Rating - T, M
Genres - Angst, Family, Friendship, Hurt/Comfort, Canon Major&Minor Character Death, quelques OCs, Post-Reichenbach, Slash
Disclaimer - Sir Arthur Conan Doyle, Guy Ritchie, Apollinaire (La Tzigane, Cortège)
Synopsis - Post aGoS. "Ainsi donc les morts hanteraient les rues de Londres ? Tiens donc, quelle étrange coincidence, s'amusa Irène Adler avant de se pencher un peu avant et de susurrer plus bas, car voyez-vous, mon projet est exactement de marier l'un d'eux à un vivant..."
Ou plus vulgairement : Irène joue les marieuses post-Reichenbach.
Inspiré par - A Lady's Touch, de That Other Boleyn Girl.
A Hole in the Sun
i.
so i have a new plan
i'm gonna leave you now
i'm gonna spend the rest of my life committing petty injustices
i hope you do the same
i will jay walk at every opportunity
i will steal things i could easily afford
i will be rude to strangers
i hope you do the same
i hope reincarnation is real
i hope our petty crimes are enough to cause us to be reborn as lesser creatures
i hope we are reborn as flies
so that we can love each other as hard as we were meant to.
— Jared Singer, An Entomologist's Last Love Letter
Il n'y avait plus de soie nulle part.
Pas sur les coussins, ni le long des murs, ni même cousue aux fauteuils de l'élégant café londonien dans lequel elle prenait un thé gourmant un peu tardif – c'était que depuis son retour en ville, Irène Adler s'était découvert un amour tout particulier pour le Darjeeling Tea. Son séjour prolongé en Inde n'y était probablement pas étranger, néanmoins Miss Adler ne pouvait que s'étonner de sa préférence. D'ordinaire, elle évitait le ton trop ordinaire d'une affinité plus prononcée pour un objet ou une personne; c'était parfois dérangeant dans ce qu'elle aimait à appeler son domaine de compétence. Ainsi, étant la fabuleuse Irène Adler, elle ne pouvait se permettre de choisir un homme en particulier parmi la myriade de ceux qui vivaient en Europe ou en Asie – non, ce ne serait pas commode de demeurer toujours avec la même personne, et pourquoi s'y plier lorsqu'on pouvait en changer chaque semaine ?
Bien sûr, il existait quelques points fixes dans son univers – Sherlock Holmes en avait été un et le serait encore, si l'homme n'avait pas aussi radical dans sa dernière décision. Elle aurait aimé voir ça, vraiment, mais la nécessité de falsifier sa mort avait été un frein d'une extrême lourdeur, qui malgré toute sa virtuosité pour ce genre de stratagème l'avait tenue éloignée des chutes de Reichenbach. Maintenant qu'elle y pensait, la Suisse n'était assurément plus l'une de ses destinations favorites. Genève était certes un bel endroit, et la vue du lac Léman était des plus reposantes – elle en avait suffisamment goûté les charmes pour ne plus avoir besoin d'être convaincue – mais Irène s'en était trouvée lassée, lors de son dernier passage.
Quelque part, elle sentait bien qu'elle était tout simplement en manque de son Angleterre natale; en arrivant en ville il y avait bien trois jours de cela, un matin où le soleil se levait et semblait faire tomber une pluie de feu sur la capitale britannique, elle avait aperçu le pont sur lequel Blackwood s'était pendu avec le concours de ce très cher Sherlock, qui l'avait laissée menottée et tremblante dans l'aube glacée et humide d'un matin de Novembre.
Ses lèvres se posèrent sur le bord de la tasse en porcelaine avec une délicatesse lente qui dissimulait son avidité à avaler jusqu'à la dernière goutte du divin breuvage – quoiqu'ici la tendance soit au rajout systématique d'une pincée de sucre pour rendre l'arôme moins amer. Et vraiment, pauvres, pauvres citoyens de Londres incapables d'apprécier le parfum âpre du thé; ils ne savaient pas quels vertiges ils manquaient et n'étaient certainement pas plus anglais qu'elle avait été indienne pendant les quatre dernières années. Elle avait hésité à prendre les pâtisseries d'usage pour l'ennui désagréable de perdre le goût du Darjeeling, mais sa gourmandise de petite fille l'avait poussée à en exiger avant même qu'on ne lui en proposât; et à la vue des appétissants scones et de la confiture, Miss Adler se demanda comment elle avait pu songer un instant auparavant à ne pas en réclamer.
La bruine habituelle de Londres avait détrempé les jupons de plusieurs dames qui cherchaient un abri, et Irène avait vu quelques hommes se retirer dans le fumoir; c'était d'ailleurs une habitude qu'elle ne comprenait plus, fumer. Le goût du tabac était parfois mélangé à du caramel - ou pire, de la mente – et s'insinuait sur votre langue pendant des jours avant de finalement daigner disparaître; et que dire de l'odeur qui s'imprégnait dans le tissu fin et délicat de vos toilettes les plus élégantes ? C'était plus une nuisance qu'une activité agréable au final, si bien qu'Irène avait préféré laisser ce penchant décidément trop masculin en Amérique - et quelle était l'utilité d'acheter des parfums parisiens capiteux si l'odeur des cigarettes en gâchait la fragrance ?
« Oh Londres, comme tu m'avais manquée », murmura-t-elle à la surface claire et lisse du thé.
La porte de la salle s'ouvrit et elle entendait déjà Holmes, 'vous devez partir, Irène', 'vous n'êtes ici que pour causer le chaos, Irène', et blablablah, Irène. Il ne lui aurait suffit que d'un sourcil haussé pour le mettre sur ses gardes, d'un regard un peu plus osé pour l'agacer et Sherlock aurait roulé des yeux, affalé en face d'elle avec ses frusques dérobées ou déguisé de pied en cap avec autant d'accessoires qui n'étaient pas dans son placard le matin même. Et puis, plus sérieusement, il se serait penché légèrement en avant et l'invitant à faire de même lui aurait signifié à voix basse ses plus sincères et condescendantes félicitations quant à son divorce le plus récent; elle aurait ri, et dans la mécanique bien huilée qu'était leur relation Sherlock y aurait vu un signe diabolique quelconque qu'il semblait d'ailleurs attribuer à toutes les personnes étant du genre féminin. Irène se demandait parfois jusqu'à quel point les diverses entourloupes dans lesquelles il s'était jeté sur son bon conseil avaient influencé le si excentrique Monsieur Holmes; peut-être n'aurait-il jamais eu besoin de son aide pour arriver à la conclusion générale (et qu'il semblait croire universelle) que toutes les femmes, quelque soit leur rang ou leur âge, n'était que des créatures lascives, viles et superficielles dont le seul but était l'anéantissement pur et simple de toute réflexion.
Ce qu'il combattait avec acharnement, bien évidemment.
« Bien évidemment, répéta-t-elle en reposant sa tasse dans la coupe assortie. Vous n'auriez jamais su reconnaître à quel point vous aviez tort, Holmes, et je peux d'ailleurs supposer – arrêtez-moi si je me trompe – qu'il n'y a que votre peur qui parle. Votre ami ne vous a-t-il pas préféré sa femme, justement ? »
Miss Adler le connaissait par cœur. Il avait beau être excentrique, génial et dérangé, Holmes restait un homme et même s'il était souvent douloureusement imprévisible, sa ligne de conduite se résumait généralement à quelques constantes simples de son univers : Baker Street, le Docteur John Watson, les affaires, et elle-même (quoique leurs dernières années aient été maigres en rencontres). Moriarty était apparu ensuite, et si le Napoléon du Crime avait tenu une place lourde et imposante dans l'esprit de Sherlock Holmes pendant de nombreux mois, ça n'avait jamais été que le reflet de l'obsession permanente que le détective éprouvait pour les quatre points cités plus haut.
« Ce n'était pas un échec », aurait-il répondu avec un air pincé et d'un ton désagréable.
Et il n'aurait rien ajouté de plus, car Irène Adler n'était pas dupe de ses jeux de tromperie. Il aurait porté des vêtements qui n'étaient pas à lui, et inconsciemment aurait relevé le col de sa chemise comme pour en sentir l'odeur; ses yeux bruns auraient continué de sauter d'un point à l'autre dans toute la pièce, imperturbables témoins d'absolument toute l'infinité de détails qui se jouaient devant eux. Il se serait perdu entre le sucre de canne brun et les services à thé colorés, son esprit errant au gré des clients oublieux de sa présence. Holmes aurait vu dans son dos et elle aurait aperçu derrière le sien cette petite lady qui touillait sa boisson avec une moue enfantine et des joues un peu trop rosées, toute délicate mais visiblement encore un peu brutale; trois petites tâches brunes parsemaient le buste de sa mise bleue claire et la serviette blanche sur ses genoux était dépliée d'une façon très brouillonne qui n'empêcherait assurément aucune goutte malencontreuse de se frayer un chemin jusqu'à ses jupes.
« Allons donc, vous évoquez la possibilité qu'il ait pu en être ainsi ? Le taquinerait-elle en remettant une boucle châtain derrière son oreille. Une moue déçue et un ton légèrement plaintif quoiqu'un peu moqueur achèveraient de tendre le piège qu'elle disposait autour de lui, amadouant sa méfiance maladive avec une virtuosité qui l'étonnait parfois – Voilà qui ne vous ressemble pas, Holmes. »
Il se serait probablement raidi sur son fauteuil, eut-il été installé en face d'elle avec sa désinvolture chronique. Ou bien peut-être se serait-il affaissé dans une posture résolument détendue, et alors il aurait laissé un sourire s'évader de ses lèvres; la première idée restait cependant la meilleure et selon son opinion la plus plausible – le détective consultant ne pouvait jamais s'empêcher de défendre son honneur blessé par une insinuation qu'elle seule osait tenir face à sa véhémence puérile.
« Watson – il – l'éventualité de son mariage m'avait effleuré l'esprit de nombreuses fois, oui; et qui aurait été assez idiot pour le nier ? C'est un parfait gentleman, bel homme, aventureux, et avec une bonne situation. Mes réticences – ou oserais-je dire ma seule crainte ? – était que notre amitié ne souffre de son désir de fonder une famille, car en réalité, plus que de son départ et de la fin de notre association, j'avais peur que John ne m'oublie. »
Miss Adler n'aurait plus qu'à lui prendre la main, à serrer un peu pour montrer sa sympathie et signifier son réconfort qu'il jugeait systématiquement comme hypocrites; alors, répondant à l'insinuation muette de son regard, elle lui aurait susurré quelque chose dans la même veine.
« Oh mais Sherlock, tu es inoubliable. »
Elle empêcherait sa traîtresse de langue d'en évoquer davantage, tairait ce Et il y probablement la moitié de ses vêtements au milieu de tes affaires, et son esprit laissa tomber la fantaisie d'Holmes face à elle.
Car il était inoubliable, mais pas immortel.
La tasse trouva de nouveau son chemin jusqu'à ses lèvres et la touche de sucré dans son thé ne sembla soudain plus si malvenue. Lorsqu'elle avait appris la démise d'Holmes, elle était à Chypre; elle l'avait lu dans la presse, paresseusement alanguie au bord de la Méditerranée. Il n'y avait bien évidemment aucun cliché à mettre en première page, s'était-elle amusée sombrement en survolant l'article – la photographie l'accompagnant était celle de la veillée funèbre emportant un cercueil vide hors de l'église où la cérémonie s'était tenue. Connaissant Holmes, la salle avait du être pleine à craquer – il avait toujours su attirer les foules, celui-là, mais n'avait jamais eu son talent pour les garder.
« Le suis-je ? L'idée est très plaisante, mais ce n'est décidément pas la gloire que mon esprit cherche, Miss Adler, aurait-il dévié en se levant de son siège, se souciant bien peu des convenances et encore moins de sa présence.
- Et que cherche-t-il, pour que vous en soyez ainsi esclave ? Ne me dîtes pas que vos fantaisies vont jusqu'à dicter votre conduite, je ne vous croirai pas, aurait-elle ri, amusée et taquine dans sa mise de satin rose.
L'œil inquisiteur d'Holmes l'aurait étudiée alors, cherchant une note discordante dans son attitude pour mieux la lui faire remarquer et de fait, contrebalancer le poids de sa dernière espièglerie – rétablir le score en sa faveur, toute une histoire de fierté mâle qu'Irène ne se laisserait jamais de voir à l'œuvre.
- Le charme des moussons indiennes vous aura finalement lassé ?
Hm. Non, voilà qui ne sonnait définitivement pas comme lui; mais si parler à sa façon avait été évident il n'y aurait plus eu grand-chose d'unique à rapporter à Sherlock Holmes. A son grand désespoir, la maladresse gauche avec laquelle elle l'imaginait manier ses sarcasmes ne resterait jamais qu'une piètre copie de ce que l'original réussissait à transmettre – mais en clignant des yeux et en se complaisant dans l'illusion qu'il se tenait au devant d'elle, corporel et même légèrement agacé, l'impersonnalité aberrante d'une petite phrase ordinaire s'entendait moins.
- Rien n'est semblable à Londres, aurait-elle simplement répondu, accoudée à la table avec sa tasse pendante au bout des doigts, un sourire frivole aux lèvres et cet air inconséquent qu'elle cultivait encore.
Le son dédaigneux qui serait sorti de ses lèvres l'aurait fait rire, parce que c'était toujours le même Holmes à chaque fois, simple à discerner et pourtant tellement imprévisible qu'il pouvait très bien quitter la pièce car Irène jouait l'agaçante, ou simplement car un problème d'une soudaine urgence venait de se présenter à lui.
- Tu me manques, Sherlock, croassa-t-elle par-dessus sa tasse.
Les pâtisseries eurent soudain l'air fades dans leur coupe et ne lui inspirèrent plus l'envie enfantine de sucré qu'elle avait eue en les voyant arriver à sa table; elle les repoussa du bout des doigts, qui glissèrent sur le nappage collant d'un scone à la fleur d'orangé.
Farceur, Holmes n'aurait pu que sourire à son aveu, et lui dire à quel point la perfection de ses mensonges était stupéfiante pour toute personne dont l'œil ne serait pas aussi avisé que le sien - il le lui avait déjà fait remarquer une fois ou deux, d'ailleurs.
- Tu me manques quand même », insisterait-elle tout bas sans se soucier d'être compromise par ses propres sentiments.
Dans ses rêves, Holmes se serait penché par-dessus la table et sur le ton de la confidence aurait lâché qu'elle devrait toujours l'écouter; car en sa grande clarté (et elle aurait pouffé en songeant aux journées perdues dans les brumes de l'opium) il avait toujours su, l'avait mise en garde et avait, comme toujours, été dans le vrai - au point où peut-être qu'en essayant davantage et en exploitant quelque peu les réminiscences de drogue dans ses veines, il aurait été très probable que Sherlock devinât l'emploi du temps de Moriarty.
« Et encore, auriez-vous écouté, Irène ? »
Elle n'aurait eu que besoin d'éclater de rire pour toute réponse – ils se connaissaient si bien, comment Sherlock pouvait-il encore poser ce genre de questions idiotes ?
Car assurément, non, elle ne lui aurait pas accordé une once de son attention; les conseils d'Holmes influençaient ou n'influençaient pas sa vie, tout dépendait de leurs humeurs respectives et de la véracité objective dudit conseil. S'enfuir avant que Moriarty ne se fasse trop oppressant aurait été une bonne chose, mais était venu d'une part trop tard, et d'autre part s'était rapidement révélé impossible – l'homme contrôlait l'Europe industrielle toute entière et probablement au-delà, il lui aurait suffi de tirer quelques ficelles et là, Irène n'aurait pas été certaine de pouvoir falsifier son décès avec autant de minutie.
La phtisie, c'était atrocement banal comme façon de mourir – néanmoins, Miss Adler devait reconnaître que c'était suffisamment pratique et fulgurant à haute dose pour qu'elle le réutilisât un jour prochain à bon escient. Quoique l'idée de tuer quelqu'un et cette fameuse métaphore d'avoir du sang sur les mains la dégoutât au plus haut point – voilà qui manquait de style, car décidément, et bien que cela parût totalement vain et superficiel aux yeux de quelques un de ses contemporains les plus illustres (dont Sherlock Holmes – il était d'ailleurs plus que préférable de taire cette information au concerné), Irène Adler n'appréciait pas l'idée du rouge tâchant ses doigts.
Les hommes, en premier lieu, regardaient la mise des dames, leur visage et leurs yeux; puis en les rencontrant personnellement pouvaient par la suite juger de leurs manières, observer de près les éventuels défauts et remarquer davantage d'autres qualités – car il n'était pas dit qu'une femme fût incapable de déceler les stratagèmes d'une subtilité douteuse de certains prétendants. De fait, qu'Irène Adler ait des tâches écarlates sur les mains ne pourrait que jouer en sa défaveur auprès d'un hypothétique futur mari – personne ne veut passer la bague au doigt d'une meurtrière, aussi sulfureuse et maligne soit-elle. De plus, et c'était là un commentaire totalement subjectif mais d'une importance à ne pas sous-estimer, le rouge tranchait trop nettement avec son teint pour être appliqué à une échelle aussi grande que celle d'une toilette toute entière; et Miss Adler préférait nettement des tons plus doux, plus pastels, à l'image des robes rosées qu'elle portait régulièrement, à tel point qu'Holmes devait avoir analysé cela à de multiples reprises et y avoir trouvé tout un tas de conclusions farfelues.
Irène reporta son attention sur le siège vide face à elle, puis soupira en songeant à quel genre de journée elle allait bien pouvoir traverser; l'appartement le plus célèbre de Baker Street n'avait probablement pas attiré beaucoup de locataires à la suite du décès d'Holmes, d'où la logique suivante : les affaires du plus brillant détective de Londres y étaient peut-être encore, intactes - et il y avait bien des petits quelque chose qu'Irène pourrait récupérer dans la totalité de breloques qui s'y étaient amoncelées.
A bien y réfléchir, peut-être que sa journée ne serait pas si vide – après tout, Holmes s'était toujours révélé être un homme plein de surprises, de son vivant.
Ses paupières battirent au loin les larmes. Si son esprit refusait nettement l'éventualité pourtant flagrante qui flirtait avec son cœur ébréché, son corps l'admettait avec une clarté plutôt saisissante et sur laquelle Irène n'avait aucun contrôle; de fait, s'imaginant Sherlock Holmes complètement vivant, comme un instant auparavant tandis qu'elle prenait son thé et regardait par-dessus les bords joliment décorés de sa tasse, elle voyait tout un tas affolant d'autres possibilités, de la plus confuse à la plus réaliste, et incapable de s'arrêter entrapercevait également son retour triomphal à Londres.
Londres.
Sa ville, son cœur; tracée dans sa tête et rendue vivante par toutes les choses qu'il lui associait et rajoutait à chaque changement : le pont, la courbe arrangée d'une rue, cette nouvelle boulangerie, et la couleur des jonquilles d'Hyde Park au printemps qui ressemblait à celle du bijou indien qu'elle avait un jour dérobé en Inde - et en cela, Irène Adler savait pertinemment que si Sherlock Holmes était en vie, il rentrerait chez lui; auprès du bon docteur Watson, de la logeuse qu'il traitait d'empoisonneuse et de son frère qui semblait être omniscient (mais Holmes dirait que ce n'était qu'un fabuleux jeu de contacts et de pressions exercées au bon endroit et surtout au bon moment; d'où l'impression générale de connaissance absolue qui se dégageait de lui, en dépit de son air bedonnant et quelque peu… Extravagant. Mais là encore, les frères Holmes n'étaient pas réputés pour leur très grande normalité).
Oui, songea-t-elle en s'accoudant rêveusement à sa table, ça arriverait ainsi.
Mais toujours était-il qu'Irène Adler était une femme très occupée dont la curiosité ne souffrait d'aucun égal; quoiqu'il se fût passé à Londres durant ces dernières années, il lui restait de nombreuses rumeurs à entendre et bien qu'elle se fût tenue au courant, les nouvelles arrivaient au fin fond de l'Inde avec une parcimonie absolument rebutante.
Rien qui ne puisse l'empêcher de se réintégrer correctement à la gentry londonienne, cependant; son retour serait remarqué mais à peine étrange - elle avait en effet pris ses dispositions avant de quitter Londres, afin de ne pas inquiéter ses amis par son absence démesurément longue. On la disait en Amérique au bras d'un riche industriel ou marchant pieds nus quelque part dans des champs de coton, en Afrique. Chacune de ses connaissances avait été instruite d'un projet distinct; Londres et ses salons n'avaient plus qu'eu à utiliser un peu de leur magie et Miss Adler avait disparu pour de bon. Moriarty en avait indéniablement eu vent – il n'existait que bien peu de choses qu'on puisse lui cacher et les rumeurs de la capitale n'en faisaient pas partie.
Irène avait été plus qu'heureuse de s'adresser à la mafia chinoise locale lorsqu'elle avait eu besoin de leur aide – les asiatiques avaient au moins le goût du travail bien fait, et étaient plus discrets qu'Holmes ou les hommes de son frère. Les mettre en contact avec des revendeurs indiens et se séparer de beaucoup d'objets de valeurs n'avait été qu'une contrepartie qu'elle trouverait toujours trop maigre – cependant, se plaindre étant malvenu et considéré comme très égoïste et impoli, Miss Adler n'avait rien dit et fait patiemment la morte pendant tout le temps du voyage jusqu'à la soute du bateau qui devait l'emmener à l'autre bout du monde.
L'Inde avait été une expérience longue et plutôt enrichissante, au final, bien que les premières journées et le trajet extrêmement long et inconfortable jusqu'à l'escale aux Indes lui ait donné des envies de suicide – rapidement refoulées lorsqu'elle avait pu sortir de la cale à la nuit tombée. Ce qui lui avait d'ailleurs donné l'impression d'être une princesse, en quelque sorte – quoique ses vêtements et ses cheveux coupés courts, à la garçonne, n'avaient rien de très royal. Elle avait fait avec; quelque chose de soudain très simple quand votre vie était en jeu, quelque chose dont elle était certaine qu'Holmes avait également vécu – car quoiqu'en aient dit les journaux et les comptes-rendus de recherche sur lesquels Irène avait mis la main (sans mauvais jeu de mot, la tâche avait vraiment été plus ardue qu'elle ne l'avait soupçonné au départ), aucun corps n'avait été retrouvé. L'espoir était mince et l'avenir plein de surprise; preuve en était, Scotland Yard la croyait toujours morte alors qu'elle déambulait tranquillement dans les rues de Londres depuis déjà trois longues et très oisives journées.
Le risque était également grand que Moriarty ait survécu, mais cela était selon Miss Adler loin d'être probable. Holmes ne faisait jamais grand-chose d'autre que se droguer à longueur de temps lorsqu'il n'était sur aucune affaire, et si cela laissait entendre une grande insouciance et fort peu de minutie en ce qui concernait le reste de ses activités, il n'en était rien – au contraire, l'unique détective consultant du monde était on ne peut plus précautionneux et allait toujours au bout de ce qu'il entreprenait (que ce soit une bonne ou une mauvaise chose, il en était seul juge; mais rares étaient les clients à se plaindre de ses services, quoique ses méthodes soient toujours très discutables et discutées).
Non, Moriarty était vraisemblablement mort – qu'Holmes ait été jusqu'à l'étrangler de ses propres mains n'aurait pas été du luxe, bien qu'Irène doutât qu'il en soit arrivé à de telles extrémités. Ceci dit, le Professeur – qui en passant présentait une grande intelligence – n'aura pas été suffisamment malin pour se tenir loin de John Watson et de sa femme, et que dire d'elle-même ? Miss Adler voulait bien croire que certains criminels soient idiots, mais la sottise du Napoléon du crime à ce niveau-là fut tout de même gargantuesque. Personne n'aura jamais osé toucher au bon docteur avant Moriarty, et plus personne n'osera jamais – la réponse d'Holmes, bien que mort, aura été plus que claire sur ce point.
D'ailleurs, il fallait qu'elle se hâte. Selon le Times, la messe se tenait dans l'après-midi et il lui faudrait du temps pour parvenir jusqu'à l'église choisie par le veuf; un endroit plutôt discret et campagnard, à l'écart de la ville, et Irène se souvenait d'ailleurs avoir célébré l'un de ses nombreux mariages au même endroit (quoique le souvenir en fût un peu fané; pour cause, ça n'avait été que le premier d'une série plutôt longue et pas vraiment l'un de ses meilleurs coups). De fait, elle quitta le café en grande hâte et après avoir payé – naturellement, aurait-elle signalé à Holmes s'il avait été présent pour l'accompagner au dehors – puis héla un carrosse pour la conduire au lieu indiqué dans la petite case du journal. Sobre et sans fioriture, droit but; elle reconnaissait sans aucun doute possible les traits de l'homme qu'elle cherchait à contacter jusque dans des petits détails aussi idiots que la rubrique nécrologie d'un quotidien. Contacter – peut-être exagérait-elle un peu, mais Irène se sentait étrangement redevable, comme si une partie encore totalement honnête de son esprit avait décidé d'une façon autonome – et d'ailleurs bien arbitraire – qu'elle lui devait quelque chose. Allez pleurer sa femme nouvellement décédée et compatir n'était pas réellement dans son répertoire (à moins que cela lui servît d'une quelconque manière pour l'un de ses plans), néanmoins Irène tenait sincèrement à essayer tout en se demandant encore pourquoi elle en avait tellement envie.
Sa robe rose cachée sous un voile de satin sombre, elle n'avait pas à se soucier d'être remarquée; la sobriété peu coutumière de son couvre-chef était également à noter, car pas une rose ne l'ornait et l'ordinaire sulfureuse Miss Adler s'était même gardée de mettre un parfum trop capiteux pour ne pas embaumer l'intérieur de l'église lors de la messe. Non, aujourd'hui n'était définitivement pas une mission séduction – elle soupira une fois grimpée dans un carrosse et les directions données. La matinée était peut-être avancée mais la sépulture ne commencerait qu'au-delà de midi; d'ici là, Irène avait tout le loisir de rêvasser accoudée à sa fenêtre tandis que le cocher faisait son chemin à travers les routes pleines de cahots de la campagne pluvieuse entourant Londres.
Ici, la pluie avait des airs de crachin, tandis que de là d'où elle venait c'était comme si le déluge décidait de se rappeler à la mémoire des croyants – et Irène se trouva à soupirer de nouveau face à la vitre, produisant un halo de buée contre celle-ci. Quatre années en Inde, voilà qui avait été long - le mal du pays ne s'était pas fait cruellement sentir avant la fin de la première année, car Miss Adler ayant l'habitude de passer du temps loin de son Angleterre natale, les voyages et l'inconnu n'étaient pas pour elle des situations désagréables; ce qui par contre le devenait rapidement, en l'absence de nouveauté et lorsqu'assignée à résidence vous n'aviez rien d'autre à faire que littéralement regarder les aras chanter, c'était l'ennui. Le pays pouvait être magnifique, mais rester sans arrêt au même endroit et voir le même paysage chaque jour était aussi déprimant que d'être un homme et voir sa favorite porter les mêmes vêtements pendant plusieurs jours : rien de surprenant, et à la longue ce manque flagrant d'originalité devenait même extrêmement lassant.
Elle avait embarqué depuis Londres, feignant la morte avec une virtuosité digne des plus grandes actrices – quoique ce que certains nommaient don pour la comédie était appelé une certaine habileté pour le mensonge par Irène. Le bateau avait ensuite descendu la Tamise puis poursuivit sa route en longeant les côtes françaises vers le Sud : le détroit de Gibraltar était leur porte ouverte pour la Méditerranée, et de là, courte escale à Chypre (le temps d'apprendre la mort des deux génies les plus illustres de leur temps) avant le canal de Suez, puis enfin l'Océan Indien jusqu'à Calcutta, où, les cheveux coupés courts, grimée en garçon, maquillée de cendres et avec des vêtements sentant affreusement la sueur, passer incognito avait été d'une simplicité presque enfantine – ce qui lui avait d'ailleurs laissé un goût acide de peur dans la bouche pendant des jours. Le journal ne lui parvenait pas au début, et il n'y avait pour s'occuper que les animaux qui passaient ici et là en chantant et en s'envolant; le temple bouddhiste dans lequel Irène avait eu la chance de trouver refuge n'était plus habité que par un nombre restreint de moines dont certains gardaient des tigres avec eux (rien de bien effrayant, les animaux n'étaient pas plus gros qu'un vieux matou et tenus en laisse dès qu'ils devenaient plus grands, pour être finalement tenus hors du temple une fois plus âgés si d'aventure ils attaquaient un moine). Quelques fois la nourriture manquait et les nuits étaient plus fraîches ou au contraire très chaudes, mais au-delà de ce genre de petits imprévus, la vie au temple était plutôt agréable, reposante même – jusqu'à ce que Moran ne la retrouve. Et sur le moment, Irène Adler s'était sentie bien idiote d'avoir voulu se cacher en Inde; le bras-droit du Napoléon du Crime n'y avait-il pas fait ses preuves ?
On frappa vivement à la vitre du carrosse, si près de son visage que la faussaire en sursauta violemment; le cocher souhaitait visiblement l'aider à descendre, puisqu'ils étaient arrivés à destination.
Noble de sa part, vraiment.
L'endroit était entouré d'une forêt et de larges pelouses nettement tondues où le givre se nichait encore entre les brins d'herbe pas tout à fait verts; Avril n'était pas encore très avancé et le printemps se faisait attendre, mais les timides rayons du soleil et les intempéries plus pluvieuses que neigeuses tendaient à prouver le contraire.
L'endroit choisi était plutôt petit, et le tiers des personnes présentes, toutes engoncées dans le voile noir du deuil et avec des traits tirés, fanés et complètement désolés, se tenaient hors de l'église et piétinaient dans la boue, si bien qu'Irène songea un instant, un peu horrifiée, qu'elle était arrivée en retard; un rapide coup d'œil à la montre à gousset de sa poche intérieure lui apprit qu'il n'en était rien – il y avait simplement beaucoup de monde, et ça parvint presque à l'étonner.
Puis elle se souvint du don presque divin de John Watson pour se faire de bons amis et les conserver, la façon simple dont son souci des autres l'amenait à être en empathie constante avec ses pairs autant que ses patients, si bien qu'il était naturel que sa femme soit du même bois que lui; le nombre de personnes présentes en ce jour funeste en était sans aucun doute une résultante directe, à moins que d'autres personnes telles qu'Irène ne se soient glissées parmi les invités afin de satisfaire leur curiosité – quoiqu'à ce niveau, ce soit pas uniquement une simple indiscrétion qu'elle se permettait. Non, c'était un peu plus; peut-être essayait-elle de rattraper son passé qui lui filait entre les doigts, cherchant des bribes d'Holmes partout où elle le pouvait sans parvenir à combler son envie de le revoir malgré la presque certitude de sa raison lui soufflant il est mort, arrête. Car ça ne pouvait pas être vrai, n'est-ce pas, Holmes mourir ? Ça sonnait pire que la fin du monde – non, il est vivant, combattait ardemment son cœur alors qu'elle pénétrait dans l'église après avoir traversé la foule d'amis très lointains et d'anciens patients venus apporter leurs condoléances à la famille Watson.
Personne ne la reconnut, et elle était autant soulagée que déçue.
Persuadée de la survie de Sherlock Holmes, Irène Adler n'était pas venue ici en ce jour précis sans une idée bien précise derrière la tête, et si elle savait bien que cette incartade au régime stricte d'anonymat auquel elle essayait de se conformer lui reviendrait en plein visage, elle n'avait pas pu s'en empêcher. Inciter Watson à croire que les morts n'étaient pas morts, lui faire reprendre espoir en la survie d'Holmes était potentiellement un jeu très cruel auquel elle se livrait, s'il s'avérait qu'elle avait tort, mais dans le cas contraire ne serait-elle pas d'une grande d'aide ? (Il était évident que Sherlock, avec son tact coutumier et ses habitudes de rustre, allait se présenter comme une fleur face au docteur, lequel ne pourrait probablement retenir un bon coup de poing qu'Irène ne souhaiterait à personne – Watson revenait tout de même de l'armée). Se faisant discrète, Miss Adler longea les murs de pierre froids et n'alla pas s'asseoir dans un souci de pragmatisme (si jamais elle devait s'éclipser rapidement, ce serait d'une part plus discret et d'autre part moins compliqué en étant déjà debout).
Aujourd'hui, on enterrait Mary Watson, née Morstan, dans l'église où elle s'était mariée à peine cinq années plus tôt – Irène avait d'ailleurs souvenir que son simulacre de mort s'était tenu quelques jours avant l'heureux événement; la publication des bans pour le mariage des Watson ayant indéniablement attiré son regard, elle avait retenu la date. Mai. Le 18 Mai 1891, au beau milieu du printemps et des champs en fleurs, voilà qui correspondait bien à l'âme romantique du docteur Watson mais qui avait assurément dû solliciter toute la patience de Sherlock Holmes, qui, à la connaissance d'Irène, était des plus médiocres et pouvait être complètement détestable dès lors qu'il décidait de jouer les enfants capricieux et boudeurs.
Pourtant aujourd'hui, c'était peut-être un peu des souvenirs heureux d'Holmes que le docteur enterrait avec sa femme. La rubrique n'indiquait pas ce qui l'avait emportée, et Irène connaissait trop peu de maladies pour ne pas en avoir une petite idée; elle n'imposerait cependant aucune de ses conclusions au docteur, et en tombant sur la tête blonde d'une trop petite enfant oublia soudain pourquoi elle était venue. Ses yeux se posèrent dans ceux d'un bleu liquide d'une toute petite fille habillée d'une robe noire absolument sordide. Le ruban dans ses cheveux blonds lui donnait des airs de poupée allant à la mort, et c'était si horriblement affreux qu'Irène en détourna les yeux sur le cercueil de pin qu'on déposait dans l'allée. Lucy Jane Watson, le fruit d'un mariage heureux mais bien trop court, devina-t-elle immédiatement. La pauvre enfant ne devait même pas comprendre ce qui arrivait et se tenait bien droite à côté de son père, lequel ne semblait même plus trouver la force de faire autre chose que regarder dans le vide avec un air réellement effrayant. Les Watson venaient de perdre le centre de leur univers, et la douleur était si limpide qu'elle semblait venir se poser sur les épaules de toutes les personnes présentes à la messe comme une chape de plomb. Si le prêtre récita son office, Irène n'en eut aucunement conscience et demeura plus écrasée qu'autre chose dans l'arrière de l'église, adossée au mur de pierre et dissimulée par nombre de gens restés debout au fond de l'espace car il n'y avait plus assez de bancs pour asseoir tout le monde. Et puis il y eut la douloureuse procession de membres de la famille, d'amis puis de proches et enfin de simples connaissances venues donner leurs derniers hommages face au cercueil de pin. Tout le monde voulait en dire tellement qu'au final personne ne dît rien de très particulier; c'était comme si le silence parlait pour tous les visages fermés rassemblés aujourd'hui.
Probablement la phtisie, supposa-t-elle en s'éclipsant tandis que la procession d'amis et proches faisait une longue file afin d'offrir leurs derniers hommages à Mrs Watson.
Non - en fait, Irène préférait ne pas en savoir le détail.
Quelle genre de sotte avait-elle été pour croire Holmes encore en vie alors que tout pointait vers sa mort ? Et se croire capable – et digne, tiens, allons-y – d'aller visiter John Watson, comme s'ils allaient pouvoir communier ensemble sur leur connaissance commune emportée par les eaux noires du Rhin il y avait de cela bien des années ? Et couronnons le tout par le fait qu'elle soit morte, bon Dieu ! Quoi de mieux, vraiment, qu'un premier fantôme pour lui faire reprendre espoir – un espoir qui finirait écrasé quand le bon docteur se rendrait compte qu'Holmes était bel et bien mort ?
Car elle n'avait absolument aucune preuve à présenter, mis à part ses damnées certitudes qui étaient en fin de compte bien légères – et elle s'en rendait douloureusement compte, ainsi mise face à la réalité.
« Miss ? »
L'appel la fit affreusement sursauter et un de ses jupons se serait sans doute tâché dans la boue si le sol n'avait pas été si sec.
La voix lui était inconnue – c'était vraisemblablement quelqu'un qui s'inquiétait de son départ si rapide, ou simplement une personne qui croyait la reconnaître. Jouant les émotives, Irène tira un mouchoir sans aucune initiale de sa poche – le dernier s'était perdu, demandez à Moriarty - et le plaça stratégiquement sur son visage tout en feignant la tristesse; l'homme n'y vit que du feu et se proposa même de la raccompagner. Au vu de sa stature, c'était probablement un camarade de rugby du docteur, avec des mains calleuses de travailleur manuel et pourtant des habits du dimanche impeccablement repassés, chaussures en cuir cirées et cheveux d'un châtain banal bien propres; l'anneau sale et rouillé à son annulaire semblant en dire long, elle lui répondit entre deux fausses larmes et un sanglot que l'émotion la submergeait mais qu'il ne fallait pas qu'il s'éclipsât pour si peu.
« J'ai toujours été trop émotive, voilà tout » conclut Irène en simulant un dernier tremblement d'épaules.
Fort heureusement, l'homme n'insistât pas et se rabattit promptement à l'intérieur de l'église tandis qu'Irène l'observait, soudain suspicieuse. Elle savait que Moran courait toujours, mais qu'en l'absence de l'empire de James Moriarty derrière lui, il ne pourrait pas faire grand-chose d'autre que se faire rapidement attraper par Scotland Yard – peu de gens ignoraient qu'il devait son accession au rang de bras non pas à son intelligence mais bien à son adresse légendaire avec un fusil.
Et si elle avait été trop imprudente ?
Dans le doute, Irène se hâta jusque dans un carrosse pris au hasard qui attendait là que la messe se termine, comme une demi-douzaine d'autres. Une bruine fine commençait à tomber et à perler sur son manteau, sur son chapeau; bientôt toute la campagne serrait détrempée et c'était comme si la nature se mettait d'accord avec les gens présents à l'enterrement.
« Londres, au Parlement » annonça-t-elle d'une voix plus tremblante qu'elle ne l'aurait voulu.
Miss Adler n'avait personne en particulier à aller voir là-bas, mais mieux valait ne pas laisser d'indice trop important à ses éventuels poursuiveurs. Si Sebastian Moran était sur ses traces, elle était certaine de n'être qu'en sécurité qu'à Londres, étrangement, comme si Sherlock Holmes continuait de la surveiller sans s'immiscer dans ses affaires - et voilà qui avait un goût de déjà-vu aussi rassurant qu'agréable, quoiqu'il ne perdrait pas une occasion de se moquer s'il était vraiment en ville.
Inoubliable mais pas immortel, rejoua sa propre voix dans sa tête, narquoise, tandis que le carrosse la ballotait de droite à gauche. Traîtresse, persifla Irène en fermant les yeux, front posé contre la vitre froide.
Traîtresse.
Quelque jours après l'enterrement de Mary Watson née Morstan, Irène demeurait sagement cachée dans ce qu'elle pourrait bientôt appeler sa tanière. Les volets étaient presque complètement clos et seul un mince filet de lumière filtrait au travers, bien que cela fût totalement inutile à cause des rideaux continuellement tirés – elle ne pouvait pas prendre le risque que Moran ne l'ait découverte et ne se mette à tirer à travers les vitres pour l'abattre. La peur panique qui s'était emparée d'elle à la sortie de l'église et sur tout le chemin du retour s'était un peu tue, mais pas suffisamment pour qu'Irène s'embarquât dans un carrosse pour rejoindre la ville et ses toits hauts donnant une vue bien dégagée sur les rues et la nuque de ceux qui les arpentaient.
Bon sang, comment avait-elle pu être aussi sotte ! Sa rage lui donnait envie de se fracasser le crâne contre un mur pour ne plus penser et s'enfoncer dans un sommeil sans rêves et sans tortures. Holmes vit, et puis quoi encore ? Irène s'accusa de divagations inopportunes et s'insurgea de sa propre incapacité à ne pas pouvoir différencier rêves et réalité dans un pays où son retour signifierait à coup sûr sa mort; Sherlock n'était peut-être pas plus vivant qu'elle, terrée dans un manoir qui n'était pas le sien grâce à un mensonge habile. Et il y avait aussi ce petit morceau de sa raison qui lui susurrait que c'était impossible, que volage et distraite il y aurait toujours quelque chose pour la faire dévier de sa route, fût-ce un rêve ou une envie soudaine, car aussi sûr que le soleil se levait à l'Est et se couchait à l'Ouest – et non l'inverse – Irène Adler continuerait d'errer simplement guidée par des caprices qui la surprenaient elle-même. Alors peut-être avait-elle voulu rêver Holmes, vif et bien vivant, car n'avait-elle pas, elle, la pauvre faussaire qui avait cru pouvoir résister à l'ire de Moriarty, justement survécu à la vindicte réputée mortelle du Professeur ?
Et sa tête continuait de lui jouer des tours – si moi, pourquoi pas lui ?
« Miss ? »
Entièrement perdue dans ses pensées, Irène n'en avait pas entendu l'approche de la domestique qui plutôt que de frapper franchement à la porte - quitte à insister puis s'arrêter s'il n'y avait pas de réponse - s'était décidée pour une entrée timorée et relativement impolie; sa tête s'était glissée dans l'entrebâillure de la porte et ses traits étaient à demi noyés dans la lumière aveuglante du couloir tandis que l'autre moitié était dissimulée par l'ombre allongée de son nez qui lui barrait la joue.
« Excusez du dérangement, Miss, mais il y a du courrier pour vous, Miss » Lui apprit-elle avec un fort accent français.
D'un geste Irène lui signala de déposer la missive ailleurs, hors de sa vue et peu importait du moment qu'elle restait isolée dans sa chambre; la bonne promptement renvoyée dans ses pénates il ne resterait que le silence pour répondre à ses insécurités croissantes. Ce n'était pas faute de se rassurer, mais la peur lui tordait le ventre et elle se sentait constamment prête à vomir, effrayée par le moindre bruit, comme si le monde tout entier cherchait à lui rappeler ce qui semblait être son erreur la plus idiote, car si ce rustre tueur de tigres essayait de s'en prendre à elle, c'était évidemment un adversaire réellement à craindre – mais elle savait s'entourer suffisamment pour ne pas être trop en danger, de plus, la nouvelle du retour d'Irène Adler n'était absolument pas vérifiée et encore moins officielle (sauf auprès de quelques amis judicieusement mis a courant). Et comme elle l'avait déjà songé à maintes reprises, l'exil n'était pas vraiment bon pour ses nerfs – trop de précautions pour quelqu'un comme elle, faite pour vivre dans la lumière.
Certains avantages non négligeables étaient d'ailleurs de son côté, comme par exemple le fait que l'endroit où elle résidait actuellement était sans doute l'un des mieux gardés de Londres; en effet, la jeune lady Anna chez qui Irène avait élu domicile n'était autre que l'unique fille de l'un des membres les plus influents de la chambre des Lords, Lord Henry Prescott. Miss Adler avait en effet réussi l'incroyable : faire croire à la jeune demoiselle qu'elles étaient de lointaines cousines que le temps et les intrigues de leur famille avaient éloignées. Miss Anna étant enfant unique, encore jeune, totalement crédule et affreusement gâtée par son papa, l'idée qu'un membre méconnu de sa famille errât seul dans les rues londoniennes n'était ni rassurant, ni agréable (et visiblement pas si improbable); excès de courtoisie, non pas, disait-elle en agitant exagérément sa main gantée par-dessus la table à thé, mais excès d'amour, sans doute. Supporter les excentricités égoïstes d'une jeune demoiselle de dix-sept ans n'était pas si terrible qu'Irène l'eût cru, et était une bien maigre déconvenue pour vivre aussi agréablement quelques semaines sans avoir à débourser le moindre penny – Miss Anna insistait pour que toutes les dépenses d'Irène soient mises à son nom, et qui était-elle pour refuser tant de bonté ?
Heureusement pour elle, Lord Prescott était un grand ponte de la haute société refusant de vivre ailleurs qu'en plein Londres, dans son propre appartement sur Downing Street, mais qui n'autorisait pas sa fille à y venir ou même à sortir dans le monde; Miss Prescott n'avait jamais été au couvent mais c'était tout comme, ce qui permettait à Irène de jouir d'une confortable suite dans l'une des ailes du manoir familial sans avoir à se soucier d'être embêtée. En effet, le fait qu'Anna soit rendue inapte à toute sortie par les interdictions de son père empêchait la sainte parole de se répandre plus que Miss Adler ne l'aurait voulu; en demeurant ainsi dissimulée aux yeux du monde, dans cette grande maison presque uniquement habitée par une gouvernante, des domestiques et leur maîtresse, elle était suffisamment proche de Londres pour s'y rendre en moins de deux heures et bien trop loin pour que quiconque l'ayant aperçue ne la découvre cachée dans n'importe quel hôtel miteux et bon marché situé dans la périphérie de la capitale.
De fait, le retour d'Irène Adler à Londres n'était un fait connu que de quelques privilégiés qui comptaient bien attendre quelques mois avant de révéler la nouvelle, et ce sur le bon conseil de leur amie tout juste réapparue; l'idée d'être ainsi placés au dessus du reste du monde faisait des merveilles, si bien qu'Irène ne se faisait absolument aucun souci quant aux rumeurs la concernant qui continueraient d'être alimentées par de faux témoignages jusqu'à ce qu'elle jugeât le moment suffisamment opportun pour se révéler.
Ses talents de menteuse éhontée parvenaient encore à l'étonner, quelques fois – mais vraiment, dire d'un ton fatigué et avec un air effarouché et même profondément las que son corps n'aspirait qu'au repos, tout comme son esprit épuisé par un si long voyage ? Personne n'aimerait la voir ainsi, fanée comme une rose morte, loin de ses charmes habituels – cela ferait les choux gras de ses ennemis, et elle se refusait bien évidemment à leur donner une telle satisfaction, chose que ses amis très précautionneusement choisis approuvaient avec affliction. Non, Irène Adler devait se ménager et revenir à l'apogée de sa forme, prête à envoûter son auditoire avec sa verve habituelle; les décevoir serait prendre le risque d'être dévorée toute crue et elle ne tenait absolument pas à tomber si bas après avoir atteint des sphères si hautes. La petite Miss Anna avait eu droit à la même histoire et protégeait Irène de son mieux, son égoïsme encore enfantin étant probablement la meilleure corde qu'Irène ait jamais tirée; ainsi, les éventuels visiteurs de la demoiselle n'avaient aucun connaissance de la présence de Miss Adler en ces murs et demeuraient oublieux de tout indice.
« Cousine ? »
Oh.
La petite Anna s'étant d'ailleurs prise d'affection pour sa lointaine parente, elle l'affublait de quelques petits surnoms polis mais un peu lourds; le manque de subtilité ou la sensation qu'elle était envahissante ne semblaient pas troubler Miss Prescott le moins du monde et c'était une chose à laquelle Irène ne souhaitait pas s'habituer.
« Entrez, je vous en prie, lui répondit-elle en feignant la gentillesse.
La porte s'ouvrit nettement, signe d'une grande impatience et de ce qui était encore un léger manque d'éducation malgré les précepteurs et professeurs d'étiquette qui arpentaient les couloirs et salles du manoir des après-midis entiers par semaine.
- Vous voilà plus lumineuse qu'il y a trois jours, s'exclama la grande gamine sans clore la porte derrière elle.
L'un des premiers signes de sa candeur enfantine était le fait qu'Anna ne songeât pas un seul instant qu'on puisse écouter aux portes, et donc espionner leurs conversations (alors que justement tout l'intérêt était là, découvrir des secrets, et ce bien qu'elles soient entourées uniquement de domestiques – l'absence de relations ou de fortune ne signifiait pas qu'ils étaient aveugles aux intrigues se jouant autour d'eux).
- Me permettez-vous d'ouvrir une fenêtre ? Il fait bien sombre ici », s'enquit sa jeune hôte en se dirigeant déjà vers les fenêtres.
Irène, dans un accès légitime de paranoïa, avait clos les volets et tiré les stores, ce qui avait plongé la pièce dans la pénombre; seuls quelques rayons de soleil filtraient ici et là, apportant un peu de lumière mais rien de suffisant pour s'orienter dans la chambre sans risquer de se prendre les pieds dans les meubles.
Anna sembla manquer de faire tomber un vase au vu du bruit, mais atteignit l'une des grandes fenêtres sans encombre (une chance, car sa maladresse adolescente était encore solidement accrochée à ses doigts et la pauvre enfant faisait tomber une boîte ou un couvert au moins une à deux fois par jour). Irène devinait la forme indistincte de son bras dans les ombres – elle devait longer les murs de ses doigts afin de ne pas risquer de rencontrer le bord du lit ou un fauteuil; si l'effort était remarquable, les petits cris qu'elle poussait lorsque ses mains rencontraient quelque chose d'inattendu (une peinture, le paravent, ou même une aspérité du mur) n'étaient pas nécessaires du tout.
Finalement, les stores furent écartés et les fenêtres ouvertes vers l'intérieur; Miss Anna Prescott la prudente se pencha en avant afin de repousser les volets vers l'extérieur, et il n'aurait fallu qu'une poussée dans son dos pour qu'elle passât par-dessus le bord de la fenêtre et tombât.
« Laissez vos gens s'en charger, s'écria-t-elle plus vivement qu'elle ne l'aurait voulu, sa bouche se mouvant avant que sa tête n'ait eu le temps de réfléchir à ses paroles.
Miss Prescott ne fit que trois pas en arrière, à demi tournée vers elle et son expression était aussi surprise qu'interrogatrice.
- N'allez pas vous salir les doigts sur ces volets, se rattrapa Irène en se recomposant un visage plus serein depuis le fauteuil sur lequel elle s'était installée.
La lampe à huile brûlait encore sur le guéridon à sa droite et elle en souffla la flamme; les rideaux étaient agités par le vent qui sifflait à travers l'unique fenêtre ouverte et tournait les pages du roman qu'Irène avait entre les mains. Les cheveux clairs d'Anna s'étaient un peu emmêlés, et elle regarda ses doigts avant d'acquiescer à la suggestion de sa cousine, refermant de fait les fenêtres.
- Voilà qui est mieux, soupira Irène en ressentant malgré tout l'envie pressante de s'éloigner de la fenêtre et du torrent de lumière qu'elle déversait dans la chambre.
Anna n'eut même pas l'air de l'entendre puisqu'une seconde plus tard la jeune fille s'était jetée à ses pieds et le menton au niveau des genoux de Miss Adler se saisissait prudemment du livre.
- Oh non, je vous ai fait perdre votre page ! Quelle idiote, pesta-t-elle en cherchant à retrouver le passage (et ce bien que ce ne fût pas elle qui lisait l'œuvre une seconde plus tôt).
Ses traits quittèrent la tristesse coupable d'un enfant pour de la curiosité étonnée; ses yeux parcouraient les lignes et ensuite la couverture lorsqu'elle referma le livre.
- Vous l'avez donc lu malgré tout, prononça-t-elle, étonnée.
Entre les mains blanches d'aristocrate d'Anna Prescott se tenait, presque accusatrice, la première nouvelle que John Watson avait publiée (et peut-être écrite, également, mais en l'absence de confirmation Irène préférait ne pas s'avancer).
Reichenbach.
Elle s'en était procuré un exemplaire depuis longtemps déjà, lui avait dit Anna en lui tendant l'œuvre, sa mine d'enfant éclairée d'une lueur joyeuse. La publication datait de la fin d'année 1891, à peine trois mois après la mort d'Holmes - et elle ne doutait pas qu'il s'agisse d'un exorcisme, chaque ligne plus écrasante de sentiments que la précédente, si bien que malgré sa taille plutôt réduite le livre pesait si lourd entre ses doigts qu'Irène n'arrivait pas à en lire plus de trois ou quatre pages de temps en temps alors même que ce récit de Reichenbach s'était logé sur sa table de chevet depuis des semaines déjà. Il venait de la bibliothèque personnelle d'Anna qui s'était permise de lui choisir de la lecture à son arrivée. Le petit ouvrage lui avait échappé des mains lorsque titre et auteur s'étaient emmêlés dans son esprit, lui rappelant un événement dont elle s'était crue davantage détachée – la mort d'Holmes. Et plus le récit avançait, plus le côté saccadé des événements lui rappelait la fâcheuse conclusion à laquelle il arriverait sans aucune alternative possible – la chute telle qu'elle l'avait déjà lue dans les journaux en arrivant à Chypre, après avoir simulé sa propre mort pour échapper à Moriarty.
Anna babillait à propos de Watson qu'elle ne connaissait pas, de toutes ces situations dont elle ne comprendrait jamais la portée exacte; ses yeux émerveillés de petite fille ne voyaient que l'aventure et l'inconnu sans capter ne serait-ce qu'à minima la perte immense que représentait la disparition d'Holmes.
- Et êtes-vous arrivée à la fin ? Il nous en manque un si large morceau et pourtant elle parviendra toujours à me captiver, déblatéra-t-elle sans pouvoir s'arrêter. Oh, combien aurais-je aimé embarquer avec eux jusqu'en France et puis en Suisse, voir des gitans et m'inviter à une de ces conférences de paix pour danser avec une dame !
Elle s'était relevée vivement et tourbillonnait en mimant une valse, ses bras entourant uniquement du vide mais son imagination semblant compenser l'absence de musique, de partenaire et de bal.
- Mais quelle horreur pour la femme du docteur, être jetée d'un train ! Et quel rustre, cet Holmes – n'y avait-il rien qui puisse le canaliser, il était affreux ! Je ne nie pas qu'il ait été utile, mais… Cette personnalité qu'était la sienne », pesta Anna, toujours sans n'en rien savoir.
Irène n'eut pas la force de la faire arrêter et n'écoutait plus que d'une oreille le bavardage incessant de la trop jeune Miss Prescott dont la compréhension limitée du monde ne lui laissait pas la moindre profondeur et aucune réflexion qui concernerait autre chose que ses envies d'évasion.
Elle égrena les dernières pages et laissa une nostalgie un peu coupable l'envahir – si elle avait dû parler à cet instant, sa voix n'aurait été qu'un croassement rendu tremblant par les larmes retenues et la colère ne pas avoir su - ne pas avoir pu être là. Elle entre tous aurait facilement deviné ses projets, tout comme le bon docteur dont les dernières lignes trahissaient la précipitation, car lui-même avait saisi toute l'urgence de la présence d'un tiers lors de cet affrontement final entre Holmes et Moriarty – en était témoin le récit de sa course jusqu'aux portes menant au balcon lors de cette conférence absurde, l'absence de détails et le flou de couleurs et de bruits.
Et lisant la chute Irène eut l'impression d'y avoir été, comme si aux côtés du docteur elle regardait Holmes le temps d'une dernière seconde avant que celui-ci ne se jetât en arrière sans aucun regret, emportant le Professeur avec lui. Holmes savait que la justice n'aurait pas pu condamner sa Némésis qui avait le bras bien trop long pour souffrir d'un éventuel emprisonnement ou d'une possible pendaison, et que le peu qu'il avait aidé à détruire n'était qu'une infime portion d'un empire gigantesque – supprimer la source de tout ce mal n'empêcherait pas une guerre de se déclencher mais anéantirait à jamais les projets nuisibles de James Moriarty.
Quelques mots devraient suffire au peu qu'il reste à dire.
Le livre lui échappa des mains et s'en alla choir sur le sol avec le bruissement tranquille des feuilles en automne. Il n'y aurait jamais assez de mots pour dire adieu, et certainement pas cette ligne mise en avant malgré tout le paragraphe qui l'entourait comme pour la cacher; tout dans l'écrasante finitude de cette phrase était d'une horreur sans nom, et de la même façon qu'Irène avait lu chaque ligne de la prose directe, amère et transpirante de sentiments tellement plus lourds qu'eux de John Watson, elle avait envie de récupéré le diabolique ouvrage et de le lancer violemment le livre à travers la pièce et si celui-ci cognait lourdement contre l'un des murs cela n'aurait été que justice, et encore, le mieux aurait été qu'il rencontrât une fenêtre : elle se serait brisée en morceaux et l'ouvrage le plus ignoble qu'Irène ait jamais lu aurait alors heurté le sol de fin d'hiver des jardins avec autant de douleur qu'il avait touché son cœur.
Quelques mots devraient suffire au peu qu'il reste à dire.
Il n'y aurait jamais de « peu » concernant Sherlock Holmes; l'homme ne se serait jamais couché pour moins qu'une fin grandiose et à ce titre emporter Moriarty dans sa chute lui ferait certainement justice pour de nombreuses années encore.
« Avez-vous vu, il y a un courrier à votre attention qui nous a été posté; pourtant, n'étiez-vous pas volontairement secrète à propos de votre retraite ici ? L'interrogea Miss Prescott avec la moue boudeuse d'une enfant jalouse.
- Une négligence de ma part, articula Irène en quittant ses souvenirs d'Holmes et sans prêter plus ample attention au livre qui avait chu par terre.
Elle l'aurait froidement piétiné si elle n'avait pas eu peur qu'il imprimât sa marque maudite de tristesse coupable sur son talon, et sans avoir le temps de demander qui était l'expéditeur du curieux courrier entendit la question teintée d'inquiétude d'Anna.
- Tiens donc, il n'y a aucun nom et pas même une adresse; qui donc a bien pu vous l'envoyer ? Voulez-vous que je quémande Monsieur mon père afin qu'il se penchât sur la question et demandât une enquête ? S'enquit-elle avec une précipitation peu commune.
- Ne vous emballez pas si vite, l'arrêta mollement Irène, avachie plus qu'assise dans son fauteuil.
La fenêtre là-bas lui sembla soudain bien trop près et Anna eut-elle été absente elle se serait déplacée à la seconde; néanmoins, la présence de sa jeune hôte l'empêchait de commettre quelque impair que ce fût et elle resta solidement ancrée au fauteuil tandis que ses doigts se mettaient à trembler. Le fait que Moran pouvait tirer et l'atteindre à ce moment précis ne la quitta pas un seul instant, et chaque minute passa comme une heure; ses paroles ne stoppèrent pas Miss Prescott qui s'installa à l'endroit où Irène aurait tant voulu se réfugier et envia éhontée tandis qu'Anna jacassait.
- Comprenez Cousine que votre sécurité est pour moi une affaire des plus importantes, et que j'ai bien compris malgré vos silences qu'il y a un homme qui doit vous poursuivre de ses assiduités, lui souffla-t-elle en songeant avoir découvert le pot-aux-roses.
Le fait qu'elle ne fût pas si éloignée de la vérité (du moins en surface) eut l'étrange don de sortir Irène de sa torpeur effrayée et de la trainer malgré elle jusqu'au bord de la conscience, laquelle lui soufflait avec de grands élans paniqués Anna n'est pas aussi idiote que tu le crois, et d'autres mises en garde semblables loin d'être rassurantes – peut-être qu'elle est au service de Moran et que tout ça n'était qu'un plan pour te tourmenter avant de t'assassiner ?
- Oh, vous avez fait tomber votre livre, s'exclama-t-elle en le ramassant.
Et soudain c'était comme Blackwood de nouveau, sa visite à Holmes, son je ne veux pas de votre argent, et elle de répondre et bien je parie cette somme que vous accepterez - tout se rejoua dans le flou large et pourtant raccourci de leurs si nombreuses rencontres sans queue ni tête, mais ce qui la frappa le plus fut la façon dont il s'était précipitamment saisi de son bras alors qu'elle s'en allait sans aucune arrière pensée saisir une enveloppe avec les informations concernant Roerdan, son sérieux et si peu moqueur surtout ne vous coupez pas sur cette sanguinaire enveloppe… Car elle-même était à deux doigts d'attraper Anna tout aussi vivement par le poignet et d'y enfoncer ses ongles pour l'arrêter, paranoïaque et réactive à l'extrême si sa vie était en jeu.
Sanguinaire enveloppe.
La phrase de Watson était la pire insulte qu'on puisse faire au génie d'Holmes, mais d'un autre côté, elle comprenait la volonté du docteur à mettre un point final à leurs aventures communes - Holmes vivant était encombrant plus que de raison, alors sa version fantomatique ? Elle-même en savait quelque chose et s'en était crue plus détachée alors que sa réaction prouvait tout le contraire.
Il n'y en aurait jamais assez pour dire à quel point cette fin n'en avait pas été une, et la dernière phrase de la nouvelle faisait œuvre d'épitaphe personnelle plus que de véritable au revoir – je le considérerais toujours comme le meilleur et le plus avisé des hommes. (Et une petite voix dans la tête d'Irène susurrait, un peu mauvaise, mais où avait-elle été, cette damnée sagesse, lorsque sur le balcon il ne lui aurait fallu qu'attendre un instant afin que Watson volât à son secours ?)
- Tenez, voilà, lui souffla Anna en allongeant démesurément la dernière syllabe comme si elle parlait à un enfant.
Aucun merci ne franchit ses lèvres et si sa cousine imaginaire en était peut-être déçue, Irène ne vit rien, trop accaparée par le livre repositionné proprement entre ses mains comme si elle était un mannequin exposé dans l'une des vitrines du Printemps de Paris, et cela sembla faire suffisamment joli au goût de Miss Prescott, car elle ne se permit aucun arrangement supplémentaire (et même si elle l'avait fait, Irène n'aurait pas été certaine de pouvoir l'empêcher de bouger quoique ce soit).
- Puis-je faire autre chose ?
Sa demande parut soudain complètement déplacée et si son hôte avachie dans le fauteuil comme une petite vieille bien incapable de se redresser lui avait répondu, ça aurait été dans les lignes d'un très excessif vous taire serait un bon début, quoique je doute que votre sens étriqué de la politesse n'intègre la nécessité que certains ont du silence et de la tranquillité. Faute de réponse, Anna, qui s'était accroupie à sa droite et dont les longs doigts blancs caressaient sa manche, se déplaça sur ses genoux jusque face à elle dans une posture qui rappela à Irène quelque chose de bien moins innocent que ce que sa fausse cousine bien candide s'apprêtait à faire.
Les hommes étaient parfois plus doués avec leur langue sans passer par le truchement de la parole, mais ce n'était pas vraiment quelque chose dont elle avait envie de discuter en cet instant et la présence de la candide Miss Prescott n'était qu'un argument supplémentaire qui la poussa à chasser l'idée de plaisirs bien plus simples et infiniment moins compliqués que ne l'étaient ses interactions avec une réalité devenue un peu trop lourde.
- Non, non, l'apaisa Irène avec une voix plus lointaine qu'elle ne l'aurait crue.
Le murmure fit à peine trembler ses lèvres nues du rouge qu'elle y apposait d'ordinaire, à la manière dont les grandes maisons d'aristocrates scellaient leurs enveloppes avec ces bâtons rouges à la lueur d'une bougie et avec cette éternelle chevalière qui passait de père en fils comme une malédiction dont les femmes seraient épargnées.
Et quelle chance ces pauvres biches avaient sans le savoir, songea-t-elle en regardant Miss Prescott se relever, tout sourire.
- Bien, dans ce cas. Je vais vous laisser ! »
Elle n'était plus que ricanements et à chacun de ses pas sa robe s'agitait, faisant tressauter rubans et froufrous – un inconnu ne lui aurait pas donné douze ans, avec ses joues encore toutes rondes et sa blondeur dorée, presqu'un peu orangée, à la manière d'un soleil qui jugulerait son levé afin que l'œil curieux de l'Homme puisse en apprécier toutes les nuances.
Les sautillements gamins d'Anna s'arrêtèrent et Irène eut envie de sortir ce petit calibre qu'elle avait toujours dans son sac pour juste la contraindre à sortir un peu plus vite - ce qu'on disait rarement lorsque l'on évoquait sa famille, ou la famille en général, c'était que bien souvent on taisait les mauvais côtés pour mieux souligner les bons, alors qu'en cet instant Anna Prescott (avec laquelle Irène ne partageait pas une seule goutte de sang !) était l'archétype le plus représentatif possible de cette petite nièce agaçante qui veut sans arrêt jouer avec vous et n'a de cesse de vous accaparer sans jamais s'arrêter jusqu'à ce que vous donniez votre parole de jouer avec elle; suite à quoi, cette même gamine gâtée et capricieuse revenait vous voir la bouche en cœur à peine dix minutes plus tard.
« N'oubliez pas votre courrier, ce serait dommage qu'un de vos bons amis n'ait aucune réponse; lisez-la donc quand vous serez plus en état, et si jamais je peux vous aider, Cousine, ce serait mon plaisir de vous assister en quoi ce soit ! »
La porte claqua un peu moins bruyamment qu'Irène ne s'y était attendue (quelque part elle était presque déçue de ne rien avoir contre quoi pester davantage, car bien que désagréable, Miss Prescott arrivait à lui sortir Moran et Holmes de la tête, même pour quelques secondes un peu vaines). L'enveloppe posée sur ses genoux avait des airs invasifs, posée si près des Chutes. L'esprit d'Irène conjura un étrange conte où l'une était l'alliée de l'autre, mais où séparées elles ne s'étaient jamais retrouvées; une sombre histoire de trahison, peut-être, ou alors était-ce figuratif et ne se parlaient-elles juste plus ? Et rien de plus ne sortit de ce vague début d'histoire si ce n'était la quasi-certitude d'Irène Adler qu'elle sombrait progressivement dans la folie.
