Chapitre 1

Tu es partie, me laissant seul. Tout seul. Trop seul… Malgré la présence de mon frère, de mes camarades d'armes, qui sont mes amis en dépit de mes crimes, et d'Athéna… Mais que faire si toi, l'unique personne qui est arrivée à égayer ma vie, n'es plus là pour la partager ? Que faire si mon seul rayon de soleil m'est enlevé ? C'est dans ces moments-là que je me demande pourquoi, après la bataille contre Hadès, nous, les Chevaliers du Sanctuaire, avons été ressuscités. Pour quelle raison, si c'était pour te perdre aussitôt ? Toi que j'aimerai jusqu'à la fin de ma vie et par-delà la mort… Pourquoi a-t-il fallu que je revienne à la vie ? Seulement voilà, une faille trouble mon raisonnement. Si la fille de Zeus ne m'avait pas ramené sur terre, jamais je ne t'aurais rencontrée. Jamais je ne serais tombé amoureux de toi. Et jamais je n'aurais vécu ces instants aussi intenses qu'heureux… Cassiani… Cassi, mon amour…

Je me souviens…

Je demeurais là, à hanter ma cabane, rêvassant ou déprimant car, nonobstant la victoire de la Déesse de la Guerre sur le Souverain des Enfers, j'étais revenu dans le monde des vivants avec un grand mal de vivre et de l'amertume à revendre. Allez savoir pourquoi ils m'habitaient. Et bizarrement, d'autres souffraient de maux similaires. Plusieurs chevaliers, d'or en particulier, avaient effectivement été touchés. Parmi eux, Camus, Shura et Saga. Le reste de mes compagnons, par un miracle aussi étrange qu'invraisemblable, avait tenu bon et je leur enviais cette force. En public évidemment, je tentais de paraître normal avec mon air rebelle, mon ironie et mon mordant, contrairement à Saga qui avait toujours été doux, sérieux et sincère. Même si nous étions différents, nous marchions maintenant côte à côte, un seul but en tête : protéger Athéna au péril de notre vie.

Quelqu'un frappa soudain à la porte. Les coups me sortirent de ma torpeur. N'ayant rien à faire, je me décidai à me lever afin d'ouvrir au malheureux importun ; je le reconnus immédiatement, parce que sa cosmo-énergie était tout à fait caractéristique. Saga. Il pénétra sans un mot dans mon antre et me lança un regard singulier. Mon frère voulait voir comment je me portais. À en juger par son expression, pas de surprise : mon état n'avait pas évolué.

« Ne t'inquiète pas, dit-il. Un jour, tout ira mieux, et nous pourrons profiter de la vie comme avant. »

Combien de fois les avais-je entendues, ces paroles ? Maintes fois, certainement, et pas de changement. Pourtant, elles me rassuraient. L'un de nous parvenait en effet à voir la situation d'un œil plus optimiste. Dieu que la mort m'avait transformé. Jamais au grand jamais, je n'aurais pensé que moi, Kanon des Gémeaux, je deviendrais si pessimiste. Entre Saga et moi, j'avais de loin été l'enfant le plus enthousiaste, le plus rebelle, le plus indiscipliné. Où donc était passée toute cette énergie, toute cette fougue ? Le combat contre Hadès m'avait-il miné à ce point ? Sans doute…

Je ne répondis rien aux propos de mon jumeau, me contentant de le regarder d'un air éteint. Celui que j'arborais quand la solitude se faisait compagne. L'homme dont je partageais le sang vint alors se poser sur une chaise, non loin de la mienne, et nous passâmes une après-midi entière en silence. Nous ne voulions ni l'un ni l'autre ouvrir la bouche. Ce n'était finalement pas plus mal ainsi. Une après-midi entière à se contempler sans mot dire. Une après-midi entière à pousser des soupirs.

De cette façon arriva le soir et de cette façon partit Saga, me laissant dans un mutisme qui n'avait rien à envier au sien. Vu sous cet angle, nous nous ressemblions. Depuis que le Seigneur du Tartare avait disparu de la surface de la terre, il n'existait pas jumeaux plus semblables que mon frère et moi. Mais maintenant, je ne maudissais plus le destin qui nous avait fait naître sous la même constellation.

Le temps coulait. Toujours aussi uniforme, toujours aussi plat. Je me sentais infiniment las de cette vie, néanmoins n'étais-je pas de ceux qui mettent fin à leurs jours pour une raison aussi futile. En effet, la jeunesse m'habitait encore et devant moi s'étendait l'avenir, riche de promesses, si je voulais bien me ressaisir. Il était tellement facile de se complaire dans cette situation, maintenant que tout danger était écarté. Seulement voilà, j'étais un chevalier d'Athéna, je n'avais donc pas le droit de me laisser aller.

Cette résolution fraîchement prise, j'adoptai un nouveau train de vie. Je me remis ainsi le plus sérieusement du monde à l'entraînement, sous les yeux complètement ahuris de Saga, Shura et Camus. Quel avait été le fondement de ce changement ? Mais avais-je bien changé ? Qu'en apparence, malheureusement. Je traînais toujours ce mal de vivre, que je parvenais toutefois à dissimuler presque totalement. Il le fallait ; la fille de Zeus n'avait pas besoin de dépressifs dans ses rangs, même si j'en faisais encore partie. Du reste, les trois Chevaliers d'or décidèrent de suivre mon exemple. Jour après jour, nous nous entraînions. Avec hargne, colère, endurance…

Afin de casser la routine de mon quotidien, j'allai une fois faire une promenade. La vue du large me manquait, la seule capable d'apaiser mon cœur tourmenté. Les vagues frappaient le sable et les bateaux défilaient sur l'horizon : un panorama magnifique, complété par le chant des oiseaux marins. Que de souvenirs… Tout cela me rappelait l'époque durant laquelle j'avais été Dragon des mers, sous les ordres de Poséidon. Lui que j'avais trahi ; que j'avais utilisé pour assouvir mes désirs de domination. Quelles inepties ! La plus belle erreur de ma vie. Mais comment retrouver celui que j'avais été tantôt ? Plein de fougue, plein d'ambition et plein d'énergie ! Il me fallait retrouver cette motivation et cette détermination qui m'avaient caractérisé alors pour supporter cette vie.

Cessant enfin de m'apitoyer sur mon sort, j'aperçus sur la plage une bosse informe, car loin de moi. Dans le dessein de voir ce à quoi elle ressemblait, je m'en rapprochai pour mieux l'observer. À première vue, il s'agissait d'une personne et à deuxième vue, d'une jeune fille. Si mes yeux ne me trompaient pas ; sous ce soleil, ils étaient plutôt éblouis. La demoiselle paraissait endormie, mais ce coup d'œil ne contenta pas à satisfaire ma curiosité légendaire, je fis donc un autre pas dans sa direction. C'était effectivement une femme, dont le visage m'était caché. Une fois à sa hauteur, un choc me secoua. La malheureuse ensommeillée incarnait une beauté si absolue, si parfaite, qu'elle s'imprima dans mon cerveau comme un fer rouge. J'en restais presque paralysé, je me ressaisis toutefois à temps pour évaluer la scène. La belle ne dormait pas, contrairement à ce que j'avais pensé : elle était évanouie. Ce constat me mit la puce à l'oreille ; il était de mon devoir de continuer mon étude. J'observai ainsi son corps couvert d'ecchymoses. Ses vêtements, une simple tunique attachée par une corde autour de la taille, étaient déchirés et portaient quelques traces de sang, petites et peu inquiétantes. Ses mains, quant à elles, demeuraient entourées de bandages très usagés et ensanglantés. Ce qui ne voulait dire qu'une seule chose : c'était une guerrière. Elle ne portait cependant pas de masque, comme les femmes du Sanctuaire. Ce dernier avait-il peut-être coulé : une possibilité, la malheureuse étant toute mouillée. Une multitude de questions se bousculait dans ma tête. Que faisait-elle là ? Que lui était-il arrivé ? D'où venait-elle ? J'allais sûrement avoir mes réponses à son réveil.

Le sort de la naufragée m'importait beaucoup, raison pour laquelle je décidai de l'emmener chez moi et de panser ses blessures jusqu'à ce qu'elle reprît connaissance. Mon cœur m'interdisait en effet avec violence de la laisser ainsi, livrée à son sort. Je la pris donc dans mes bras afin de l'emporter dans ma cabane. Une fois sur place, je la posai sur mon lit et j'entrepris de la rafraîchir à l'aide d'une serviette gorgée d'eau. Ma petite perle retrouva gentiment ses couleurs. Il était fin temps pour moi de soigner les bleus, ainsi que les autres meurtrissures qui parcouraient son corps. Mais cette situation accroissait ma gêne : homme seul en compagnie d'une femme, sans Shina et Marine dans les environs pour faciliter ma mission. J'étais obligé de m'exécuter.

Avant de débuter ma tâche, il me fut impossible de ne pas admirer les formes parfaites de la jeune fille : petite, toutefois admirablement proportionnée. Ses cheveux ressemblaient à une nuit sans lune, alors que sa peau possédait un léger hâle. Une Grecque, sans aucun doute, dans sa dix-huitième année. Puis ses seins, gonflant légèrement sa tunique rapiécée et parfaitement ronds. Ses jambes, quant à elles, demeuraient longues et bien galbées tandis qu'elles soulignaient, à leur naissance, des hanches pleines agréables à regarder. Cette nymphe était décidément un régal pour les yeux. Ainsi mon anatomie réagit-elle d'une façon bien vigoureuse à cette vision de rêve. Quelle idée de penser à ça ! Mais je devais le reconnaître : cette inconnue m'attirait, et pas qu'un peu. Sentiment que je n'avais jamais ressenti aussi violemment de ma vie. Pourtant, il me fallait arrêter de contempler ma merveille, car j'avais une chose importante à accomplir : m'occuper de ce trésor échoué.

Déterminé à ne plus me laisser faire, j'entamai les soins à prodiguer. Je ne m'attardais pour le moment que sur les membres inférieurs et sur les bras, les seules parties visibles auxquelles j'avais accès sans nuire à l'intimité de ma « patiente ». Avec délices, je remarquai la douceur de sa chair, aussi soyeuse que du satin, et pour la énième fois, je m'interrogeai sur la cause de sa mésaventure. Une fois mon opération terminée, je pris mon courage à deux mains en vue de lui retirer cette tunique qui la « protégeait » de mes regards chargés de désir. La petite portait heureusement des sous-vêtements, de cette manière avais-je la possibilité d'examiner son corps sans trop de souci. Bon, j'exagérais : ce travail se révéla bien difficile.

Au sortir de cette auscultation un peu maladroite, je fus soulagé de constater qu'elle n'avait rien de grave. Quelques ecchymoses parcouraient son ventre et son dos, pas davantage. Pas d'hémorragie non plus. Par conséquent la jeune fille reprendrait-elle connaissance dans un avenir proche. Je rageais toutefois contre ceux qui lui avaient infligé pareil traitement. Dès que j'en saurais plus, ils me le paieraient très cher, pensai-je avec colère. Dans mon accès de fureur, je donnai un coup de poing dans le mur, fissuré sous le choc ; je n'avais rien senti. Je me mis subséquemment en quête d'habits propres pour mon ange ; impossible qu'elle remît ses loques décomposées. En fouillant bien, j'atteignis mon but : des morceaux de tissu à moi, lesquels feraient l'affaire pour le moment. Je les enfilai donc à ma belle au bois dormant, que je laissai sommeiller dans la tranquillité. La contemplant ardemment, je ne pus que m'émerveiller une nouvelle fois de sa beauté. Je réalisais doucement que cette petite m'avait été envoyée par le destin. Tombée du ciel, cette fille allait donner un sens à ma vie.

Le lendemain, ma jeune inconnue se réveilla. Ce miracle s'était produit alors que je me trouvais à l'extérieur pour m'entraîner un peu. Ma douce endormie était sur le pas de la porte, vêtue d'un pyjama trop grand pour elle, mais qui ne la rendait que plus séduisante. Elle paraissait dubitative ; elle devait certainement se poser un tas de questions. Quelle fille adorable ! Continuant à m'observer d'une expression insistante, ma petite perle ouvrit la bouche en vue de s'adresser à moi d'une voix mélodieuse :

« Comment suis-je arrivée là ? »

Directe ; ce constat me fit sourire et même rire. Cet éclat un tant soit peu joyeux ne lui fit visiblement pas plaisir, vu ses sourcils froncés. Mignonne, ne pus-je m'empêcher de penser. Mais il fallait bien que je lui répondisse : elle attendait des explications de ma part. À mon tour, je pris la parole :

« Je t'ai ramenée chez moi après t'avoir trouvée échouée et inconsciente sur le sable. La mer a sûrement dû t'apporter : tu étais trempée de la tête aux pieds.
— Et vous m'avez aussi soignée, n'est-ce pas ? Parce que je ne ressens presque plus de douleur. Quant à ces vêtements, ils ne peuvent qu'être à vous, je suppose.
— Tu supposes juste, mais tu peux me tutoyer, tu sais ? »

Ma petite protégée se mit soudain à rougir ; il n'y avait pas de quoi, pourtant.

« Pardon… mais comme vous êtes… comme tu es… pardon, plus vieux que moi, et que je ne te connais pas, ce vouvoiement est venu automatiquement.
— Je ne suis pas si vieux ! » m'écriai-je, faussement indigné.

À cette réplique, j'entendis un rire cristallin, son absolument exquis. Ma perle s'arrêta alors, plongeant finalement son regard bleu nuit dans le mien, avant de me dire :

« Merci pour tout, en tout cas. Moi, c'est Cassiani.
— Quant à moi, c'est Kanon. Et de rien, c'était parfaitement normal.
— Kanon…, prononça-t-elle, songeuse. J'aime bien, c'est un beau nom ; à l'image de celui qui le porte. »

Quoi ? Un compliment ? Mon cœur bondit plusieurs fois dans ma poitrine : depuis si longtemps avait-il attendu des paroles réconfortantes. Et il les avait enfin obtenues ! Dans un sursaut, je serrai Cassiani contre moi avec ardeur. Une présence chaleureuse sur mon torse, si seul depuis des lustres. Emporté dans mon élan, je me pris à sentir ses cheveux, dont l'odeur me rappelait la mer. J'étais bien. Au sortir de quelques minutes, mon étreinte se relâcha et j'osai finalement un coup d'œil sur celle qui en avait été la victime ; elle arborait un air surpris, chose compréhensible. Ainsi incarner la cible d'un assaut ne ponctuait pas fréquemment le quotidien. Ma petite perle finit cependant par me sourire, comme pour me faire réaliser qu'elle ne m'en voulait pas. Le savoir me soulagea plus que de raison. Cette fille m'avait vraiment impressionné. Elle se leva alors et me donna un baiser sur la joue, me murmurant un tendre « Merci » à l'oreille. Puis elle s'en retourna, gambadant jusqu'à la cabane. Elle devait mourir de faim.