toujours que des idées à la con, ma parole ! hurle la tache rouge en s'ébrouant dans une vaine tentative visant à se débarrasser des branchages griffus et tenaces. Je vous jure ! Passons par les fourrés, Bob ! Ils perdront forcément nos traces, Bob ! Crétin ! crache-t-il, de plus en plus enragé. Comme d'habitude, t'as pas réfléchi, hein ? Non seulement ce bosquet est bourré d'épines mais surtout c'est nous qui avons perdu nos propres traces ! »
Cette dernière phrase se termine en un quasi sifflement de pure rage à peine contenue, et même l'écureuil peut voir de là où il se trouve que des étincelles commencent à s'échapper du bout des doigts de la créature rouge. Pris de peur, il s'enfonce plus profondément dans le feuillage du chêne qui lui sert de refuge mais tout en maintenant son observation des deux créatures, tout hypnotisé qu'il est par leurs couleurs chatoyantes.
« Ah, mais excuse-moi d'avoir pris l'initiative de sauver nos fesses ! Vraiment, je suis navré et j'espère que tu daigneras pardonner mon inacceptable impudence ! réplique l'autre créature – jaune doré, celle-ci, comme le Soleil à son zénith un jour d'été – d'un ton acide et dégoulinant de sarcasme, avant de reprendre d'une voix plus grave et mielleuse, du genre de miel auquel on aurait ajouté de la strychnine. Mais pardonne-moi, mon très cher Bob, je n'ai peut-être pas entendu les suggestions que tu as faites pour nous sortir de ce pétrin ? Attends... Mais... Ah mais oui ! Tu n'en as fait aucune ! Assène-t-il en finissant par hurler le dernier mot au visage de l'autre. »
Le dénommé Bob s'apprête à lui rétorquer quelque chose d'une manière sans doute fort peu plaisante, mais il est coupé dans son élan par un hurlement de loup provenant d'une position indéterminée mais pas suffisamment éloignée au goût de l'écureuil et des deux taches. Les deux créatures se figent instantanément, une terreur primale se peignant sur leurs traits, celle d'une proie qui sait son chasseur sur le point de l'attraper malgré sa fuite. Puis une chose, absolument déplacée dans cette situation, se produit : un immense sourire plein de suffisance et d'ironie se dessine sur le visage du pyromancien qui fixe son compagnon droit dans les yeux. Le regard de ce dernier s'emplit alors d'un mélange d'incrédulité et de colère.
« Attends, t'es sérieux là, Bob ? T'es content qu'on soit dans la merde jusqu'au cou juste parce que tu peux me montrer du doigt et dire : 'Ah-ah ! Ton plan hautement foireux a totalement foiré ! Ces stupides canidés sont plus malins que toi, mon cher Théo!' Dois-je te rappeler que si ces maudits loups nous rattrapent, tu leur apparaîtras comme un amuse-gueule tout aussi appétissant que moi ? »
La fin de cette tirade coupe tout net le début de ricanement amorcé par Bob lors de l'interprétation très juste de son sourire par le paladin. Cette fois, la terreur qui se peint sur son visage oblitère toute autre manifestation d'orgueil, mais se mêle toutefois d'un semblant de honte face à sa propre puérilité. Du moins de ce qui se rapproche le plus de la honte chez un mage habituellement peu scrupuleux et sûr de lui. Il finit par se racler la gorge sous le regard impassible du paladin.
« Hm-hm... Euh... Te hurler dessus, c'était peut-être pas non plus une idée géniale, admet-il en détournant le regard avant de prendre une petite voix, inhabituelle pour lui. Désolé... »
Le paladin affiche un air surpris – Bob n'est pas connu pour son humilité ni pour sa propension à reconnaître ses erreurs, et ce sont d'ailleurs deux choses qu'ils ont en commun – avant de soupirer en secouant la tête. Sans pouvoir toutefois étouffer le petit sourire en coin qui lui monte aux lèvres et qu'on pourrait presque croire attendri.
« Bon, on oublie. De toute façon, l'important maintenant c'est de ne pas se faire repérer jusqu'à ce qu'on puisse retourner au camp. A deux contre cette meute de loups, on n'a aucune chance, mais avec Shin et Grunlek, ainsi que tout notre équipement, pour nous seconder, on devrait s'en sortir si jamais ils reviennent à la charge.
- Donc... On rebrousse chemin pour essayer de retrouver le chemin du camp, alors ?, demande Bob en lançant un coup d'œil peu amène au bosquet épineux qu'ils viennent de traverser.
- Tu préfères les crocs des loups aux épines de ces buissons, peut-être ?, le rembarre Théo avec impatience.
- C'est sûr, toi tu t'en fous : t'as une putain d'armure pour te protéger ! Moi, j'ai qu'une robe de mage, je te signale. Ou plutôt, j'avais une robe de mage... Parce que vu ce que ces épines en ont fait..., se lamente-t-il en secouant ses habits en lambeaux avec emphase.
- Une moitié d'armure. J'ai laissé le haut au campement, je te rappelle, puisqu'on devait simplement aller chercher du bois. Bref, passons. Sinon, c'est bon, t'as fini de pleurer sur ton sort ? On peut établir notre plan d'action, maintenant ?, s'impatiente de nouveau le paladin devant les mimiques de Bob qui regarde une dernière fois son accoutrement d'un air désolé avant de soupirer. Bien, si on ne repasse pas par ces fourrés, qu'est-ce que tu suggères ? »
Théo s'attend de toute évidence à ce que Bob soit à court d'idées comme lors de la couse-poursuite avec les loups et se retrouve obligé de suivre le plan du paladin. Le mage, après un moment de réflexion, ne lui fait cependant pas ce plaisir.
« - La nuit va bientôt tomber, donc ce serait de toute façon une mauvaise idée de s'enfoncer de nouveau là-dedans. Déjà à la lumière du jour, on n'y voyait goutte..., remarque-t-il avant de lever une main devant l'objection que Théo s'apprête à lui faire. Et comme tu l'as rappelé, tu n'as que la moitié de ton armure, le bas en plus. Tu arriverais tout juste à éclairer nos pieds et à peine à un mètre autour de nous, même en y passant toute ta mana, ce qui n'est pas forcément une bonne idée dans notre situation. On devrait plutôt partir d'ici, faire profil bas et essayer de se trouver un abri pour la nuit. Demain matin, on y verra plus clair et les loups auront sans doute abandonné la traque, achève-t-il sur un ton confiant, attendant l'approbation de Théo.
- Ton raisonnement n'est pas dépourvu de logique. Cependant, il y a un petit détail que tu sembles oublier. Où diable veux-tu qu'on trouve un abri dans cette maudite forêt ? Ça doit faire des lustres qu'aucun humain n'a mis les pieds ici, et je doute fort que quiconque passant par là ait eu l'idée de construire ne serait-ce qu'une simple masure dans ce trou perdu. »
Ce à quoi Bob s'empresse de répondre avec un petit sourire suffisant :
« Oh, on trouvera quelque chose dans cette forêt, ne t'inquiète pas...
- C'est moi ou il y a quelque chose que tu sais et que j'ignore ?, avance Théo en plissant les yeux d'un air soupçonneux.
- Eh bien..., commence Bob en se mordant les lèvres – A ce moment-là, il a tout à fait l'air d'un petit garçon qui garde un secret très excitant et hésite à le partager par peur de la réaction de l'autre – avant de décider que leur progression sera plus efficace s'il met Théo au courant que s'il essaie de lui cacher la vérité, au risque de braquer l'inquisiteur méfiant de nature. Disons que j'ai fait quelques petites recherches sur une certaine légende lorsque j'étais encore élève à la Tour Rouge, et beaucoup d'auteurs s'accordent sur le fait que cette légende a probablement un lien avec la forêt dans laquelle nous nous trouvons actuellement...
- Mouais, plus vague que ça comme explication, tu meurs... Elle parle de quoi exactement cette fameuse légende ?
- D'une tour !, s'exclame alors Bob, incapable de contenir plus longtemps son excitation, leur dangereuse rencontre avec les loups totalement oubliée.
- Une tour ?, répète Théo, dubitatif. Ça me paraît léger pour constituer une légende...
- Mais ce n'est pas une tour ordinaire ! Elle aurait été construite il y a près d'un millénaire par l'un des tout premiers mages. Elle a suscité de nombreuses interrogations à travers l'Histoire quant à la fonction que lui avait réservé le mage, Linkschöpfer de son nom certains d'entre nous, les plus rabat-joies si tu veux, doutent même de son existence...
- Je ne vois toujours pas en quoi cette tour est si exceptionnelle. Après tout, les mages ne sont-ils pas connus pour leur manie de construire toutes sortes de châteaux, tours, manoirs et autres habitations farfelues où ils établissent leur laboratoire et rangent toutes les babioles magiques qu'ils accumulent ?
- Des artefacts, Théo, et non des babioles, le corrige Bob, sur le ton d'un professeur habitué à reprendre un élève peu attentif. Comme je te l'ai dit, on sait peu de choses sur l'usage que Linkshöpfer faisait de cette tour de son vivant. Ce n'est pas ce qui motive nos recherches, mais plutôt ce qui est arrivé à la tour une fois qu'il est mort...
- Eh bien, soit il l'a léguée à quelqu'un, soit elle est restée à l'abandon et est tombée en ruine, comme n'importe quelle bâtisse, vu que je doute qu'il l'ait laissée sans protection contre l'invasion d'un autre mage, remarque Théo, toujours aussi terre à terre.
- Voilà ! Et c'est ici que surgit le mystère, mon cher paladin ! Des témoignages nombreux et étayés indiquent qu'à la mort de Linkschöpfer, la tour a tout bonnement disparu !, explique Bob, le visage illuminé par l'excitation.
- Mécanisme d'autodestruction ?
- Non, impossible ! Puisque d'autres témoignages, plus nombreux encore, soutiennent que la tour est réapparue, à chaque fois à un endroit différent et à des époques différentes mais toujours dans la zone délimitée aujourd'hui par cette forêt !
- Zauberturm Wald..., marmonne Théo, en pleine réflexion. Je n'y avait pas vraiment fait attention, mais... Traduit approximativement, ça peut être 'la Forêt des tours de magie' ou alors...
- La Forêt de la Tour enchantée !, complète Bob, impressionné par la perspicacité peu coutumière de son ami. Vraiment, là, tu m'en bouches un coin, Théo...
- Mon nom est Silverberg, si tu te rappelles bien. Il est donc logique que j'aie quelques rudiments d'Allemand, rétorque celui-ci, visiblement vexé. Et puis je ne suis pas non plus à l'abri de formuler quelques raisonnements simples, de temps en temps.
- C'est vrai. Pardonne-moi, Théo, mais je suis plus habitué à te voir foncer tête baissée dans un tas d'ennemis bien trop volumineux pour toi seul qu'à assister à une démonstration flagrante que tu possèdes un cerveau fonctionnel, voire affûté lorsque tu t'en sers volontairement.
- Oui, bah, ça m'arrive de ne pas être qu'un simple bourrin..., grommelle-t-il.
- Bon ! Bon ! Je te présente mes plus plates excuses, déclare le mage en levant les mains en signe de reddition. Tiens, je reconnais même la supériorité de ton Allemand sur le mien. Je n'avais pas du tout fait le lien avec le nom de la forêt, nom qui a pourtant tendance à appuyer la légende. C'était très bien vu de ta part, je l'admets.
- Pas fait le lien, hein... ?, marmonne Théo en reniflant, l'air peu convaincu par l'aveu de Bob.
- Mais oui, puisque je te le..., commence Bob avant d'être interrompu par un nouveau hurlement lupin, beaucoup plus proche que celui de tout-à-l'heure. »
Les deux amis échangent un regard plein d'appréhension et, sans un mot, mus par une compréhension mutuelle relevant presque de la télépathie, se mettent à avancer dans la direction opposée à celle d'où provenait le cri de ralliement. L'écureuil, décidément fasciné par ces deux étranges créatures et oubliant totalement ses réserves hivernales, se met à les suivre en passant d'un arbre à l'autre. La chasse est à nouveau ouverte.
