Prologue
Mary-Jane Watson sautillait sur un pied, en regardant danser son jupon de dentelle et sa robe noire dans le grand miroir encadré d'or qui se dressait tout au bout du couloir. Le nœud de soie qui retenait ses boucles rousses avait l'air d'un papillon de nuit prêt à s'envoler au-dessus d'un brasier. Avec ses collants blancs et ses ballerines vernies, elle avait tout à fait l'air d'une petite fille modèle, mais sans doute une vraie petite fille modèle n'aurait pas été aussi passionnée de fantômes et de mystères tragiques.
Les cheveux frisés de la poupée coincée sous son bras ressautaient en cadence et ses paupières mobiles cliquetaient en s'abaissant sur de gros yeux bleus fixes. Ses bras étaient glissés dans un manchon de fourrure cousu à sa jaquette et ses jambes raides, heureusement, étaient habillées de petites bottines en cuir véritable et moitié composées d'une culotte de dentelle rembourrée de son, sinon elles se seraient brisées l'une contre l'autre.
- L'araignée Gipsy monte à la gouttière…
Les bonds ne faisaient pas de bruit sur la longue carpette rouge et la voix chantante de l'enfant résonnait seule à l'étage désert – tout le reste de la famille était en bas, en train de se recueillir autour de la dépouille du grand-père.
- Tiens, voilà la pluie, Gipsy tombe par terre…
Dans le miroir, une porte s'entrouvrit, laissant filtrer juste un rai d'obscurité. Une toile d'araignée brillante était tissée au coin du chambranle. Mais dans le couloir, à l'endroit reflété, il n'y avait qu'un vieux tableau représentant un château sur une colline.
- Mais le soleil…
Mary-Jane s'interrompit, intriguée. Elle pencha la tête de côté, s'approcha du miroir pour essayer de comprendre, se retourna pour jeter un coup d'œil derrière elle et fronça les sourcils.
- C'est bizarre, dit-elle de sa voix claire, en levant la poupée devant elle pour la prendre à témoin.
Les gros yeux bleus clignotèrent bêtement. Mary-Jane lissa le chapeau de satin froissé et la robe en velours de la poupée en porcelaine qu'elle avait empruntée dans la chambre poussiéreuse pendant que les adultes ne s'occupaient pas d'elle. Les funérailles de son grand-père lui importaient peu, elle ne l'avait presque jamais vu : il s'était tenu reclus pendant des années après la mort de sa plus jeune fille.
- Peut-être que c'est un passage secret qui mène à la chambre de Barbe Bleue, réfléchit l'enfant avec un frisson délicieux.
Et elle s'approcha de la glace, appuya fermement sa main contre la surface froide que le temps avait piquetée de noir.
- Chaazam !
Il ne se passa rien. Mary-Jane fit remuer son nez, plongée dans une profonde réflexion. Puis son visage s'éclaira.
- Sésame, ouvre-toi !
Le miroir ne broncha pas, mais un rire aimable courut dans la galerie lambrissée, comme si une belle dame s'était tenue cachée quelque part et s'amusait à observer.
- Regarde dans le coin de ton œil, mon enfant.
Mary-Jane ne se troubla pas – la maison était pleine d'oncles et de tantes qu'elle ne connaissait pas.
- Regarde dans le coin de ton œil, répéta-t-elle à la poupée, et elle pivota lentement sur elle-même en louchant avec application vers son épaule.
Ses yeux s'agrandirent et elle eut un petit hoquet de surprise.
La porte était bien là, juste à côté du tableau. C'était comme si le bout du couloir s'était soudain élargi – ou comme si la porte avait toujours été là et qu'elle n'y avait pas fait attention jusque ici.
- Mais oui, c'est bien le cas.
La voix rit légèrement. Mary-Jane chercha autour d'elle.
- Où êtes-vous ?
- Viens, et tu me trouveras, répondit l'inconnue.
Et la porte s'entrouvrit juste un peu plus.
Mary-Jane consulta la poupée du regard, puis elle trottina jusqu'au bout du couloir et posa sa petite main sur le loquet en porcelaine blanche sur lequel était peinte une rose. Un peu indécise encore, elle examina avec curiosité l'escalier baigné d'une clarté argentée qui descendait derrière la porte, puis elle se glissa à l'intérieur.
Le papillon dansait dans ses boucles rousses à chaque marche. Il faisait sombre et les pas de la fillette résonnaient dans le silence.
- Il fait un peu froid, dit Mary-Jane à haute voix, un peu pour rassurer la poupée, un peu pour s'assurer que la dame était toujours là.
Un rire délicat lui répondit.
- Je t'accorde qu'il y a quelques courants d'air. Mais en bas il fait bien chaud. Les toiles ne te d'araignées ne t'effraient pas, j'espère ?
La fillette secoua la tête malicieusement.
- C'est maman qui en a peur, moi je les trouve jolies.
Au fur et à mesure qu'elle descendait, il y en avait de plus en plus, comme si elle s'enfonçait dans une forêt blanche et soyeuse. Quand elle les effleurait du bout des doigts, elles tintaient doucement, comme si elles étaient en verre. Elles ne s'accrochaient pas dans ses cheveux et ne se collaient pas à ses vêtements, aussi elle les trouvait d'autant plus magiques. Mais elle ne s'apercevait pas que la dentelle sublime s'entrelaçait et se refermait derrière elle, envahissant l'escalier.
Tout en bas, il y avait une autre porte entrouverte, drapée de soieries éthérées qui s'accrochaient au sol. Mary-Jane la contourna sur l'invitation de la voix douce et pénétra dans une pièce sombre où scintillaient des milliers de fils croisés.
- On dirait le palais de la Reine des Neiges, dit-elle à la poupée qui continuait à cligner des yeux sans expression. "C'est beau !"
- Je suis contente que ça te plaise, reprit la voix agréable de la dame.
La fillette chercha autour d'elle.
- Où êtes-vous ?
Le cœur battant, elle ajouta d'un ton où perçait un léger espoir :
- Vous êtes un fantôme ?
- Oh, je ne suis pas un fantôme, rit son interlocutrice. "Je suis juste là."
Les toiles immenses qui envahissaient la pièce cliquetèrent, un reflet d'argent courut sur les fils. Derrière l'enfant, une grande ombre se dressa lentement et une multitude d'yeux aussi brillants que des perles d'onyx étincelèrent.
Puis quelque chose de très doux caressa les boucles rousses de Mary-Jane qui se retourna et ouvrit grand la bouche, stupéfaite.
- Ce n'est pas poli de fixer les gens comme ça, mademoiselle, dit la voix amusée de l'araignée gigantesque. "Dis bonjour et fais la révérence."
La fillette obtempéra, subjuguée. Les paupières mobiles de la poupée clignotèrent avec un petit bruit sec et ses jambes en porcelaine s'entrechoquèrent dans le mouvement.
- Comment t'appelles-tu, mon enfant ?
- Mary-Jane.
Elle n'avait pas peur, elle était fascinée. Elle avait passé un long moment à contempler les gravures victoriennes étranges et fantasques qui décoraient la chambre poussiéreuse de sa tante décédée, avant de monter à l'étage du miroir : l'araignée était bien moins effrayante que certaines de ces images.
- Est-ce que vous allez me manger ? s'enquit-elle quand même à tout hasard.
La voix douce éclata d'un rire musical et les longues pattes gracieuses arrangèrent coquettement la toile qui s'accrochait comme une robe de dentelle à l'abdomen de la créature.
- Quelle idée absurde ! Les araignées ne mangent pas les enfants, voyons.
Les yeux brillants pétillèrent – deux d'entre eux avaient un éclat bleu presque humain. Mary-Jane avait envie de toucher les appendices qui ressemblaient à un col de fourrure noire, mais elle était trop polie pour cela.
- Comment vous appelez-vous ? demanda-t-elle en rehaussant la poupée contre elle.
L'araignée laissa échapper un soupir.
- Je n'ai pas de nom, dit-elle tristement. "Mais tu en as deux. Veux-tu me donner la moitié du tien ?"
La fillette réfléchit une ou deux minutes en se mordillant les lèvres.
- D'accord, dit-elle finalement. "Vous pouvez prendre Mary. Je préfère Jane, de toute façon."
Elle pencha la tête de côté, chatouillée par la caresse de l'une des pattes, et gloussa de rire. Elle ne s'était pas rendue compte que de longs fils d'argent s'accrochaient à sa robe noire, brillaient dans ses boucles rousses.
- Jane, murmura l'araignée avec tendresse. "Tu es une adorable petite fille. J'ai toujours rêvé d'avoir une mignonne poupée comme toi. Tu seras ma princesse."
- Maman dit que je ne suis pas assez sage pour être une princesse, crut bon de préciser l'enfant. "Mais elle dit que sa petite sœur – ma tante Emma Louisa Osborn – était aussi belle qu'une poupée."
Elle fourra un instant son doigt dans son nez, se rappela que c'était mal élevé et essuya sa main dans son dos, sans prêter trop d'attention aux fils emberlificotés dans sa manche. Puis elle montra la poupée.
- C'était à elle. Elle est morte quand elle avait dix ans comme moi, vous savez.
L'araignée toussota, comme une grande personne un peu contrariée. Ses longues pattes noires cliquetèrent, écartèrent un pan de toile dont le tissage fin et complexe rappelait le dessin du givre sur une fenêtre.
- Louisa n'était pas à la hauteur de ce que je voulais pour elle. Mais toi, tu le seras, j'en suis certaine, ma chérie.
Mary-Jane se pencha pour voir ce qui était dans l'ombre et ses yeux s'écarquillèrent une nouvelle fois.
Une petite fille d'une dizaine d'années, avec de beaux cheveux noirs frisés, une peau aussi pâle et fine que du papier et des yeux bleus très grands et très vides était assise contre le mur lambrissé, sous les draperies d'argent. Elle portait une robe en velours vert démodé et un petit chapeau avec une plume. Elle avait sur les genoux un manchon de fourrure et aux pieds d'élégantes bottines à boutons, comme la poupée.
Sur son cou, juste au-dessus de son col un peu jauni par le temps, une tache noire s'étalait en longs filaments crispés.
Mary-Jane déglutit. Elle avait un peu peur soudain.
- On dirait ma tante Emma, dit-elle d'un ton étouffé. "J'ai vu sa photo dans la chambre. Mais ça ne peut pas être elle, n'est-ce pas ? Ils ont dit qu'elle s'était noyée dans la pièce d'eau."
L'araignée eut un petit rire dégagé.
- Quelle idée ridicule, s'exclama-t-elle de sa voix douce et agréable. "Je ne l'aurais jamais laissée s'approcher d'un endroit aussi dangereux."
Ses pattes glissèrent autour de la petite fille, remirent d'aplomb le nœud de soie noire, tissèrent quelques fils supplémentaires qui, à la lueur spectrale de la pièce sombre, donnèrent l'impression que l'enfant était comme reliée à un chevalet de marionnettiste.
- Voilà. C'est parfait, maintenant.
Mary-Jane s'aperçut qu'elle ne pouvait plus bouger et elle s'affola. Elle lâcha la poupée qui tomba sur le sol et se brisa.
- Lâchez-moi ! Laissez-moi partir !
L'araignée émit un son semblable au claquement de langue d'une maîtresse d'école agacée.
- Oh, regarde ce que tu as fait, Jane. Reste donc tranquille ou je serais obligée de te punir.
Les yeux de l'enfant se remplirent de larmes.
- Laissez-moi partir, supplia-t-elle. "Je veux voir maman ! Vous aviez dit que vous ne me mangeriez pas…"
L'araignée gloussa doucement.
- Et je n'ai pas menti. Sois sage, Jane. Il n'y aucune raison de faire des caprices, enfin.
- Je m'appelle Mary-Jane ! protesta la fillette.
Les multiples pupilles luirent dans l'ombre et les appendices cliquetèrent férocement.
- Oh, mais non, ma chérie. Tu m'as donné la moitié de ton nom, tu te souviens ?
Sur le sol, les deux morceaux du visage de la poupée ressemblaient à une absurde œuvre moderne.
- Tu m'appartiens, maintenant. Et nous allons passer plein de délicieux moments ensemble.
En haut, au bout du couloir vide, la porte s'était refermée dans le miroir encadré d'or.
A SUIVRE...
