Je marchais d'un pas tranquille. Le vent hivernal me mordait les joues mais je n'y prêtais pas attention et arpentais les rues de la ville sans me presser.
Un garçon qui devait avoir à peu près mon âge m'interpella. D'un air embêté, il me demanda si je n'avais pas du feu, désignant sa cigarette éteinte comme si tout était de sa faute. Je pensai à Regan, ma colocataire et meilleure amie, qui l'aurait trouvé « trop mignon avec son petit jean qui lui moule le cul.. » et ne pu retenir un sourire idiot. J'ouvris la bouche pour lui répondre que je ne fumais pas et la refermais aussitôt. Pour le coup, je devais vraiment avoir l'air con. « Peut être bien… » le fis-je patienter en ouvrant ma besace. Après avoir fouillé une demi-minute entre mes livres de cours, j'en extirpais fièrement une boîte d'allumettes. Il la dévisagea, éberlué. Mon expression de satisfaction s'estompa pour faire place à de l'étonnement. Je regardais à mon tour la petite boîte sans comprendre. "Ben quoi ?"
Il hésita à répondre.
"J'aime pas les briquets, ça marche jamais, j'expliquais alors. Alors que les allumettes si, et en plus ça sent bon. Et puis je ne fume pas alors pour ce que ça me sert… Mais si c'est pas assez conventionnel pour toi, demande à quelqu'un d'autre, je m'en fout moi, ajoutai-je, vexé.
- Non non, ça me va très bien, j'étais juste… surpris."
Et il m'offrit un sourire éblouissant comme pour s'excuser encore. Je haussai légèrement les épaules et craquai une allumette. Il mit sa main devant la flamme pour que le vent ne l'éteigne pas, et rapprocha rapidement sa cigarette pour l'allumer. Sa main effleura la mienne et je sentis comme une décharge d'électricité statique, mais plus chaude, et plus agréable… curieux. J'agitai vivement la main pour éteindre l'allumette et en reniflai la fumée avec bonheur le temps de reprendre contenance.
Quand je rouvris les yeux, le garçon m'observait avec un petit air indéchiffrable. Il paraissait me jauger sans que je puisse savoir si le bilan qu'il se faisait était positif ou non. Gêné, je rangeai ma boîte d'allumettes dans mon sac, sans trop savoir ce que je devais dire ou faire.
"Merci, en tout cas, sourit-il en tirant sur sa cigarette.
- De rien… je répondis prudemment.
- Je suis désolé de vous retenir ici, mais c'est pas tous les jours qu'on rencontre un mec qui se ballade avec des allumettes dans son sac.. C'est peut-être le signe que je devrais faire un truc que je fais pas tous les jours, moi aussi," ajouta-t-il comme pour lui-même.
Ne trouvant rien d'intelligent à répondre, je restai muet à me tortiller devant lui, de plus en plus mal à l'aise sous son regard noisette.
"Tu veux bien me la donner ? réclama-t-il en désignant l'allumette calcinée que je faisait jouer nerveusement entre mes doigts.
- Si tu veux… acceptai-je, bien obligé.
- Merci, sourit-il. Tu comprends, si je ne la garde pas, personne ne va vouloir me croire, quand je leur raconterais ça !
- Tu veux juste te foutre de ma gueule, en fait."
Il eut un drôle de sourire, que je ne réussi pas à interpréter. Vexé, je lui donnai la petite tige de bois en prenant bêtement garde à ne pas toucher une nouvelle fois sa peau. Il me fallait maintenant chercher comment m'éloigner dignement.
"Tu n'aurais pas un numéro de téléphone ? me demanda-t-il sans me laisser le temps de trouver.
- Heu, si, comme tout le monde.. je répondis sans comprendre.
- En fait, quand quelqu'un te pose cette question, c'est une sorte de litote pour savoir si tu accepterais de le lui donner pour qu'il puisse te contacter, expliqua le garçon, tout à coup gêné à son tour.
- Oh, heu, oui, bien sûr ! je bafouillai, rouge de honte. Puis, relevant d'un coup la tête, suspicieux : mais je suis pas gay, hein !
- Et moi je le suis, et alors ? C'est vrai que si on s'en tient à ma logique et à la situation, c'est plutôt un appel au rendez-vous galant, mais je pensais simplement qu'il pourrait être intéressant d'apprendre à connaître un charmant jeune homme fan d'allumettes."
Ma gêne avait comme effacé la sienne et il affichait un large sourire confiant. Je bredouillai une excuse et sorti mon téléphone. Nous échangeâmes nos numéros et nos prénoms par la même occasion. Il s'appelait Brendon, et il répéta "Shane…" plusieurs fois, l'air rêveur, comme si mon prénom avait un aspect exotique et attrayant que je ne lui avait jamais connu.
"Et bien Shane, j'ai été ravi ! déclara-t-il ensuite. Je t'appellerai. Bonne journée !"
Et après un dernier sourire ravi, il s'éloigna d'un pas nonchalant.
Cette rencontre m'avait laissé comme étourdi, et je dû me gifler mentalement pour me remettre en marche. Le vent froid ne tarda pas à me dégriser et je décidai de reléguer cette histoire dans un coin reculé de ma tête et de ne m'y attarder que le soir venu, avec Regan.
La journée se déroula donc sans plus rien d'extraordinaire et chaque fois que Brendon revenait hanter mes pensées, je m'appliquais à l'en chasser. Tant et si bien que je n'en parlait même pas Regan, à la fin de ma journée de cours. Il ne m'était bien sûr pas totalement sorti de l'esprit d'un coup de baguette magique, mais je ne le mentionnais pas. Je ne sais toujours pas très bien si l'occasion ne s'était simplement pas présenté, ou si je ne voulais pas me prendre la tête à en reparler, ou bien encore si je voulais garder un moment cette rencontre secrète, juste entre lui et moi, à supposer qu'il n'en avait pas parlé non plus. Ce qui était stupide étant donné qu'il avait déjà prévu de se moquer de moi. Mais passons.
Ce fut trois jours, qui passèrent, sans que je n'aie plus de nouvelles du garçon. J'avais presque réussi à oublier cet incident, quand, alors que je me chamaillais avec Regan pour savoir quelle chaîne nous allions regarder, mon portable vibra, annonçant un nouvel sms. Je mis plusieurs secondes à me remémorer qui était ce "Brendon" dans mon répertoire. Et puis la lumière se fut, et je lus son message avec une étrange avidité. Il demandait simplement de mes nouvelles, et me proposait d'aller boire un café avec lui le lendemain, à la sortie des cours. Je restai un instant sans réaction. C'est Regan qui me tira de ma rêverie :
"Mon Dieu, où est mon appareil photo, t'as la pire tête d'abruti que j'ai jamais vu ! C'est quoi ce message ? Si on te dit qu'Angelina Jolie a largué Brad pour toi, c'est des conneries tu sais, surtout si c'est marqué en français et que tu dois rappeler un numéro pour savoir quand et où son avion atterrit.
- T'es con, c'est juste Brendon, et j'ai pas une tête d'abruti !
- Oh si, crois-moi… C'est qui Brendon ?
- Attends.."
Je répondis rapidement qu'il n'y avait pas de problème et lui proposait un lieu et une heure pour le rendez-vous. J'entrepris ensuite de raconter à mon amie les circonstances de notre rencontre. Une intuition me poussa à insister sur le fait qu'il s'était principale-ment moqué de mes allumettes, sans m'attarder sur les détails curieusement ambigus de notre conversation. Elle m'écouta sans m'interrompre –bien que je m'arrêtai moi-même le temps de lire la réponse de Brendon "Ok, parfait, j'ai hâte d'y être"- et sans trahir la moindre réaction. Je terminai mon récit en expliquant qu'on venait donc de décider d'aller boire un verre le lendemain.
"Et c'est pour ça que tu rougis comme une adolescente ?
- Hein ? Je rougis pas du tout ! protestai-je en sentant mes joues s'enflammer.
- Tu rougis, Shane.
- Oh ta gueule, tu sais bien que je rougis facilement, me vexai-je. On crève de chaud avec tes conneries de radiateurs et tu me saoules avec tes questions, aussi.
- Tu rougis depuis que t'as reçu ce sms. Je juge pas, je voulais juste savoir pourquoi."
Elle s'était exprimé d'un ton à la fois tranquille et tranchant. Je respirai profondément pour me calmer et me rassis sur le canapé. Sans la regarder, je répliquai :
"Excuse moi… En fait, quand il m'a demandé mon numéro pour qu'on se revoit, j'ai aussitôt pensé aux kékos du style "Hé ma'mzelle, t'as pas un 06".. enfin tu vois. Du coup j'ai tout de suite dit que je n'étais pas gay. Il a répondu que lui oui. Maintenant que j'y pense, je me dit que ça se trouve c'était juste pour se foutre encore de ma gueule. Mais il m'a semblé sérieux. Je crois qu'il était sérieux. Et ça me fait peur. Je me dis qu'il attend peut être quelque chose de moi. Et.. enfin je suis pas gay, merde !
- Les gays aussi ont des amis garçons. C'est pas pour ça qu'ils ont des idées derrière la tête. Regarde nous, on est tous les deux hétéros, on est amis, on vit ensemble, et ça n'ira jamais plus loin, c'est clair, non ?
- T'as peut être raison…
- Pas de peut être qui tienne, j'ai raison.
- S'il me viole, c'est contre toi que je porte plainte alors."
Elle rit et nous passâmes à autre chose. Et au fond de moi, l'angoisse montait. Mettre des mots sur ma peur m'avait soulagé, parce que je comprenais enfin quel était cet étrange sentiment qui me prenait quand je pensais à lui, et en même temps, j'étais encore plus terrorisé parce que, Regan pouvait bien dire ce qu'elle voulait, il n'était pas si absurde de penser que Brendon pouvait être attiré par moi. Narcissique, oui, mais pas absurde. Je m'appliquais donc à parler de tout autre chose avec Regan pour noyer ce malaise au fond de moi. Il aurait tout le temps de me prendre à la gorge d'ici à l'heure du rendez-vous…
En sortant de cours, le lendemain, je tremblais comme une feuille. Il faisait particulière-ment froid, donc personne ne m'en fit la remarque, mais je sentais à peine la morsure du vent. En vérité, il ne me restait qu'une vingtaine de minutes avant le rendez-vous, et cela me tétanisait. Je me forçais à avancer jusqu'au lieu convenu en tentant de penser à autre chose. Impossible. J'essayai donc de me raisonner. Même si ce garçon te fais des avances, qu'est ce que ça peut te faire, Shane ? Au pire tu l'envoies balader, et tu le revois plus jamais, il n'y a pas de quoi se mettre dans des états pareils… J'en étais persuadé, mais je ne pouvais pas empêcher mon cœur de battre à tout allure. Qu'est ce que je foutais, bordel ?
A quelques mètres du but, je faillis renoncer et lui poser un lapin. Je pensai alors à l'air surpris de Regan en me voyant rentrer si tôt. Je pouvais parfaitement imaginer son sourire moqueur et ses réflexions perfides. Tout mais pas ça. Je me contrains à avancer encore un peu. Brendon était là, en avance, vêtu très légèrement pour une aussi froide journée. Il n'avait pourtant pas l'air de remarquer les passants qui se hâtaient autour de lui, emmitouflés dans leurs gros manteaux. Moi par contre, il me remarqua tout de suite et se fendit d'un sourire éblouissant en me faisant signe.
Ma peur me serra une dernière fois la poitrine, puis, dès le premier pas que je fis dans sa direction, elle sembla s'évaporer tout d'un coup. Stupéfiant et terriblement libérateur. A tel point que je souriais moi aussi comme un abruti quand je lui dis bonjour. Sa main me sembla incroyablement chaude, et je me demandai vaguement comment cela pouvait être possible. Je pensai aux histoires de vampires et autres loups-garous et eut presque envie de rire de ma stupidité.
Brendon m'entraina deux rues plus loin, dans un petit café que je n'avais jamais remarqué et nous commandâmes à boire. Je me demandai ce que nous allions bien pouvoir nous raconter quand il entama la conversation avec une bonne humeur communicative. C'était un garçon bavard, rieur, et brillant même s'il ne semblait pas vraiment s'en rendre compte. L'art de la discussion, dont je n'avais jamais compris les règles, grand timide que je suis, n'avait aucun secret pour lui. Il pouvait parler du temps qu'il faisait avec autant d'éloquence que s'il dissertait sur les caractéristiques des pièces de Shakespeare. Il ne pouvait pas s'empêcher de plaisanter, il faisait rire la serveuse à chaque fois qu'elle venait s'occuper de nous, et avait un sourire pour tout le monde. Je me demandais s'il n'avait pas les joues en feu, le soir, à force de découvrir ses dents ainsi à longueur de temps. Mais le plus incroyable est qu'il ne parlait pas sans arrêt. Il mettait les gens tellement à l'aise qu'on pouvait parler de tout sans craindre de paraître stupide, comme cela m'arrivait souvent. J'avais parfois l'impression qu'il était payé 1$ pour chaque phrase que je prononçais et qu'il n'avait qu'à s'appliquer à relancer la conversation quand celle-ci retombait quelque peu. A ces moments là, j'écourtais mon discours et me dépêchais de lui poser une question sur lui, à laquelle il répondait toujours avant de réorienter la discussion sur ma propre personne. Le pire étant qu'il semblait réellement s'intéresser aux réponses que je pouvais lui apporter.
Tout ceci me fit perdre complètement la notion du temps, et quand mes yeux se posèrent négligemment sur la pendule qui trônait dans un coin du café, je dû m'y reprendre à plusieurs fois pour m'assurer que je lisais correctement. J'avais l'impression d'avoir passé la porte une petite demi-heure plus tôt quand nous bavardions en fait depuis plus de deux heures.
"Ca va Shane ? T'as l'air bizarre d'un coup… s'inquiéta Brendon.
- Tu as vu l'heure ?" m'exclamai-je en retour.
Il consulta sa montre et s'étonna également que le temps passe si vite.
"Ecoute, je suis désolé, mais il va falloir que je rentre, j'ai des trucs à réviser, et…
- Oh, je comprends… commença-t-il, l'air déçu. Tu es sûr que tu veux rentrer ? On mange super bien ici tu sais, on pourrait rester un peu… Je te promet que je te ramène avant minuit !" plaisanta-t-il.
J'hésitai. La perspective de discuter encore avec lui était plus qu'attrayante, mais il y avait les cours et surtout, il y avait Regan qui devait m'attendre… Il m'adressa un regard presque implorant auquel je ne su résister. Je m'excusai le temps d'appeler Regan pour savoir si cela ne la dérangeait pas. Brendon me proposa même de l'inviter à nous rejoindre. Elle déclina, invoquant ses révisions, et me souhaita une bonne soirée d'un ton qui sous-entendait qu'elle n'était pas du tout ennuyée d'être abandonné ainsi.
Mes remords calmés, je rejoignis donc Brendon qui m'accueillit avec un sourire radieux, et nous reprîmes la discussion où nous l'avions laissé.
Consciemment ou non, nous fîmes durer ce repas un long moment avant que je fasse à nouveau remarquer que l'heure tournait, et qu'il était plus raisonnable pour moi de rentrer travailler un peu.
"Puisqu'il le faut… opina Brendon. Je te raccompagne ?
- Oh, non, non, te dérange pas, je devrais pouvoir retrouver mon chemin.
- Ca me fait plaisir, insista-t-il en souriant à nouveau.
- Comme tu veux alors…" acceptai-je, un peu troublé.
Il insista de la même manière pour payer la note, mais je ne me laissai pas faire et obtint un partage équitable de l'addition. Il déposa tout de même l'intégralité de la somme à payer dans la coupelle, et, avec un clin d'œil à la serveuse, il se justifia en disant que le reste serait pour le pourboire. La jeune fille le remercia chaleureusement et il lui glissa quelque chose à l'oreille qui la fit rire.
Nous sortîmes ensuite dans le froid de cette nuit d'hiver. Je lui expliquai que j'habitais à cinq arrêts de tramway, tout près de la station et il répondit que, dans ce cas, il m'accompagnerait jusqu'à la porte de l'immeuble. Nous échangeâmes encore quelques mots, puis la conversation retomba. Ce n'était pas un silence gênant, il conférait même à la scène que nous offrions une sorte d'intimité tranquille… Je ne saurais le qualifier plus exactement. Malgré ça –ou peut être à cause de ça ?- je me mis à réfléchir pour trouver comment relancer le dialogue, mais rien ne me venait. J'étais si concentré que je me rendis à peine compte que nous étions montés dans le tram et que Brendon m'observait, l'air inquisiteur. Quand je surpris enfin ses yeux doux posés sur moi, je sursautai et me mis bêtement à rougir. Au lieu de relever, il chercha mon regard avant de demander :
"Shane, je peux être honnête avec toi ?
- Oui, bien sûr… je bredouillai, perplexe.
- Je t'ai menti, l'autre jour, et je voulais m'en excuser. En réalité, je ne fume pas. Enfin une cigarette ou deux en soirée, ou parfois autre chose que du tabac… mais en règle général, je ne fumes pas."
J'ouvris la bouche pour répondre, mais les questions se bousculaient dans ma tête et je ne savais pas par où commencer. Il repris, l'air un peu ennuyé.
"Je suis désolé, laisse moi t'expliquer… En fait, l'autre jour, quand je t'ai abordé, c'était la deuxième fois que je te voyais. Je t'avais déjà croisé, il y a peut être deux mois maintenant. J'étais assis au café où je t'ai emmené, je regardais dehors, et tu es passé devant moi. Et, j'ai tout de suite eu envie de me lever et de courir derrière toi pour pouvoir.. je sais pas, te parler, simplement. C'est stupide, hein ? Evidement, je n'ai rien fait à part te regarder passer, mais je me suis promis que si le destin devait te mettre à nouveau devant moi un jour, je devais aller te parler. Pendant des semaines j'ai essayé de forcer le destin en traînant dans ce coin, vers l'heure où je t'avais vu, je dévisageais chaque silhouette qui me rappelais la tienne… J'avais un peu abandonné depuis un moment, et voilà que tu débarques, encore plus bouleversant que dans mes souvenirs… Alors j'ai fouillé dans mes poches, j'ai sorti le paquet de clopes qui y trainait, et je suis venu te voir. Et j'ai du attendre trois jours pour m'en remettre avant de pouvoir t'envoyer un message en étant à peu près moi-même. Je suis pathétique, dis comme ça, n'est ce pas ? Mais je veux vraiment être sincère avec toi."
Le tramway s'immobilisa à mon arrêt et je descendis, Brendon sur les talons. Je fis quelques pas, interdit, le regard vide, et il me suivit sans trop oser s'approcher.
"Je suis désolé, répéta-t-il. Je sais que tu n'es pas gay, mais je voulais vraiment te dire ce que je ressentais. Et ce que je ressens c'est que j'ai passé les deux plus belles heures de ma vie, avec toi. C'est peut être un petit peu hyperbolique mais… (il eut un rire qui sonnait faux et qui se brisa dans le silence de la nuit) Je comprendrais que tu ne veuille plus me voir, tu sais. Mais je ne voulais pas égoïstement mentir et faire mine de vouloir être ton ami et rien de plus. Enfin non ! Je veux dire… je serais ravi d'être ton ami et rien de plus. Mais au fond, ce que je voudrais vraiment c'est… plus. Enfin tu comprends."
Je ne dis rien une minute, qui me sembla une heure et une seconde à la fois.
"C'est juste en haut de cette rue là-bas, tu vois ?" finis-je par dire en désignant la rue où se trouvait mon appartement. C'était le seul moyen que j'avais trouvé pour faire taire les voix qui hurlaient des ordres contradictoires dans ma tête. Faire comme si la tirade de Brendon n'avait pas existé. Après un court instant de flottement, il m'accompagna donc en silence jusqu'en bas de l'immeuble où, gêné, je fus bien obligé de me tourner vers lui.
"Merci pour cette soirée, Shane. Tu as mon numéro si tu veux qu'on se revoit. J'attendrais."
Il avait dit ça résolument, mais je crut percevoir un léger tremblement dans sa voix, et un voile semblait ternir ses jolis yeux. Je ne pouvais en détacher les miens. Mon souffle chaud faisait un nuage de fumée entre nous et je ne trouvais rien à ajouter. Mon esprit était désespérément vide, et je me retrouvai pétrifié, à quelques centimètres de lui, qui ne semblait pas décidé à partir non plus.
Je ne me souviens pas de ce qu'il s'est passé ensuite. Est-ce qu'il s'est penché sur moi intentionnellement ? Est-ce que je me suis penché sur lui ? Par accident ou mu par une volonté sortie de nulle part ? Tout ce que je sais, c'est que ses lèvres veloutées et brulantes se sont retrouvées sur les miennes. Pour le baiser le plus troublant et le plus enivrant que je n'avais jamais connu. Quand nous nous écartâmes l'un de l'autre, il resta immobile et muet une dizaine de seconde avant de murmurer encore "J'attendrais", d'attendre un autre quart de minute, et de repartir sans se retourner.
Dès que mes jambes furent capables de bouger, je chancelais dans le hall et rentrai chez moi, abruti. Regan m'attendait en révisant ses cours. Elle me demanda comment c'était passé ma soirée, et je la dévisageai presque sans comprendre.
"Crevé. Raconterai demain. Désolé. 'nuit." Marmonnai-je avant de me retirer dans ma chambre où je me déshabillai avant de m'écrouler sur mon lit.
Je pouvait encore sentir les lèvres de Brendon, et entendre sa voix qui me répétai qu'il attendrait. Je m'endormis comme une masse en me promettant de ne pas le faire attendre trop longtemps. Le fait qu'il soit un homme semblait être un détail aussi futile que s'il avait le mauvais goût de porter des chaussettes vertes. J'avais envie de parler avec lui à nouveau. J'avais envie de l'embrasser à nouveau. Et, cette nuit là, j'eus même envie de faire bien d'autres choses avec lui.
