Raven ouvrit un œil. La petite pièce était toujours remplie de son calme habituel ; la lumière filtrait péniblement à travers les tentures claires, créant une atmosphère cotonneuse. Elle étira paresseusement tous ses muscles toujours endormis, méthodiquement de la tête aux pieds, et se laissa le temps d'émerger du brouillard qui maintenait toujours son esprit entre deux mondes. Encore quelques dizaines de secondes passées à écouter la respiration lente du vent qui faisait bruire l'air ambiant, et elle fit l'effort de se redresser sur ses coudes, le plus lentement possible.
Cela faisait un moment qu'elle avait abandonné l'idée de lutter contre la langueur, insupportable au début, que provoquaient chez elle les médicaments au dosage de mammoük qui engourdissaient sa douleur. Même si ce semi-coma perpétuel lui déplaisait absolument, elle reconnaissait se sentir bien incapable de passer une journée sans eux. Elle ne s'était toujours pas habituée aux fourmillements fantômes qui envahissaient l'intérieur de son genou fraîchement opéré. Cette sensation fantôme l'obsédait.
Un bruit discret retentit à sa gauche, hors de son champ de vision, mais elle savait que c'était Finn. Qui d'autre ?
Il ne dit pas un mot en entrant, et elle non plus. Elle voulait seulement faire l'effort de se lever au moins une fois aujourd'hui. Elle n'aimait pas du tout se sentir comme une loque assistée et cette situation n'était pas des plus agréables.
Finn s'assit sur le bloc de béton en face de son lit et se pencha pour ôter ses chaussures. Il se mouvait avec précaution et semblait éreinté.
Raven se concentra pour ne laisser échapper aucun gémissement, et força sur ses abdominaux pour s'asseoir tout à fait. Sa main glissa du bord, et elle parvint à se rattraper de justesse en agrippant le drap. Elle bénit silencieusement le ciel que l'extrémité de celui-ci soit coincé entre le mur et le matelas, lui évitant une chute magistrale.
« Tu veux te lever ? »
Finn avait levé la tête et la regardait à présent.
« Il faudrait.
- Sûre ? »
Elle acquiesça à peine, tendue dans sa position précaire. Finn se leva et s'avança vers elle avant de s'arrêter à un mètre, patient.
Ce n'était pas la première fois qu'elle se levait ainsi et lui, comme d'habitude, se contentait de rester là en cas d'accident. C'était un accord tacite entre eux : il ne cherchait pas à l'aider avant qu'elle ne tombe, et elle n'avait pas cherché une seule fois à le faire en son absence.
Raven fronça inconsciemment les sourcils, bascula son poids sur sa hanche gauche, et poussa d'un coup pour se tourner tout à fait vers lui. Ce simple mouvement était déjà trop ; le sang battait à ses tempes, l'intérieur de ses bras brûlait. Une grande fatigue engourdissait déjà ses membres et elle était à deux doigts de tout lâcher et de se recoucher avec une nouvelle dose d'anesthésiants. Mais ce serait une nouvelle défaite. Alors, elle inspira lentement avant de se laisser glisser à terre. Elle ne se sentait pas sûre d'elle et craignait que son corps ne se dérobe encore.
Au moment du contact avec le sol, son pied tint bon. Ses mains tremblaient sur le rebord du lit, sa jambe protestait, mais toujours pas de chute. Elle évitait soigneusement de croiser le regard de Finn qui n'avait toujours pas décroché un mot, ce dont elle lui était reconnaissante. Elle se décida à lâcher la prise de sa main droite, ce qui fit trembler sa jambe plus violemment encore. L'effort était insupportable ; avant de se laisser tomber à terre, elle s'appuya contre son lit de fortune et, vaincue, appela Finn.
Le vague coassement qui émana de sa bouche sèche sembla être un signal suffisant, puisque celui-ci prit son corps tremblant par la taille et la hissa sur le rebord du lit. Il s'empressa de retirer ses mains, non sans rajuster une bandelette de son pansement au passage, et se mit à inspecter distraitement l'état de sa plaie en-dessous en faisant mine d'ignorer le souffle court et les larmes que retenait Raven au-dessus de lui.
« Tu ne demandes pas s'il y a des nouvelles, aujourd'hui ?
- Parce qu'il y en a ? »
Presque tous les jours, elle lui posait la question sans jamais obtenir de réponse satisfaisante. Il avait longtemps fouiné auprès de ses contacts mais il n'y avait toujours aucune trace de Clarke ou Octavia. Elles et leurs amis semblaient s'être volatilisés à la fin de la course. « Pas de nouvelles, bonne nouvelle », se répétaient-ils en boucle. Mais ça commençait à devenir long, surtout pour Raven.
« Toujours pas. Mais il paraît que Kane va lâcher l'affaire. C'est un de ses hommes qui m'a dit que sa patrouille allait se replier sous peu. »
Il passa doucement sa main sur le bandage pour s'assurer de son maintien, ce qui la fit frissonner.
« Toujours pas trace non plus des hommes d'Abby ? »
Il se détourna pour ôter sa veste usée et prit son temps pour répondre.
« Personne ne me suit. Et comme tu le vois, je me suis toujours pas fait attraper. »
Elle hocha la tête distraitement, tandis qu'il vidait ses poches comme à l'accoutumée après ses virées en ville. Il brûlait de revenir à la charge, ce qu'il fit du ton le plus neutre dont il était capable :
« Même si elle était aussi vile que tu le penses, elle n'aurait aucun intérêt à vouloir te ramener, crois-moi. Clarke partie, je vois mal comment elle pourrait t'utiliser à son avantage.
- Tordue comme elle est... »
Il roula des yeux mais ne répliqua pas, se contentant de choisir une petite boîte qu'il lança vers elle. Lasse, elle ne fit pas même un geste pour le rattraper et la regarda tomber sur le drap près d'elle.
« N'en prends pas trop, cette fois. »
Elle ouvrit la boîte d'antidouleurs en repensant à leur discussion tendue au sujet des doses trop lourdes et ne sentit pas son regard insistant sur elle.
« Si tu as vraiment trop mal, on peut toujours...
- Hors de question qu'on retourne la voir, je te l'ai déjà dit.
- Mais c'est peut-être anormal, tu préfères laisser ça dégénérer ?
- Je ne vois pas très bien ce qui pourrait dégénérer, maintenant. »
Sa voix était blanche et sa mâchoire crispée. Finn savait qu'il marchait sur des braises, mais il en avait marre qu'elle utilise sa situation, certes difficile, pour faire la sourde oreille quand ça concernait sa santé. Sa santé, merde !
« Tu te rends compte que ton obstination ne rime à rien ? T'es complètement shootée par ces médicaments que tu prends de plus en plus souvent, tu manges à peine... T'aimes ça, ou quoi ? Je t'ai connue plus combative, Raven Reyes ! »
Elle restait muette, le regard rivé au mur.
« Je suis pas là pour me plaindre, même si j'avoue que la situation commence sérieusement à m'énerver aussi. Mais ce que je sais, c'est que j'ai pas fait tout ça pour te regarder crever lentement juste parce que tu es trop têtue pour m'écouter ! A quoi ça sert, si tu préfères passer ta vie à comater ici ?
- Parce que tu penses qu'elle nous accueillerait à bras ouverts ? Clarke l'a utilisée, elle m'a opérée pour rien, et un de ses fidèles toutous l'a lâchée. Et tu penses sérieusement qu'avec tous les trucs que tu lui voles dernièrement, il reste une chance qu'elle te fasse pas écarteler dès qu'elle t'aura attrapé ?
- Oui, je le pense ! J'en suis même certain ! »
Ils n'avaient pas bougé de leurs positions respectives, face à face, se défiant du regard. Subitement, elle se sentait plus alerte - ça devait être à cause de toute cette rage qui bouillait en elle. Elle secoua la tête d'un air incrédule.
« Je sais pas ce que tu lui trouves, mais t'as l'air bien accro, mon pauvre. »
Il ignora cette insinuation et, oubliant toute discrétion, haussa encore le ton :
« Ouvre les yeux, Raven ! Comment crois-tu que je te trouve tous ces médicaments ? Ça doit être le truc le plus dur à se procurer dans ce foutu monde, et pourtant, j'en trouve toujours un ou deux paquets bien en évidence sur la table de la salle de réunion, et jamais personne sur mon chemin pour m'empêcher de sortir tranquillement ! »
Raven se figea immédiatement.
La seule chose qui heurta son esprit fut un sentiment amer de trahison. Elle était sur le point de le lui reprocher de manière cinglante, mais aussitôt l'idée qu'il pourrait aussi bien dire la vérité s'insinua en elle. Après tout, elle s'était déjà demandé pourquoi il ne revenait jamais les mains vides. Mais il pourrait être resté en contact avec elle, aussi...
« Finn.
- Quoi, répliqua-t-il d'un air agressif.
- Réponds-moi : tu ne l'as plus revue depuis que tu m'as amenée ici, pas vrai ?
- Quoi ? Non, mais qu'est-ce...
- Réponds-moi ! »
Il se calma dès qu'il vit le changement sur son visage, qui n'exprimait d'ordinaire que de la colère quand elle perdait son calme.
Elle était épuisée, se sentait désespérément seule, et pourtant tentait autant que possible de garder la face devant lui en se montrant irritable. Mais la vérité était qu'elle n'en pouvait plus, et sentait qu'elle ne pourrait plus tenir longtemps à jouer les dures. Elle n'avait plus confiance en rien ni en personne, et sentait qu'une mauvaise réponse de Finn la briserait définitivement.
« Non... bien sûr que non.
- Bien. »
Elle ravala les larmes qui menaçaient de couler, et se tourna de nouveau vers lui.
« Je ne veux pas la voir. Je... ne veux pas.
- D'accord, répondit-il doucement en sentant qu'elle allait craquer, à cause des médicaments lourds, de son opération, de sa solitude et tout le reste.
- Maintenant, si tu veux bien, réexplique-moi comment tu trouves tout ce que tu ramènes. »
Sa colère était vite retombée, comme chaque fois, et il lui tendit sa gourde avant de s'asseoir à côté d'elle. Elle accepta d'en boire un peu puis la reposa sur ses genoux.
« Exactement comme je viens de te le dire : je rentre dans le bâtiment sans croiser personne, et tous les jours je trouve une boîte ou deux en évidence. Elle a du comprendre ce qu'il se passe en s'apercevant des premières disparitions, j'imagine. Et elle continue de nous fournir.
- Comment tu peux être sûr que c'est elle et que c'est pas une sort de piège ou autre ? »
Il soupira et répondit :
« Il n'y a qu'elle qui puisse se procurer ces trucs. Et j'en sais rien, mais ça fait un moment que je travaille avec elle. J'ai juste l'impression qu'elle n'a pas d'idée derrière la tête, cette fois.
- Que tu... travailles avec elle ? »
Il la regarda en biais.
« Oui, « travaille ». Rien d'autre. »
Sa méfiance systématique l'agaçait comme jamais, mais il s'obligeait à rester patient.
« Qu'est-ce que ça pourrait te faire, de toute façon, s'il y avait quoi que ce soit entre elle et moi ? T'es jalouse ? »
Il avait lancé cette pique un peu au hasard, et la regretta aussitôt ; ce n'était pas drôle du tout. Mais Raven esquissa quand même un demi-sourire.
« Quoi ?
- C'est vrai que rien que l'idée que tu puisses te faire la mère après la fille... » répondit-elle d'une voix faussement dégoûtée.
Elle faisait à présent la grimace d'un air amusé. Il leva les yeux au ciel pour ce qui lui semblait être la centième fois depuis qu'il avait ramené Raven encore inconsciente dans cette planque, mais sentait toujours ce vague sentiment de soulagement gonfler sa poitrine. Tant qu'il lui arriverait encore de sourire, ça irait...
« Eh, Finn...
- Mmh ?
- Tu penses qu'ils sont où, en ce moment ? »
Il se tourna vers elle. Ses traits tirés étaient adoucis par le halo doux qui émanait de la fenêtre. Elle regardait dehors d'un air absent, et attendait sa réponse.
Machinalement, le regard de Finn descendit vers ce qui restait de la jambe gauche de Raven, et le vide affreux qu'il devinait sous son genoux couvert du bandage propre.
Il prit encore une seconde, dans un hommage silencieux au courage de son ex petite-amie amputée si jeune dans ce monde de peur et de dangers, et porta son regard dans la même direction qu'elle.
« Je n'en ai aucune d'idée... »
