LOVE IS AN ALTERATION
Bonjour à tous !
Alors, j'ai pas mal de choses à vous dire avant le début de cette histoire. Je suis désolée par avance pour ce pavé. Mais vous pouvez le sauter au pire, je vais essayer de mettre les "avertissements" au clair, les uns après les autres.
1) Je n'avais JAMAIS écrit sur Twilight auparavant. Je ne suis pas à proprement parler une "fan" : je les ai lus et vus, assez vite, et j'ai écrit cette histoire à la demande de BobSherlock. Donc, il y a probablement des petits problèmes sur les personnages, etc. Soyez indulgents je vous en prie. Elle m'a dit que ça allait mais... voilà, à savoir ! Je suis d'habitude dans la fanfiction Harry Potter ! (PS : à mes lecteurs qui attendent la suite de l'histoire de Victoire, promis je m'y remets là de suite !)
2) Cette histoire est un UA. Les dates ne sont pas les mêmes exactement, le passé d'Esmée notamment a été modifié légèrement, et enfin Edward n'a pas encore été transformé. Donc voilà.
3) Il s'agit d'une fanfiction historique, je doute de choquer beaucoup d'entre vous mais ça peut être un peu gore et dur par moment. A savoir ! J'ajoute : j'ai une connaissance correcte de la Première Guerre mondiale et de la santé à l'époque (dû à des cours d'histoire sur la question, et à une recherche personnelle) donc la plupart des choses sont vérifiées historiquement. Il y a cependant bien entendu des erreurs, des manques, etc. Pour cela, toutes mes excuses.
4) Tout est écrit, 4 chapitres et 1 épilogue. Je pense vous en publier 1 par semaine, en tous cas pas de mauvaise surprise, c'est tout fini. Ce n'est sans doute pas une fanfiction très "classique" mais j'espère qu'elle vous plaira. (Le titres est une référence à Shakespeare)
Pour fini, je vous souhaite une très agréable lecture !
Je vous souhaite un très joyeux Noël, et tout particulièrement à BobSherlock dont c'est plus ou moins le cadeau ! J'attends vos avis, qui me feraient très plaisir, et une fois encore, espère que cela vous plaira !
Bises,
Bergère
Partie Une : Ce qu'est une guerre.
I.
La guerre, ce n'est pas une chose facile : cela, tout le monde le savait. Même sa grand-mère qui, du fond de son canapé, s'étonnait de ne plus pouvoir manger tant de pâtisserie française. Mais ils étaient de l'autre côté de l'Atlantique, ici, et personne n'avait idée de ce que c'était d'avoir les pieds dans la boue au milieu des hommes gémissant dans l'humidité française. Esmée, elle, le savait. C'était comme une crise d'adolescence d'être venue ici, un coup de tête pour être honnête : vraiment, elle n'avait pas été prête à cela en arrivant. Elle était partie pour plusieurs raisons : pour un homme, oui. Bien sûr, c'était cela qu'elle avait lancé à sa famille. Une vieille fille de son genre – presque trente ans, toujours pas mariée, on le lui avait assez répété – n'allait pas laisser partir son fiancé seul. Mais cela était une sorte de prétexte. Elle ne l'avait vu qu'une fois depuis qu'elle était arrivée sur le sol français. Une fois en trois mois. D'ailleurs, il ne lui manquait pas.
C'avait surtout été une question de prise d'indépendance. Une manière de marquer qu'elle n'était pas une gentille petite fille. Que cette vie parfaite et simple qu'elle avait menée, obéissante et tranquille, ce n'était pas elle et qu'elle ne s'y soumettait pas. Ce qui était faux bien sûr, car si elle s'était complu si longtemps dans ce rôle c'est que de toute évidence il ne lui allait pas si mal. Pas parfaitement… mais qui mène une vie qui lui va comme un gant ? Personne, elle le savait maintenant.
Enfin, elle était partie car les hommes vont à la guerre, je ne vois pas pourquoi pas moi ce qui était une mauvaise raison pour une bonne action. Elle avait suivi une de ces formations d'infirmières qui vous apprennent bien des choses, mais à peine un grain de poussière par rapport au contact réel qui se fait ensuite. Elle avait atterri sur le front, quelque part, un peu en retrait, dans un service de la Croix-Rouge – institution suisse qui avait accepté de l'enrôler sans se plaindre de son absence totale d'expérience réelle. Pas en plein épicentre de violence, parce que les lieux de soins ne donnaient pas directement sur la ligne de front, heureusement. De toute façon, cela aurait été stupide.
Elle avait passé trois mois maintenant dans cet endroit. Dans cette ambiance. Elle avait appris le sang, la sueur, la souffrance. Elle avait appris à cesser d'être belle et à ne pas penser à ce genre de choses stupides, aux futilités de la vie, aux choses étranges de la réalité d'un monde riche et en paix. Elle vivait dans des tenues sans grâces et des moments d'oubli et d'épuisement. Aujourd'hui, elle savait qu'elle avait tout appris de cette expérience, et qu'elle saurait plus tard accepter qu'elle était aussi cette fille obéissante, mais pas timide.
Mais en ce moment elle s'appelait « Infirmièèèère » prononcé d'une voix criarde, souvent éraillée elle était un rôle. Celui lui allait très bien, pour le moment et c'est pourquoi elle se trouva presque contrariée en trouvant cette lettre de son fiancé dans le courrier du jour. Une lettre courte et sans fioriture, d'une affection presque surfaite. Il y avait quelque temps qu'elle se savait d'un amour peu convaincu, mais là où la guerre aurait pu la rapprocher, elle l'avait éloignée, comme insensibilisée. Elle se marierait pourtant, après la guerre, avec lui, sans l'ombre d'un doute : toute sa rébellion ne changeait rien à cela, pas plus que cette pointe de désagrément en apprenant qu'il allait être muté dans le même secteur qu'elle. Muté… il lui écrivait cela comme d'une promotion, quelque chose de ce genre.
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Deux semaines plus tard, un bout de corps d'armée américain, entouré de bataillons de français bruyants et épuisés, venait se déverser autour de son infirmerie, en groupes disséminés d'ici, de là, dans des lignes de tranchées sans fin. Jack lui avait embrassé la joue avec une délicatesse si tranquille, si amicale, qu'elle s'était souvenue combien ils s'épousaient pour rien. Parce qu'elle avait 26 ans et qu'il en avait 42. Un vieil homme pour la guerre, qui s'était engagé de lui-même : peut-être était-ce dans cet instant de gloire, ou du moins de courage, qu'elle l'avait aimé. Maintenant, avec sa barbe allongée et bizarre, son air maladif, son regard épuisé, elle s'en voulait de l'aimer moins. Les quelques jours suivants avaient été pesants. Mais en elle seulement, pour sa conscience qui, honnête, se savait partiellement malhonnête avec lui ; car de longs, d'interminables préparatifs pour une attaque, pour la reprise d'un infinitésimal carré de terre du nom de côte 756, occupait la totalité du groupe, les soldats, les officiers, tous. Même les infirmières, en quelque sorte : elle passait des journées à éloigner des patients pour préparer de l'espace, à tout faire pour rendre le lieu très opérationnel. A remplir des flacons, enrouler des bandages. Aussi ce n'est que la veille de l'offensive qu'elle partit, dans sa tenue d'infirmière qu'elle ne voulait pas changer, mais portant sur les yeux un peu de noir, parce qu'elle ne pouvait pas ne pas donner l'impression, et qu'il lui restait un fond de khôl qu'elle n'aurait jamais dû amener, tenant à la main un petit sac de toile.
On la sifflait souvent, dans le camp. Des hommes seuls et tristes qu'une jupe rendait égrillards. Mais ils ne la regardaient jamais sans un peu de respect, ne la sifflait jamais sans un peu de douceur ses camarades étaient jalouses de cette réaction qui ne poussait pas jusqu'à tenter de lui tâter le mollet. Elle leur disait que c'était d'être trop vieille on lui disait que c'était d'être naturellement élégante. On le lui avait déjà souvent dit, aussi se taisait-elle, ne répondait-elle plus, et acceptait-elle. Mais cette fois-ci, les hommes étaient trop abattus et préoccupés, trop impliqués dans leur vie ou dans leur mort, pour observer les jambes couvertes de chaussettes blanches d'une infirmière qui regardait le sol noir et triste dans la nuit, marchant vite, quittant le village inhabité à 2 km de la dernière tranchée où se trouvait l'hôpital de fortune pour s'enfoncer dans les affreux boyaux de leur vie quotidienne. C'était une des tranchées les plus avancées, une de celles où il faisait triste et mauvais, tout le temps, quoique l'on puisse ressentir avant d'y entrer. Et elle s'engagea dans les tranchées aux caillebotis détrempés par une pluie récente. Ses chaussettes blanches étaient boueuses, et elles lui faisaient froid. Pourquoi marchait-elle si doucement ? Le soleil, déjà, se faisait légèrement deviner – pour quelqu'un qui savait voir la nuit dans le jour et le jour dans la nuit.
Enfin, elle tourna une fois, se pencha sous de vieilles planches abimées et tristes, et parvint dans la bonne tranchée. Il ne lui restait que quelques instants pour le voir et lui souhaiter bon courage. Etre la femme qu'on lui demandait d'être, la femme qu'elle pensait être, devoir être. Surtout en temps de guerre. Les hommes la suivait du regard étonnés, presque gênés, et elle aurait voulu en avoir déjà fini : le courage du combat lui serait sans doute venu plus facilement que celui de traverser cette gêne. Mais elle n'avait jamais eu à combattre. Enfin, sous son casque incolore où on ne pouvait qu'à peine le deviner elle trouva Jack. Il tenait de ses deux mains sa baïonnette et il la regarda avec un air d'hésitation et de douceur, presque sans la voir. Elle lui dit bon courage, et il lui sourit sans rien dire. Puis avec une tranquillité étrange, qui jurait avec la folie étrange de ses yeux, il se pencha vers elle. Les rides de ce visage semblaient s'être accentuées elles aussi, avec la guerre et lorsqu'il posa ses lèvres contre sa joue avec une intensité inhabituelle elle sentit frotter toute la dureté de cette vie que pourtant il n'avait pas vécue si longtemps, contre la douceur de sa peau gelée par l'air humide.
« - Ça va ? demanda-t-elle. »
La sollicitude d'une bonne âme, positive comme la sienne, ne pouvait s'en empêcher : l'inquiétude était naturelle et normale, en quelque sorte. Il avait l'air si différent. Même des dernières fois, et il y avait quelque chose de déstabilisant dans cette affection froide.
« - Pas vraiment, non. J'ai cette certitude, tu sais, elle vient de m'arriver dessus.
- Cette certitude ? Quelle certitude, Jack ?
- Je n'en reviendrais pas de celle-là, tu sais. Je n'en reviendrais pas. »
Son visage prit une expression fermée et douloureuse, comme s'il avait été victime d'une contraction. Son instinct d'infirmière passa avant celui de femme amoureuse, et elle pensa shell shock, manqua ouvrir la bouche pour lui en parler, puis se rattrapa avec toute la force de sa bonne éducation et de sa douceur. Aussi elle se contenta de lâcher, ne pouvant parvenir à se taire :
« - Mais non voyons, il ne faut pas dire ça…
- Esmée ! Ne me dis pas ça, lâcha-t-il d'une voix basse entre ses dents. Je le sais, ne me mens pas. Ne me mens pas Esmée. Dis-moi adieu.
- Mais Jack !
- Adieu, adieu… »
Il tremblait en la regardant et elle resta perdue dans ses pensées. Elle ne pouvait pas rester comme cela, aussi elle attendit encore un peu face à lui et le regarda sans trop savoir que dire. Adieu, ce n'était pas une possibilité. Mais quoi d'autre, alors… Que dire ? Elle reprit :
« - Mais non… »
Il continua à la fixer, l'air de rien. Puis il tendit la main, et passa des doigts aux gants sales dans sa chevelure brune, lentement, dans un geste qui n'avait que la caractéristique de l'affection et qui paraissait étrange. Bizarre et décalé. Et il secoua la tête brusquement, cessant de la regarder, de faire attention à elle, comme si elle n'existait pas et l'avait déçue. Il se retourna et rejoignit sa baïonnette sans plus faire attention à cette femme, pas plus qu'à une ombre trop vivante. Il ne lui restait plus qu'à partir, maintenant. Le jour se lèverai bientôt trop, elle serait coincée ici : être ici à cette heure était déjà très mauvais, et elle risquait de se faire méchamment rabrouer si elle croisait un officier. Venir le voir n'avait servi de rien. Mais elle s'enfonça dans les routes, par le chemin inverse, et parcourut dans la boue toute cette route interminable. Il lui semblait que tout était plus lourd et plus difficile qu'à l'aller. Et alors qu'elle entrait enfin dans l'infirmerie, l'offensive fut lancée. A grands renforts de bruits. D'abord une canonnade.
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Plus d'une journée complète. Cela avait duré. A grand renfort de bruits, de blessés, de souffrances. Sans sommeil. Pour personne : cela était impossible de toute manière. Elle avait bandé beaucoup, et vu mourir plus encore. Mais avant tout, elle avait tenu des corps et des membres pour des amputations de première minute : ces moignons découverts étaient violents et terribles, mais au bout de deux, il lui semblait ne plus les voir. L'amputation en saucisson sauve des vies, lui avait-on appris. C'était sans doute vrai, aussi laissait-elle faire. Le bain de sang était glauque, mais elle préférait presque cela aux hôpitaux et cliniques de l'arrière où supputaient les plaies et trainaient les vies dans des sanglots et gémissements sans fin. Et puis dans le cours de la nuit était arrivé un de ces corps déformés et détruits, dont il était certain qu'il ne resterait rien mais qui avait décidé de vivre encore un peu. Avec un air terrible : il n'y avait plus de visage, seulement une de ces gueules cassées comme on commençait à les appeler. Ils avaient amputés, presque sans émotion, et elle se souvenait d'avoir bandé avec cet oubli des choses qu'elle ne se pensait pas capable d'avoir. Jusqu'à ce qu'elle vérifie au niveau de l'oreille – là où avait été l'oreille.
Dans la couchette, glissant de son cou, bien sûr, elle avait vu soudain le pendentif et dessus, la petite photographie sépia qui la représentait, elle. Son visage endimanché, ses cheveux en un gros chignon brun, de lourdes boucles d'oreille hors d'âge. Il lui semblait brutalement évident que c'était Jack et que depuis le début il aurait été impossible de ne pas considérer qu'il arriverait ici : il le lui avait en quelque sorte promis. Et il était là. Devant elle et mourant. Et elle ne lui avait pas dit adieu, elle lui avait dit mais non. Elle resta la main posée, comme une imbécile, sur le cou de ce mourant, son ami, son fiancé. Mort déjà, et pourtant encore sous sa garde. Jusqu'à ce qu'un homme lui pose la main sur l'épaule et lui dise de s'assoir en murmurant, l'offensive vient de se terminer. Sa main était froide et sa voix douce. Elle s'assit et resta le regard posé sur le mourant.
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II.
Elle avait dû repartir faire son travail au bout de quelques minutes, malgré tout : une autre voix, dure, lui avait aboyé de s'y mettre, parce qu'on n'avait rien à faire de greluches inutiles et trop sensibles ici. C'était un officier anglais, petit et moustachu, dont elle aurait pu rire si elle n'avait pas été si perdue. On l'avait aidée à se mettre debout, et ça ne pouvait pas franchement être ce petit bonhomme là au vu de sa douceur. Et elle avait voulu se pencher sur son fiancé, sur lequel il restait beaucoup à bander… mais tout était déjà fait. Combien de temps était-elle restée dans cet état-là ? La voix douce revint et lui dit qu'elle pouvait le faire : elle ne réalisa qu'alors qu'elle ne pouvait pas l'entendre, lui parlant si bas, dans le vacarme qui restait encore, malgré la fin de l'offensive, que c'était impossible. Elle réalisa aussi qu'elle le regardait depuis tout à l'heure et que pourtant elle s'était débrouillée pour ne toujours pas le voir. Ses yeux étaient d'une étrange teinte dorée et fatiguée, et son teint si pâle qu'elle l'aurait cru malade s'il ne s'était pas tenu si droit et si tranquille.
Elle se sentait forte maintenant, et capable de tout faire. Mais sa mission était officiellement finie, ici, et elle le suivit quand il s'éloigna vers un autre patient. Sa concentration était comme divisée : une partie d'elle si absorbée dans son travail qu'elle ne voyait rien d'autre, l'autre si absorbée par le médecin qu'elle n'avait plus la moindre notion du reste de l'humanité. Au point qu'elle se demanda si elle n'était pas elle-même blessée. Mais elle n'avait de son sang à elle nulle part, et elle continuait à travailler. Ce ne pouvait pas être cela. Quelqu'un, du fond, annonça la relève, et elle suivit le flot qui allait s'affaler dans les quartiers : le docteur au visage pâle n'était déjà plus là, elle ne pouvait plus le voir, et en ressenti une sorte d'affolement si violent qu'il prit au dépourvu ses dernières forces et elle se laissa tomber sur une chaise, à côté d'un homme gémissant auquel il ne restait qu'une jambe. Il n'émettait que le son d'une respiration sifflante et abîmée : sans doute avait-il inhalé des gaz, un autre jour, lors d'une autre attaque. Le groupe de relève arrivait, elle devait partir, elle gênerait. Mais c'était impossible : l'épuisement était trop fort, et il lui revint brutalement tout ce qu'elle aimait en Jack, et tout ce qu'elle n'aimait pas, et elle se mit à pleurer à chaudes larmes. Ne laissez pas paraître d'émotions négatives devant les blessés, lui avait-on toujours répété. Trop tard.
Le docteur était encore là. Il la fixait si fort que c'en était assez douloureux. Mais cela lui tenait les yeux grands ouverts, et ce ne devait pas être si mal. Les larmes coulaient sans bruit, de son regard écarquillé, et elle ne se souvenait pas avoir été si mal depuis le début de son engagement.
« - Il ne faut pas rester là.
- Je sais. Mais…
- Ne vous en faites pas. Venez, vous allez m'expliquer. Tenez. »
Sortant de ce qui semblait nulle part, il lui tendit un morceau de cet ersatz de pain qui faisait office de met nourrissant et lui laissa le temps de mâcher un peu. Ce qui ne changeait pas grand-chose, pour être honnête, mais elle lui faisait aveuglément confiance et se saisit de sa main : froide et presque gelée, elle lui provoqua un long frisson mais les larmes avaient séché, et restaient attachées à ses joues comme une croûte désagréable – ou peut-être était-ce leur sillon dans la poussière de son visage. Il la guida entre les lits, puis hors de la tente, vers l'office qui servait aussi de chambre, de pièce à vivre, de tout. Il choisit un coin un peu à l'abri et la laissa s'assoir. Puis disparut assez brutalement pour ne revenir que chargé d'une assiette et d'un bol de bouillon, ainsi que d'un linge mouillé :
« - Je vous laisse vous mettre à l'aise, je reviendrai tout à l'heure si cela vous convient.
- Oui, oui… »
Et puis il ne fut plus là, ni dans son champ de vision ni, apparemment, dans la pièce. Et elle sentit sa maigre énergie retomber, s'affaisser et l'abandonner d'un coup, comme s'il avait été un aimant qui l'eut tenue en alerte et qui, trop éloigné, la laissait retomber puisqu'il n'y avait plus de tension pour la maintenir en plus. Elle se passa le linge sur le visage, en tirant des traces sales d'une poussière tenace, et des indices du sang qu'elle avait aidé à panser, puis Esmée prit quelques gorgées du bouillon avant de se sentir partir.
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Debout dans le froid de l'aube nouvelle, Carlisle regardait la nuit : il s'était glissé dans l'ombre d'un chêne et s'y plaquait entier et invisible à l'œil humain qui manquait d'entrainement. Par un de ses derniers – ou peut-être nouveaux – réflexes humains, il inspira de toute la force d'inutiles poumons : marque du soupir d'une émotion, et non d'un besoin d'air. L'enivrante odeur de cette femme lui était parfaitement inhabituelle. Depuis toutes ces années, il avait été au contact de plus de sang que le plus cannibale des vampires, et sentait ces effluves avec un calme presque incroyable aussi cette surprise était-elle tout particulièrement violente. Comme si la bête s'était soudainement rappelée à son souvenir, sans lui laisser le plus petit choix, sans lui offrir un temps d'adaptation. La haine de la bête dans sa plus triviale expression lui faisait plus mal que de ne pas pouvoir – de ne pas vouloir – planter ses dents dans le cou de cette femme-là. Peut-être n'était-ce pas si mal, que sa condition lui soit rappelée de façon si directe : pour peu, il se serait laissé tomber dans le confort de cette vie de don de soi.
Il ne devait pas la revoir, cette chose était certaine. Car il la forcerait, contre lui-même, à l'approcher : cette attraction étrange que provoque le vampire l'effrayait brutalement. Une odeur comme cela, s'il s'en laissait imprégner, pourrait briser sa tranquillité. Et sa vie à elle. Ce qu'il ne pouvait s'autoriser. Non, il ne devait pas considérer la réalité sous cet angle-là : il était médecin, il resterait à distance et professionnel. Impossible d'éviter une infirmière, qui plus est américaine, dans cet espace infini et si resserré qu'était la guerre. Aussi une chose primait, calmer sa soif. Après un regard circulaire, Carlisle Cullen partit à travers bois à la recherche de l'entêtante odeur de lapin qui se dégageait d'un repli de la terre humide.
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Où était-elle ? En papillonnant des paupières, elle se découvrit dans l'office, la lumière filtrant à peine, presque seule. Ce devait être la nuit. Se redressant, ses muscles un à un lui crièrent leur inconfort et elle regretta de s'être endormie là, sans même se souvenir pourquoi elle ne s'était pas au moins trainée jusqu'à sa couchette pour s'y laisser tomber. Il faisait d'ailleurs un peu froid, et sur un tabouret à côté d'elle on avait laissé un morceau de pain de maïs dur et un peu de bouillon froid qu'elle but, en s'étirant, sans même prendre garde à la désagréable sensation de ce repas frugal et qui avait même perdu l'attrait de la chaleur. L'attaque de la veille était une sorte de vague étrange, et plus encore la manière dont elle était arrivée ici. Il lui semblait qu'un homme, très blond et très pâle, l'avait amenée jusqu'ici et s'était occupé d'elle de sa voix douce, mais il lui semblait plus une apparition, sans doute l'avait-elle rêvé. Pourtant…
D'un geste mécanique elle passa sa main dans ses cheveux, et l'horreur lui revint avec violence comme une réminiscence de l'étrange caresse de Jack, ce qui semblait être plus loin qu'une éternité. Pourtant oui ! quelque chose était forcément vrai de ces souvenirs terribles. Elle se leva, sans trop écouter la plainte de ses articulations et, tentant d'attacher à nouveau ses cheveux en marchant, repartit vers l'hôpital de fortune. Ses mains tremblaient et elle les fourra maladroitement dans ses poches : elle en venait à souhaiter des choses imbéciles et cruelles. Qu'il soit déjà mort. Que cela n'ait pas eu lieu. Qu'on ne la laisse pas s'occuper de Jack. Et en même temps, cet étrange instinct maternel et nourricier qui ne l'avait jamais réellement quittée la faisait vivre dans ce besoin impérieux de border son lit, de panser ses plaies. Pour apaiser aussi une sorte d'inévitable culpabilité qui la rongeait : en temps de guerre, il y a plus de crime à ne pas aimer un homme qui combat qu'à bien d'autres choses.
L'infirmerie semblait tombée elle aussi dans l'indolence de la nuit. Les premiers soins avaient été dispensés, et la garde qui devait attendre avec attention en circulant dans les chambres que le corps médical – plus médical en tout cas que ne l'était la vieille femme – revienne était endormie sur ce qui, de l'ensemble, ressemblait le mieux à un fauteuil. Elle faisait vraiment n'importe quoi : la chose raisonnable à faire serait de rester chez elle, du moins dans sa couchette, en attendant qu'on vienne la chercher, et prenant ainsi le temps de se reposer. Mais se reposer semblait égoïste, et faible, déplacé, dans un environnement pareil. Résolument elle fit un pas, puis un autre, laissant dormir l'inapte garde de malade, et pénétra dans la salle principale, mal isolée, qui était censée suivre les règles de l'hygiénisme moderne et retombait par la force dans choses dans cette organisation sans séparation réelle qui aurait mêlé les miasmes en un instant si une épidémie s'était déclarée.
Dans le coin où elle se souvenait avoir vu cet étrange fiancé, étrangement blessé, tout se trouvait bien présent. Elle aurait voulu se précipiter vers lui maintenant, en avoir l'instinct et le désir si profond qu'elle aurait commencé à pleurer ou du moins à retenir sa douleur mais elle se mit à ralentir de plus en plus, presque à s'arrêter, et finalement se trouva forcée de se faire vraiment violence pour continuer à avancer vers le lit du malade. Les draps n'en étaient plus que modérément blancs, et il n'y avait rien à reconnaître dans cette silhouette-là, rien de l'homme qu'elle n'aimait pas mais auquel elle avait su trouver du charme et de l'élégance. Mais elle était là, et elle avait de la force et du courage, se répéta-t-elle en faisant un pas. Ce n'est que devant la couchette qu'elle se mit à pleurer. Elle n'avait rien rêvé, rien pensé, rien imaginé de l'état de Jack, si ce n'est qu'elle en avait sans doute minimisé malgré elle l'état : objective sur les patients pris au hasard, sur les soldats qui passaient autour d'elle comme une trainée de poussière dont elle ne se souviendrait pas du détail, elle ne pouvait barrer l'émotion quand elle touchait celui qu'elle connaissait.
Aussi se laissa-t-elle tomber sur la chaise, dans un mouvement vaguement marqué par quelque chose du passé, quelque chose dont elle ne pouvait pas vraiment toucher les contours mais qui semblait si vrai. Les larmes d'ailleurs ne la quittèrent que trop vite, et elle se retrouva presque imbécile devant cet homme qui aurait dû mourir plus vite mais qui s'obstinait à vivre. Il n'avait d'homme que des fragments de forme, et presque ridiculement il possédait encore deux jambes entières et complètes, si normales qu'elles la faisaient frissonner bien davantage que son visage brisé. Mais c'était bien Jack, elle le savait plus d'instinct qu'au physique, et au bout d'un long moment de silence abandonna son rôle d'infirmière qui ici était parfaitement inutile, pour se glisser au moins dans celui de l'amie. C'est tout ce qu'elle avait à faire, maintenant, et se penchant, contrôlant la douleur qu'elle ressentait, ambivalente et bizarre, elle se saisit de ce qui correspondait à son poignet, couvert d'un bandage encore presque blanc. C'est là que se trouvait sa place. Pour quelques jours, pour quelques mois. Plus de cet égoïsme faussement héroïque : elle s'était promise à cet homme-là, et c'était autant l'honneur que le sentiment qui lui interdisait de penser à autre chose.
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III.
La nouvelle journée reprenait. Ne pas dormir rendait l'attente de sa relève bien longue, bien dure : là où d'autres dormaient d'une manière qui semblait toujours trop courte, lui restait longtemps éveillé et concentré, à réfléchir et à penser, et à regarder la lune perdue dans les nuages ou dans ses idées. La pensée de cette femme-là, à propos de laquelle il s'interdisait d'apprendre quoique ce soit de plus, de savoir davantage, l'obsédait comme le met le plus fin du monde. Mais il se tenait sur ses principes. La longue nuit lui avait rappelé que son état, son identité même, ne le laissait pas ressentir et penser. Tout ce qu'il possédait comme désir face à des humains, comme douceur face à des humaines, comme contact qui aurait pu être de l'amour, était entièrement monopolisé par ce que la bête en lui créait de sentiments d'appétence et de faim qui n'était pas même sexuelle. Non. Ne pas la connaître, pas trop du moins, c'était assez. Ne pas se laisser croire qu'il pouvait y avoir un lien de sentimentalité avec ce désir vampirique – ha ! c'était le cas de la dire.
Mais il ne se laissait pas avoir, ne se laisserait pas faire. Sa vie à lui fonctionnait comme cela depuis toujours, il n'était pas question de se mettre à plier devant sa part d'horreur. Il se savait seulement plus violent, plus douloureux, dans cet état-là et son rapport à l'infirmière ne rendrait que les choses plus difficiles. Mais ce n'était que justice qu'il ait à se débrouiller avec son odorat, ses sens surdéveloppés, son désir de sang. Le soleil finissait de se lever, pâlot, et il lui permit de redescendre de sa couchette : il aurait préféré observer la nuit, triste et bleue, depuis le sommet d'un arbre, et regarder la colère de Dieu lui sourire tranquillement. Mais un homme dort, la nuit, il ne pouvait pas se le permettre trop souvent pour ne pas attirer l'attention : pour qu'on le laisse sauver des vies, il devait se fondre dans la masse. Il se leva, alla jusqu'à la salle d'eau l'air de rien. L'air d'un homme qui se réveille – et s'il ne pouvait avoir un visage fatigué, il en forçait la démarche.
Méticuleusement, il se changea. Mit sa tenue sale et ravagée, brossa en arrière sa chevelure blonde, et s'observa un petit moment. Il y avait dans l'aspect poli de son visage quelque chose de douloureux, presque d'injuste, constata-t-il en réfléchissant à tout ce qu'enduraient ces hommes, ce qu'endurait leur pureté. Mais quoi ? Il ne lui restait qu'à se racheter encore et encore, tous les jours, jusqu'à ce que l'éternité s'ennuie de lui et cette boucherie humaine était l'endroit où être, pour ce siècle, pour ce moment. L'obsession de régler les choses était plus forte que tout. Le sacrifice. Accentuant le pli de son front, il se débrouilla pour paraître plus fatigué plus vieux et épuisé. Cet art-là, il en avait aussi l'habitude. Puis il sortit et se dirigea vers les bâtiments d'infirmerie : il n'y avait presque personne, encore, mais il ne serait pas le premier, et c'est ce qui était le plus important. La garde avait les yeux grands ouverts, ce qui montrait que quelqu'un l'avait déjà réveillée, et il se retrouva dans la salle principale en un rien de temps. Il avait une rangée habituelle, et il s'approcha de la première couchette : un homme entier attendait, silencieux, les deux yeux couverts de bandages, que le docteur vienne le voir. Aujourd'hui il s'agissait de décider ce que l'on faisait d'eux : ceux qui restaient ici correspondaient aux extrémités. Ceux qui seraient debout demain, et ceux qui ne le seraient plus jamais.
« - Bonjour. Je suis le docteur Carlisle Cullen, je m'occupe de vous ici. Vous m'entendez ? »
L'homme se racla la gorge, dans un mouvement étrange, et hocha la tête. Cela signifiait la soif, en général, et il prit un verre et l'approcha : des médicaments, des bandages, des choses de ce genre, il ne cessait d'en manquer. Mais de l'eau, cela allait à peu près, il y en avait toujours et dans cette région-là, elle n'était même pas saumâtre. Il y était, dans son rôle, tout devait s'effacer sous le poids de la concentration.
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Elle s'était affaissée et endormie, sur la chaise : l'obscurité de la pièce était devenue écrasante, et au bout d'un peu de temps elle s'était retrouvée comme cela. Mais très vite le soleil avait décidé de la réveiller, enfin et en s'étirant elle avait trouvé la pièce vide et tranquille. Mais quelqu'un alluma une lumière en claquant des talons, à côté, et un peu plus tard quelqu'un entra enfin, mais elle se contenta de baisser les yeux et de poser, à nouveau, sa main sur le bandage de la main, du poignet, qui correspondait à Jack. Le silence, d'ailleurs, pendant un moment, lui aurait presque fait croire qu'elle était seule : pas un pas, pas un bruissement, dans la démarche du médecin. Inhabituelle discrétion à laquelle répondit, très vite, une inhabituelle douceur de voix et de sentiment.
Oui ! elle connaissait cette voix ! Ce qu'elle avait presque assimilé à un songe était une réalité, puisque cet homme-là existait. La voix était douce, forte, et la prenait par surprise avec la plus grande force : si grande qu'elle en releva les yeux, serrant un peu trop fort le poignet qu'elle tenait, et fixa son regard sur le médecin. Peu d'entre eux donnaient leur nom, dans cet endroit, et elle n'avait jamais réalisé que c'était là une situation qui correspondait à un usage normal, classique, dans un hôpital. Il était penché, et une fois encore elle ne pouvait voir que son dos. Son dos, sous la blouse blanche, et le blond de sa chevelure sur le dessus, presque rien. Mais quelque chose était… très fort, une sorte d'attirance bizarre qui la mettait presque mal-à-l'aise, tant et si bien qu'il lui fallut réfléchir pour comprendre que cette attention complète lui venait de sa voix.
De la douceur de sa voix, quelque chose d'ensorcelant. De bizarre. Si bien que, lorsqu'elle en revint, revenue de ce monde presque parallèle où l'avait abandonnée sa diction, elle se surprit presque à être au chevet de son fiancé mourant et silencieux. Et se sentit immédiatement coupable et, lorsqu'il se remit à parler ferma les yeux avec furie comme si cela pouvait changer quoi que ce fût. L'expérience était presque extralucide : absorbée par la voix, elle la sentait l'absorber. Comme si elle s'était dédoublée. Il en était à discuter avec le patient lorsqu'elle réalisa complétement que, s'il était là, sa ronde à elle devait avoir repris aussi et elle se leva, posa un regard aussi froid que possible sur la silhouette de Jack. Mais elle ne pouvait se débrouiller pour se sentir mieux, pour se sentir sereine. Un médecin était là, et son rôle était de l'aider. Résolument, elle s'approcha de lui. Sa démarche était maladroite, presque à tomber par terre, mais elle continua tout droit… pas tout à fait certaine de la raison pour laquelle elle se tenait si stupidement debout.
« - Je peux vous aider ? »
Sa voix était éraillée, et à peine audible. Elle se sentait stupide, stupide, et d'une laideur complète. Ce qui n'avait rien à voir, avec rien. Mais le sentiment ne voulait pas la lâcher. Impossible. Il se retourna et la regarda. Il souriait, puis cessa de sourire. Puis sourit à nouveau. Et tous ces changements d'expression si vite, si absolument, qu'il en était revenu à sourire sans lui laisser le temps de s'interroger, de s'attrister de son absence de sourire.
« - Bien sûr, tenez, si vous pouviez me tenir ceci. »
Pendant de longues, longues minutes, elle l'aida dans le silence. Un autre médecin vint s'occuper de l'autre rangée un patient se mit à gémir, puis à crier, elle ne tourna pas les yeux. Elle pria, simplement, presque par réflexe, que ce ne soit pas Jack. La présence du médecin lui donnait une impression bizarre, comme une nausée. Et tout en tenant dans ses mains des linges ensanglantés et des bassines d'eau, se retraçaient ses souvenirs de la nuit passée. Le visage terrible de Jack, presque sans regard, et la douceur de la voix par comparaison. Elle pouvait le voir, maintenant, mais quelque chose comme de la peur, ou de la crainte, l'empêchait de tourner son regard à plein.
« - Merci.
- De rien. »
Il laissa passer un grand silence, un grand blanc. Mais elle ne se laisserait pas abattre par les forces étranges qui paraissaient, bizarrement, s'étendre hors de lui pour la contrôler. Ce qui, d'ailleurs, était une théorie des plus stupides, et qu'il était temps pour elle de se prouver que ce n'était que la fausse impression de faiblesse qui lui venait de l'intensité des chocs, émotionnels et physiques, qu'elle avait traversés. Aussi elle s'éclaircit la voix.
« - Vous êtes ici depuis longtemps ?
- Pas très, j'étais dans la Somme, et avant cela un moment sur le front russe.
- Vraiment ? Il y a des américains sur le front russe ?
- Eh bien, oui, il en a eu. »
Il lança un regard sur le côté, avec un petit rire. La sensation de dé-réalité la prit, à nouveau. De façon si surprenante qu'elle ne put pas s'empêcher de sourire bêtement et de s'oublier elle-même. Pour le contrôle d'elle-même, c'était raté. Se reprenant, elle lâcha un ricanement parfaitement maladroit et qui lui parut résonner dans la totalité de la pièce comme un blasphème.
« - Désolée, murmura-t-elle. Je… suis vraiment désolée.
- Vous n'avez pas à être désolée. Ce n'est rien.
- Je n'ai été qu'ici, moi. Seulement depuis quelques mois. Depuis notre entrée en guerre.
- Je comprends… »
Le silence reprit, ils avaient changé de lit. De patient. Presque de monde, à vrai dire. Il ne lui parlait plus, il ne la regardait plus. Et cela ne pouvait, tout simplement, pas continuer : elle s'en sentait comme malade, mise à mal, et il lui fallait parler encore, parler plus, parler mieux. Elle hésita, dansant d'un pied sur l'autre.
« - Je m'appelle Esmée Platt, d'ailleurs.
- Docteur Cullen, répondit-il avec une sorte de professionnalisme distant. »
Elle pensa Carlisle.
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D'ici, elle semblait moins brune et plus auburn. D'ici elle sentait toujours de cette odeur si forte et si alléchante, et il appréciait presque l'odeur normale du sang du soldat dont il vérifiait les pansements : cette odeur-là le distrayait d'Esmée. Esmée Platt. Il avait décidé de ne pas le savoir, de ne pas le savoir, mais elle s'appelait Esmée et le nom lui tournait dans la tête, à toute allure, comme une furie. L'obsession était si forte maintenant, il lui faudrait partir, ne pas la mettre en danger, ne pas se mettre en danger. Tuer un être humain, cela était mal. Mais tuer cette femme, Esmée Platt, oui, cela lui paraissait un crime suprême et parfaitement dangereux, une abomination sans nom et sans espoir.
Elle avait la peau blanche, lui tendant un instrument, le regard franc en fixant ce qu'il faisait, et surtout elle parlait avec une sorte de délicatesse de sentiment, de voix, de réalité. Sa concentration glissait vers Esmée Platt comme si elle l'avait abandonnée, s'était accrochée à un autre fondamentalement différent d'elle : oui, sa pensée vivait à côté de son âme, et ce n'était que le réflexe qui lui permettait de continuer. Ils avançaient encore, continuaient de couchette en couchette. De moment en moment. Et ils arrivaient à la fin de la rangée complète, et il se souvenait de ce qu'elle venait de faire à chaque instant, imaginant ce qu'elle pourrait faire à la suivante. Mais elle s'arrêta avec une bizarre brutalité, sans plus trace de cette douceur qu'il s'était habitué à lui voir.
« - Tout va bien ? »
Il se sentit se pencher vers elle et s'arrêta. Il ne pouvait pas laisser cela avoir lieu. Il ne devrait pas s'inquiéter, il ne devrait pas se pencher, il ne devrait pas. Tout simplement.
« - Ça ira. Oui, ça ira. Bien sûr. »
Elle se tut, et il se sentit en sécurité, en quelque sorte. Sa voix l'attaquait presque.
« - C'était mon fiancé, à vrai dire. Enfin, je veux dire, c'est mon fiancé. »
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IV.
Ils n'avaient plus parlé, plus du tout pendant tout le temps où lui s'occupait de Jack : pas un mot de plus, pas une sensation de plus. Comme si tout avait été automatique et oublié, comme s'il n'avait plus su quoi lui répondre. Pour sa part, ayant lâché cette information comme une bombe, elle se sentait paralysée et mal-à-l'aise. Et puis il lui avait dit que, peut-être, il vivrait encore une dernière demi-journée, une dernière journée un long moment pour un homme dans un tel état – il ne l'avait pas dit, elle le savait.
Puis il lui avait souhaité bon courage et avait disparu. Dans une autre salle, dans un autre endroit… autrement. En tous cas il n'était plus là. Et le poids revenait avec une force bizarre : elle ne se sentait plus bizarre comme tout à l'heure, mais simplement malheureuse. Elle retourna s'assoir à côté de Jack. Il dormait, peut-être. En tout cas, il n'avait rien dit, rien fait, et il paraissait attendre. Il fallait maintenant… attendre, oui. Et rester là. Elle ne devait pas bouger d'ici jusqu'à… Elle ne se sentait pas très bien, pour être franche, et même elle aurait donné cher pour ne pas être seule pour être avec Carlisle Cullen si possible, dont il lui semblait à présent que seule la présence pouvait la rassurer – ce qui était ridicule. Alors elle se mit à parler, doucement, de façon très basse et presque inexistante. Plus pour elle que pour Jack, elle se mit à le rassurer. A lui parler. Puis, à court d'idée, à raconter des histoires, à voix basse et aussi douce que possible. Elle se sentait la gorge sèche, et des trémolos dans la voix, mais il était impossible de faire quoi que ce fût d'autre : s'arrêter serait presque pire que de le voir mourir, lui semblait-il.
Mais le jour avançait, courait, avec une tranquillité. Le bruit des autres, le bruit du monde, avançait sans elle. Une de ses collègues lui avait amené à manger, en lui souhaitant bon courage. Comment savaient-ils tous qu'elle lui était si intime ? Peut-être leur avait-elle raconté quelque chose, elle ne s'en souvenait même plus. Peut-être était-ce tout simplement évident. Le pain n'était pas très bon, et la chaise lui faisait mal aux reins, mais il n'y avait absolument rien à y faire. Et le temps s'écoulait. Jusqu'à ce qu'elle réalise que le soir était là, que des hommes étaient morts autour d'elle de leurs blessures, que Jack lui était toujours là, présent, totalement présent. Elle se mettait à vouloir que quelque chose ait lieu, que quelque chose arrive. L'attente était si longue.
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Sa ronde était finie. Il n'était plus rentré dans la pièce. La pensée de son amour pour un homme le rendait un peu vide, un peu triste, et un peu en colère et ces sentiments-là le rendait plus en colère contre lui-même que tout l'appel des effluves de sa peau et de sa chevelure - aussi ensorcelante que la Esméralda, pensa-t-il dans un moment d'oubli. Il ne pouvait être question d'amour, de quoique ce soit si elle aimait un autre homme, si elle le perdait même, cela voulait tout dire. Les vampires sont des êtres qui fonctionnent par désir de sang ou par quelque chose comme une âme sœur. Il savait cela, il le savait très bien. Aussi, si elle n'était que déstabilisée par ses caractéristiques surhumaines, alors il n'était en vérité qu'une âme malade et un désir plus maladif encore. De sang, et non de femme. Il se détestait.
Mais maintenant que la ronde était finie, maintenant… il ne pouvait pas s'empêcher d'aller voir comment elle se portait. L'entrée dans la salle sans être vu n'était pas difficile, pas plus que de rester hors de son champ de vision. D'autant qu'elle était concentrée et épuisée, et marmonnait – il reconnaissait les chansons. Il ne pouvait pas réellement le savoir, mais dans le détail des plis de son visage elle semblait triste et abattue, au bout et il pouvait entendre le cœur de cet homme aimé battre avec lenteur, sans conviction, mais battre toujours. Il ne devait pas aller la voir, et pas la consoler. Car ce n'était pas son rôle, pas sa vie. Il la détruirait en s'occupant d'elle, en s'en approchant. Sans même parler du fait qu'il se détruirait lui-même. D'ici, il pouvait la voir entièrement. Complètement. Au milieu de ses chantonnements distordus, elle lâcha un petit sourire, comme une blague intérieure.
La certitude d'une émotion lui flanqua comme un coup dans l'estomac. Le sourire s'éteignit et, là où il n'avait pas vu de lumière, il lui sembla pourtant en sentir une s'éteindre en lui. Cette figure belle et vivante l'émouvait si fortement, si terriblement. Jamais depuis des années il n'avait eu cette impression qu'il devait faire un geste, jamais il ne s'était senti si humain : cela n'avait rien à voir avec son désir de faire le bien, de sauver son âme en travaillant à sauver l'œuvre de Dieu que sont les hommes. C'était un sentiment. Plus fort que la compassion ou l'empathie. Peut-être était-il simplement trop seul : il se prenait à rêver de compagnie, de soutien, de présence, et la solitude de Carlisle était encore plus pesante depuis. Un jour il trouverait un vampire avec qui il se saurait capable de cohabiter, peut-être, il l'espérait : cet échec lui pesait plus encore que bien d'autres choses.
Pourtant, vu d'ici, caché derrière le rempart d'un rideau et observant tel un insensé cette humaine attendre la mort d'un être cher, Esmée Platt risquait bien de devenir une chose qui lui pèserait encore davantage. Mais lui, créature abandonnée de Dieu, le méritait sans doute.
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Cela faisait presque deux jours. Elle se souvenait d'avoir mal dormi, et même d'avoir pleuré sans réelle certitude quant à la raison exacte de cette crise de larmes. Jack avait parlé, une fois, et il lui avait murmuré son nom en boucle, jusqu'à ce qu'il devienne inaudible, assez pour qu'elle se mette à répondre des je t'aime comme si elle les croyait. Les minutes traînaient, et elle se souvenait qu'on lui avait promis qu'il n'en aurait pas pour longtemps, qu'il ne souffrirait pas beaucoup plus. Et elle avec – mais elle ne comptait pas. Ce qui comptait était au-delà d'elle, dans la souffrance des autres, surtout sa souffrance à lui : pendant un long moment elle hésita à tout lui avouer. Pour se soulager le cœur… mais c'était là quelque chose d'égoïste, au fond. Cela lui apporterait-il quelque chose, de savoir qu'elle ne l'aimait pas d'amour, au moment où tout le quittait, ses forces et son âme. Rien…
Son âme ! Avec un mouvement de violence, Esmée se releva. Il n'avait pas besoin d'un médecin, maintenant, et il n'avait surtout pas besoin de ses vérités à elle. Non, ce dont il avait besoin, profondément, c'était d'un médecin de l'âme : pour sa part, elle avait un rapport plus bizarre, moins binaire, à son âme… mais elle savait Jack un homme croyant, presque bêtement, et… Il lui fallait un prêtre, tant pis s'il était catholique. Un homme qui lui parle, qu'il se confesse ou non, mais une présence de Dieu. Soudain, il fallait qu'il vive encore, encore un peu. Dans le couloir, elle trouva un médecin – un petit trapu et brun qui lui sembla aux antipodes de Carlisle Cullen – qui lui indiqua qu'il n'y avait pas de prêtre, ici, qu'on ne faisait pas dans le radotage de momeries à moitié spirituelles. Il était français, celui-là, et parfaitement désagréable dans son anglais à couper au couteau.
Mais elle avait persisté. Elle avait beaucoup de défauts, cela oui, mais décidée dans quelque chose qui lui semblait bon, elle ne le lâchait plus avant de l'avoir accompli. Ce qu'elle faisait maintenant n'était pas simplement bon, c'était absolument nécessaire. En demandant de-ci, de-là, on finit par lui trouver un bonhomme à la mine patibulaire mais qui, porteur d'un bréviaire et d'un habit de curé, était ce qu'elle trouverait de mieux pour soulager, ou peut-être simplement pour aider, la conscience de Jack. Son cœur lui frappait violemment contre la poitrine, avec une émotion dévastatrice et une crainte d'arriver trop tard.
La pièce était encombrée de plusieurs membres du corps médical, autour d'un lit d'où venait des cris étranglés et il fallut contourner, éviter, se retenir de les pousser comme une rangée de quille, pour parvenir auprès du corps de Jack qui n'avait pas bougé. Tranquillement, le vieux curé se signa avant d'avancer vers le lit, puis tourna vers elle un regard un peu vide et haussa les épaules.
« - Trop tard. »
Son français n'était pas très bon, mais suffisant pour comprendre cela. Il n'avait l'air ni désolé ni soulagé, il n'avait l'air de rien, comme si une mort de plus ou de moins ne lui faisait rien et chez un homme d'église, même au milieu de la guerre, cela lui fit une bizarre impression de froid dans le dos.
« - Comment ?
- Mort, ma petite dame. Là, vraiment, je ne peux rien faire pour vous. »
Pourtant, comme par dépit, il s'approcha du corps et ferma la paupière enflée qui était restée fixée au plafond. Puis il souleva son bizarre chapeau et prit lentement le chemin de la sortie. Les cris étouffés s'étaient transformés en un sifflement presque inhumain, et Esmée se retrouva toute seule face à ce corps ridicule de laideur : elle ne l'avait jamais aimé, sans doute. Mais Jack avait été son seul, son unique ami. Les larmes de cette fois n'avaient rien de bizarre ou d'inhabituel, et elle s'accrocha à toute force à ce bras immobile à jamais. Ne pensant plus à rien de tout ce qu'elle savait : que dans quelques minutes quelqu'un viendrait lui dire qu'il fallait amener le corps, que cette place était précieuse. Qu'elle aurait été malheureuse, mariée à cet homme, et qu'elle l'aurait sans doute un jour détesté. La réalisation de sa disparition lui serrait les entrailles. Qu'avait-elle fait ? Et, d'abord, que faisait-elle là ?
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V.
Elle s'était relevée, à un moment. On lui avait dit de se reprendre, c'est la guerre ma pauvre fille. Elle savait que c'était la guerre, mais peut-être jusqu'ici n'avait-elle effectivement toujours pas compris de quoi il retournait, fondamentalement. La guerre détruisait et abîmait, et elle en avait mal à l'estomac et la sensation de la bile au fond de la gorge. Elle avait pris la peine de déposer un baiser sur ce qui avait sans doute été les lèvres de Jack, et elle s'était laissée frissonner au contact de cette chair à vif et déjà disparue. Sa supérieure, une grosse française au regard carnassier et à la graisse incroyable, aussi rouge de joue que la croix sur son brassard, l'envoya se reposer pour la fin de la journée : dans cet état, tu ne sers à rien. Débrouille-toi pour dormir.
Bien sûr elle n'avait pas dormi, elle avait regardé son plafond, et puis en devenant encore plus malade elle s'était relevée. Dans cette atmosphère il n'y avait pas beaucoup d'endroits où aller se promener, à proprement parler, mais sous le couvert des arbres il y avait une fraîcheur humide qui l'empêchait de se laisser aller complètement. Elle ne pouvait penser à elle : la culpabilité était sa juste récompense, il ne lui restait qu'à aider plus de ces hommes en détresse. A les aider mieux. Mais en ce moment il lui paraissait qu'elle n'était plus capable, plus adaptée : peut-être ne s'était-elle pas assez fortement caparaçonné le cœur avant de foncer dans la guerre. Sans doute. Elle était inutile, et triste, et il lui fallait un soutien.
Il lui aurait fallu parler à Jack. Ou à cet insaisissable docteur américain qui était si doux et si tranquille : penser au soutien d'un sourire, d'une parole amie, la fit pleurer à nouveau. Dieu, qu'elle était ridicule ! Etait-ce cela, une infirmière de guerre ? On lui avait fait confiance en l'envoyant jusque-là, elle ne pouvait pas faillir maintenant. D'ailleurs, elle ne pouvait être un poids sur le docteur Carlisle Cullen qui, pour être toujours si calme, devait être totalement immergé dans l'importance de son travail. D'ailleurs, il ne le connaissait pas et elle n'aurait eu l'air que d'une imbécile à aller la poursuivre.
Le lendemain, elle revint. La couchette était vide, mais il restait une petite gourde qui sans doute avait été celle de Jack et qu'il faudrait remettre à un autre soldat. Elle se laissait guider d'un endroit à un autre, et elle ne cessait de sourire du sourire le plus douloureux du monde. Tout autour d'elle, tout continuait dans une sorte de gèle des sentiments, et elle se souvenait avoir su regarder du sang et de la douleur avec cette insensibilité. Il fallait qu'elle revienne, ou elle ne pourrait plus rien faire. Le jour suivant elle se sentait faible et toujours en souffrance quoiqu'elle fasse, mais elle avait réussi à décrocher un mot à un des soldats blessés. L'aveugle lui avait demandé si elle savait où se trouvait le docteur de la dernière fois, parce qu'il était plutôt gentil, celui-là. Elle ne savait pas, mais elle ne pouvait qu'approuver. Même si, bien sûr, elle ne devait pas s'imposer à lui. Marguerite, son imposante supérieure, lui avait dit que Jack était avec les autres victimes de la côte 756 – inutile attaque qui avait tué d'un côté comme de l'autre sans rien faire gagner au territoire allié, et que l'état-major avait arrêtée non car elle était finie, mais parce qu'ils risquaient une redite de la Somme en 1916, – et qu'il y aurait son nom sur une plaque.
Au troisième jour, elle faisait tout par automatisme, presque sans sentiment. Tout était endormi quelque part en elle, mais au moins elle était capable de faire les choses, sans trembler, sans faire mal, et sans se faire mal. Pour le moment il ne valait sans doute mieux pas souhaiter davantage cela lui retomberait nécessairement dessus. Alors qu'elle changeait un pansement purulent qui n'augurait rien de bon, dans un coin de sa vision automatisée, elle vit passer comme une ombre aux cheveux blonds, et elle manqua en lâcher ce qu'elle faisait. Mais elle se contenta de tourner vivement la tête : rien. Elle se reconcentra, mais malgré elle, de temps à autres, elle lançait un regard de biais pour ne trouver que les autres médecins. La fin du pansement avait été comme une morne, longue étendue d'ennui qui lui pesait sur la poitrine. Mais quand elle avait relevé les yeux il était là, à nouveau, dans un coin, bizarrement immobile alors qu'il croisait son regard, elle le vit commencer à marcher, avec force, vers la sortie. C'était déraisonnable… elle dit au revoir à son patient et le suivit.
Il marchait vite, et elle hésita, mais maintenant qu'elle en était… se mettant à courir, elle finit par le rattraper et se planter devant lui en le fixant. Elle se sentait le regard dur, très dur, et il la fixait avec une calme si étrange, si olympien…
« - Je peux vous aider, Esmée ?
- Je… »
Et elle se mit à pleurer. Encore. Mais elle se mit à pleurer en s'agrippant à lui et pour la première fois, pleurer faisait presque du bien.
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Elle lui avait jeté son odeur au visage, et plaqué le battement de son cœur contre la poitrine. Aussi il penchait la tête en arrière, regardant le plafond, tentant d'aspirer aussi loin que possible de sa tête, de son corps, de sa douceur. De la profonde attirance qu'elle créait, maladive, de cette agitation de tous ses sens qu'il devait absolument maîtriser. Esmée Platt pleurait un homme aimé, elle était humaine, elle était belle et il se l'était juré, il ne la toucherait jamais du plus petit bout d'une dent. Pas plus que les autres hommes, bien sûr mais elle moins encore.
Il avait conservé ses bras autour d'elle, sans vraiment réaliser qu'il les avait posés. Avec une délicatesse pointilleuse, la tenant comme de la porcelaine, presque comme une sculpture de cire prête à fondre soudain sous la pression de sa force, il attendit qu'elle cesse de pleurer. Au bout de presque une minute, le silence devint trop pesant. Il ne pouvait pas ne pas lui parler, ne rien dire et attendre ainsi.
« - Tout ira bien, murmura-t-il. Voyons, tout ira bien. »
Cela la fit sursauter. Elle avait les prunelles un peu dilatées, et le chignon de ses cheveux perdait toute forme. Il glissait le long de son cou, et ce cou était blanc et frais et… Non, Carlisle, non. Il se débrouilla pour produire un petit sourire tandis qu'elle continuait à le fixer comme si elle avait cherché quelque chose. Quelque chose, non pas dans son regard, mais bien dans la totalité de son visage, tant et si bien qu'il ne put s'en empêcher.
« - Nous n'avons pas eu le temps de discuter, la dernière fois. Voulez-vous le faire maintenant.
- Eh bien… »
Elle se laissa tenir par le poignet et le suivit vers une des salles les plus petites, presque un campement de fortune, partiellement fermé par des draps de toile marronnasse. Il la laissa s'assoir sur un petit tabouret branlant, et lui tendit une sorte de jus qui était censé correspondre à du café.
« - A vrai dire… Je… si je suis totalement honnête, je me sens coupable.
- Coupable ?
- Oui. Je… Voyez-vous, je ne l'aimais pas. Pas de cette manière. »
Elle lui déballait ses secrets. Il faisait souvent cet effet, mais l'idée que c'était peut-être l'attrait de sa peau blanche qui faisait s'ouvrir à lui, lui donnait la sensation de violer quelque chose de précieux. Comme s'il s'était introduit dans son âme, sans vraiment lui laisser le choix, pour en vider un peu du contenu. Pourtant, cette déclaration-là lui donnait une sensation de plénitude bizarre, et il lui répondit en accord :
« - Ce n'est pas grave.
- Si… Enfin, non, pas grave. C'est simplement… Voyez, je m'étais jurée de m'occuper de lui, je suis ici en partie pour l'accompagner. Et au fond je ne l'aimais pas. Je me sens ridicule. Et comme une sorte de mensonge dans la vie d'un mort. »
Sa voix se brisa, sur la fin, mais elle ne s'arrêta pas et finit de dire ce qu'elle tentait de dire.
« - A moi, il me semble plutôt que vous cherchez à faire le bien.
- Oh, j'essaye. »
Elle avait un petit rire, léger et presque inaudible, qui le fit frissonner tout entier. Un frisson qui partait de sa nuque, un frisson presque humain qui lui rappelait de très vieilles sensations du passé.
« - Voilà, Jack était un vrai ami. Je pleure le meilleur de mes amis. Mais dans une guerre, une femme se sent coupable de ne pas aimer assez un homme, vous savez… On voudrait aider tant, se donner entièrement, et puis… »
Elle s'interrompit d'un coup, cette fois, et le rouge lui monta au joues. L'odeur de son sang, presque fleurie, lui monta aux narines sous ce coup de chaleur, et il se concentra de toutes ses forces pour ne plus rien faire, ne plus rien faire du tout. Tant pis s'il en oubliait, un instant, d'avoir l'air de respirer. Mais déjà elle s'était reculée, renfoncée dans son fauteuil et raffermie.
« - Désolée, je m'impose. Je manque vraiment de considération…
- Non, pas du tout. »
Trop tard, c'était-il dit. Il lui avait même souri, en disant cela, et visiblement elle l'avait cru car elle se remit à parler. Bien sûr qu'elle l'avait cru ! Il était honnête, il lui disait la vérité entière et amoureuse. Non, pas amoureuse, imbécile. Attirance stupide. Il n'y avait d'ailleurs rien de surprenant à ce qu'un sang de femme lui retourne les sens davantage, cela ne voulait vraiment rien dire de particulier. Il n'était qu'amoureux de son sang, il ne devait jamais l'oublier. Une règle absolue, il n'y en avait vis-à-vis de cette femme qu'une seule, qui venait couronner le chapelet d'obligations qu'il se donnait à suivre, tous les jours.
En espérant vous avoir donné envie de lire la suite ! Bergère
