CHAPITRE UN

Il avait entendu le bruit de l'aéronef bien avant que sa silhouette n'apparaisse à l'horizon. Scott et Tornade étaient de retour. Partis en début de journée, à la demande du professeur Xavier, ils étaient allés chercher un mutant que le professeur lui-même avait qualifié de « problématique ». Lorsqu'il avait entendu, Logan avait laissé échapper un sourire en coin : connaissant les euphémismes de Xavier, il pouvait donc s'attendre à ce que ce nouveau mutant ne soit rien d'autre que le prochain cataclysme qui allait se déchaîner entre les murs du manoir. Mais avec son flegme habituel, Logan n'avait pas cherché à en savoir plus sur le moment. Puisque Xavier avait accepté d'affronter de nouveaux problèmes, ceux-ci arriveraient toujours bien assez vite, et Logan n'était pas pressé de s'y frotter...

Alors que le terrain de basketball se refermait lentement et que les petits cliquetis du métal de l'aéronef en train de refroidir parvenaient jusqu'à lui, Logan poussa un soupir résigné. Il jeta le morceau de cigare éteint qu'il mâchouillait depuis un moment, et se dirigea vers l'ascenseur qui menait au sous-sol, histoire de voir enfin ce qu'il en était.

Il ne savait pas trop à quoi s'attendre, en réalité. Un nouveau mutant était toujours source d'appréhension : contrôlait-il ses capacités ? en faisait-il bon usage ? ou au contraire était-ce un nouvel ennemi à ajouter à la liste – déjà longue – des adversaires du professeur ? ou peut-être encore un simple gamin immature qui viendrait grossir les rangs des élèves mais ne serait qu'une charge de plus sans apporter d'aide à l'équipe des X-Men… Mais jusqu'à présent, les mutants que Logan avait rencontrés disposaient de capacités toutes plus uniques et surprenantes les unes que les autres. Chaque nouvelle rencontre avait été une surprise en soi et Logan, désormais, ne se laissait plus impressionner.

Mais malgré le fait qu'il se soit préparé à, finalement, à peu près n'importe quoi, il ne s'attendait certainement pas à ce qu'il découvrit en sortant de l'ascenseur...

La porte coulissante s'ouvrit sur un capharnaüm général : des hurlements fusaient, semblait-il, de toutes parts. Tornade, Scott, Bobby et Malicia s'agitaient en tous sens et tentaient de crier plus fort encore en de vaines tentatives pour ramener un peu de calme dans la pièce. Un peu à l'écart, le professeur Xavier se tenait immobile et stoïque sur son fauteuil, visiblement concentré pour essayer d'établir un contact psychologique avec le mutant. Et au milieu de tout ce monde gesticulant, une silhouette se débattait avec une énergie hors du commun et tentait de se libérer de l'étreinte de Scott et Tornade qui, la tenant chacun par un bras, tentaient, eux, de la contenir.

Logan se figea, stupéfait. Puis, en un instant, il réagit et s'écria brusquement :

_ Non !!! Ne la touchez surtout pas !!!

Tout le monde se tourna vers lui et un silence épais tomba soudain sur la pièce. La mutante en profita aussitôt pour se débarrasser enfin de l'étreinte des deux X-Men et, d'un bond, alla se réfugier dans le fond de la pièce.

Devant les regards interloqués qui s'étaient tournés vers lui, Logan ajouta, plus doucement :

_ Elle ne supporte pas qu'on la touche.

Il s'avança, et Mary, qui tenait encore entre ses doigts gantés une seringue probablement remplie d'un quelconque tranquillisant, s'écarta sans un mot pour lui céder le passage. Derrière elle, les comptoirs du laboratoire avaient été vidés de leurs contenus et des plateaux, des fioles, des gazes, des ciseaux et divers pansements étaient répandus sur le sol. Une chaise renversée, les vitres d'une armoire brisées et d'autres objets épars témoignaient eux aussi de la violence qui s'était déroulée ici.

La mutante s'était réfugiée sous une table, plaquée contre le mur qui l'empêchait de s'enfuir. Lentement, Logan s'accroupit pour mieux l'observer, mais sans tenter de s'approcher.

_ Est-ce que… tu la connais ?, demanda Tornade, formulant par là-même leur stupéfaction à tous.

Logan hocha légèrement la tête.

_ Elle s'appelle Sarah, dit-il doucement. Je l'ai rencontrée il y a… quelques années.

Le professeur Xavier prit alors la parole :

_ Je l'ai détectée avec le Cerebro. Elle semblait dans un état de panique total depuis plusieurs jours. J'ai donc demandé à Scott et Tornade d'aller la chercher.

Tornade ajouta :

_ Elle était dans une toute petite ville du Yukon. Là-bas, les gens l'avaient enfermée dans une cage. Elle est assez... agressive.

_ Elle est en pleine crise, répondit Logan calmement. Ça lui arrive quelques fois.

_ Ah. Et… que faut-il faire pour cesser cette crise ?

Logan se mordit les lèvres.

_ Je n'en ai pas la moindre idée.

Là-bas, sous la table, la jeune mutante s'était quasiment roulée en boule, ramassée sur ses pieds, le menton près de ses genoux. Le front baissé, le cou rentré dans les épaules, elle observait chacune des personnes qui se trouvaient dans la salle de façon quasiment hypnotique, son regard sautant de l'un à l'autre sans que sa tête ne bouge d'un millimètre. Une incroyable tension semblait bander tous ses muscles, provoquant par moment de légères convulsions, indiquant qu'elle était prête à bondir à la première occasion.

Logan, quant à lui, était en proie à un véritable combat intérieur. De toutes ses forces, il refoulait les souvenirs qui lui remontaient en tête et se faisait violence pour réussir à se concentrer uniquement sur le présent. Il prit un instant pour respirer profondément et se calmer.

Il cherchait à croiser son regard, perdu dans la pénombre de sous la table et la noirceur de ses longs cheveux emmêlés. Il peinait à reconnaître vraiment son visage tant son expression avait changé, et pourtant il sentait que c'était elle. En la voyant se débattre pour se libérer de l'emprise de Scott et Tornade, elle lui avait immédiatement fait songer à un animal sauvage pris au piège, incapable de comprendre ce qui se passait et en proie à une terrible panique. Ce qu'il voyait, c'était l'essence même de ce qu'il avait toujours ressenti chez Sarah, mais qui le frappait cette fois de plein fouet. Le temps d'une imperceptible seconde, les sens hyper-développés de Logan avaient même été submergés par toute cette sauvagerie, avant qu'il ne se reprenne aussitôt et réalise qu'elle ne lui appartenait pas : il ne faisait que ressentir l'impuissance et l'affolement bruts qu'émettait la jeune femme, et cela n'avait rien de franchement agréable… S'il savait qu'elle était sujette à de violentes crises, c'était la première fois qu'il y assistait et la détresse impuissante de la jeune femme le touchait profondément.

Soudain, il frémit. À quelques mètres, là-bas dans l'ombre, deux yeux dorés venaient de se poser sur lui et le fixaient intensément. N'eût été la silhouette humaine, il aurait pu croire qu'il venait de croiser un loup entre les branches d'un sous-bois...

Le plus lentement possible, il se releva sans la quitter des yeux. Les épaules tremblèrent mais le regard jaune le suivit.

Derrière lui, Bobby commençait à s'agiter.

_ Ne bouge pas, surtout, lui ordonna-t-il aussitôt d'une voix très calme. Tu vas lui faire peur.

Le regard qui le fixait se brouilla légèrement et Logan sentit la panique affleurer de nouveau.

_ Professeur, n'essayez pas non plus d'entrer en contact avec elle, vous la troublez. Elle n'est pas en mesure de comprendre ce qui se passe dans sa tête.

_ Elle n'a pas l'air en mesure de comprendre grand chose, renchérit Tornade, sinon elle se rendrait compte que nous ne lui voulons que du bien…

_ Alors laissez-la se remettre et n'essayez pas de l'approcher, encore moins de la toucher tant qu'elle ne vous y a pas autorisés. Dites-vous bien que c'est une sorte de… d'animal sauvage que vous avez devant vous : si vous tentez de le caresser, vous allez vous faire mordre...

Après un silence pendant lequel la jeune femme parut se détendre légèrement, quoique toujours sans quitter Logan des yeux, le professeur demanda doucement :

_ Que sais-tu d'elle, Logan ? Que peux-tu nous apprendre ?

_ Je ne connais pas grand-chose de ces crises, répondit celui-ci après un instant de réflexion. Je ne peux que vous répéter ce qu'elle m'en a dit, une fois. C'est comme… une immense panique impossible à contrôler, je suppose que c'est en lien avec sa mutation. Elle se comporte habituellement comme n'importe lequel d'entre nous, mais lorsqu'elle est prise dans une de ces crises, elle m'a dit qu'elle pouvait agresser n'importe qui et s'enfuir des jours durant avant de reprendre peu à peu ses esprits.

_ Les gens du Yukon la considèrent comme une sorte de loup-garou, renchérit Scott d'un ton qui supposait qu'il était d'accord avec cette affirmation.

Logan haussa un sourcil.

_ Ils n'ont pas tout à fait tort, dût-il admettre alors que les deux pupilles jaunes le regardaient toujours avec une intensité dérangeante. Il y a quelque chose d'un loup en elle...

_ Alors, elle t'a peut-être reconnu comme un frère des bois, lança Scott avec une pointe d'ironie, en ignorant le coup d'oeil réprobateur de Tornade.

Le professeur eut un léger sourire et ajouta :

_ En tout cas, Logan, tu sembles mieux que nous réussir à la calmer... Elle te reconnaît peut-être ?

_ J'en doute…, grommela Logan.

_ Où l'as-tu rencontrée ?, demanda Tornade. C'était il y a longtemps ?

Il ne répondit pas.

_ Écartez-vous, tous. Faites-lui de l'air, ordonna-t-il.

_ Si on lui libère le chemin, elle va tout simplement s'enfuir, déclara Scott sans bouger d'un pouce. Elle s'est échappée de sa cage à la première occasion, et je n'ai pas envie de lui courir de nouveau après, on a eu assez de mal à l'attraper comme ça !

Mais comme tout le monde reculait d'un pas ou deux en arrière, sans relever son commentaire, Scott finit par obéir lui aussi, bien qu'à contrecoeur. Logan, quant à lui, pris son air le plus naturel...

Il s'assit sur le sol.

Autour de lui, tout le monde le regarda avec étonnement, en attendant qu'il s'explique sur sa démarche, ce qu'il ne se donna pas la peine de faire. Le professeur, un sourire entendu au coin des lèvres leur fit discrètement signe de quitter la pièce.

Logan ne leur prêtait plus attention. Il se concentrait de nouveau sur les deux yeux jaunes qui luisaient dans l'ombre et qui s'étaient légèrement rétrécis. La panique semblait peu à peu remplacée par une sorte de curiosité.

Après un long moment, Logan se déplaça de quelques dizaines de centimètres, en direction de la jeune femme. Il restait assis sur le sol et prenait un air détendu, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde que de se traîner sur les fesses, sous les tables du laboratoire. Dans son coin, la jeune femme avait tressailli, puis s'était peu à peu détendue à nouveau. Logan croisait son regard de temps à autre, mais jamais trop longtemps, sans avoir l'air de la viser spécialement. Elle, en revanche, ne le quittait toujours pas des yeux.

Après un autre moment, Logan se déplaça à nouveau, l'air de rien. Méfiante, la jeune femme semblait avoir compris qu'il se dirigeait vers elle et grogna sourdement. Mais Logan ne broncha pas, ne changea pas de place, et regarda ailleurs. Elle finit par se détendre.

Il recommença. Encore. Puis encore une fois. Cela lui prit finalement plus d'une vingtaine de minutes avant qu'il se trouve enfin à portée de bras de la mutante aux yeux jaunes. Elle le surveillait toujours du coin de l'oeil et, par intermittence, coulait un regard vers le reste de la pièce ou se refermait sur elle-même. L'accès à la porte était désormais totalement libre, mais elle n'avait pas bougé.

Près d'elle, Logan se retenait de la dévisager. Derrière de longues mèches de cheveux noirs comme la nuit, il avait saisi les contours de son visage et reconnaissait le dessin des lèvres et le teint un peu foncé de la peau. Mais il avait surtout noté les vêtements déchirés et boueux, les genoux écorchés, le bleu sur la pommette… Elle se tordait les mains, suçait le sang séché qui maculait ses doigts par endroits, ou mâchouillait une mèche de cheveux d'un air absent. Même si elle avait accepté la présence de Logan à ses côtés, elle s'était visiblement retranchée dans sa tête.

Troublé plus qu'il ne l'aurait voulu, Logan cherchait à se donner une contenance. Appuyé dos au mur, désormais à environ un mètre d'elle, il sortit son briquet de sa poche et se mit à le tourner et le retourner entre ses doigts. En quelques secondes, il capta l'attention de la jeune femme qui se mit à observer attentivement ses mains, avec une fixation digne d'un chat.

Ce petit jeu dura quelques minutes. Puis, soudain, elle esquissa un geste vers lui. Logan ne broncha pas et fit mine de n'avoir rien vu. Une seconde fois, elle fit un vague mouvement. Puis, plus rien.

Enfin, après un long moment, elle tendit franchement la main vers lui. Une main un peu frêle, sale et couverte de bleus et d'égratignures. Pensant avoir enfin capté son attention et sa confiance grâce au briquet, il le lui tendit. Mais la jeune femme ne s'en soucia pas le moins du monde. Sans mot dire, elle posa 3 doigts sur sa main et les fit glisser lentement sur son poignet, puis remonta sur son avant-bras. Logan se retint de respirer.

En un mouvement, la jeune femme venait de dessiner ses griffes, comme si elle savait qu'elles se trouvaient là. Presque comme si elle les voyait.

C'était maintenant au tour de Logan de fixer la jeune femme, interloqué. Et ce qu'il lisait dans ses yeux à cet instant le perturba profondément mit. Il avait toujours eu l'habitude d'être vu comme une sorte de phénomène de foire, une prouesse de la science et sa mutation, mais personne ne se rendait vraiment compte de ce que signifiaient ces griffes pour lui, et de ce qu'il avait enduré pour les obtenir. Elle, oui. À cet instant précis, il y avait dans son regard une sorte d'immense compassion, une tristesse sans fin, comme si elle comprenait, aussi sûrement que si elle l'avait vécu elle-même, l'épouvantable douleur du métal en fusion, la souffrance des combats et des deuils, le sang que ces griffes avaient versé et qu'elles faisaient encore verser à leur propriétaire chaque fois qu'elles sortaient.

Spontanément, il prit sa main dans la sienne et la serra doucement. Elle se laissa faire. Lentement, à peine hésitante, elle s'approcha de lui et, roulée en boule sur le sol, elle posa sa tête sur ses genoux. Avec douceur, Logan passa un bras autour de ses épaules et repoussa les mèches de cheveux emmêlés qui lui couvraient le visage. Puis il poussa un soupir, appuya sa tête contre le mur et ne bougea plus.

Quelques instants plus tard, la respiration tranquille et régulière de la jeune femme lui apprit qu'elle dormait. Logan, lui, restait pensif.

Dès leur rencontre, Sarah avait eu connaissance de son incroyable capacité à cicatriser.

Mais elle avait, en revanche, toujours ignoré l'existence de ses griffes…