1.

En moins d'un an, la troxine était devenue le pire fléau que les Polices Galactiques aient connu. La drogue hallucinogène avait envahi les rues et les labos clandestins pullulant, l'offre était plus abondante que jamais – et avait bien du mal à répondre à la demande !

Le SiGIP et la Police Spéciale déployaient tous leurs moyens mais c'était comme vouloir vider un océan avec une petite cuillère !

Les revendeurs étaient eux semblables à une véritable fourmilière et avant même qu'on en arrête un, dix autres étaient déjà en place pour étendre le marché jusqu'aux cours de récréation !

Quant aux moyens dont disposaient les producteurs de troxine, ils valaient bien ceux du SiGIP qui était pourtant l'unité militaire des Polices disposant de fonds quasi illimités !

Mais les Polices Galactiques avaient l'habitude et rien n'aurait pu les empêcher de faire leur travail et de combattre le trafic au quotidien.

Le Bureau AZ37 n'avait jamais cessé de compter la troxine parmi ses dossiers et ses Unités d'Intervention avaient ajouté ces opérations qui sortaient pourtant de leurs attributions habituelles.


- Mais c'était ce que la logique commandait !

- La logique d'un ordinateur, pas la logique d'imprévus du terrain !

- Je ne pouvais pas savoir…

- De toute façon, tu ne sais jamais rien !

- Oh, les gamins, ça suffit ! aboya le Lieutenant Melgon Doufert en s'interposant. Ces enfantillages ne peuvent que desservir l'Unité. Et je commence à en avoir sérieusement assez de vos chamailleries ! Rentrez au Bureau, vous vous êtes bien suffisamment donnés en spectacle, pour ce jour !

De fait, sans un regard l'un pour l'autre, les Inspecteurs Aldéran Skendromme et Soreyn Romdall se tournèrent le dos et dirigèrent vers le van d'intervention.

Yélyne Morvik se rapprocha de Melgon, son supérieur et son ami.

- Cette mésentente devient franchement pénible, reconnut-elle. Elle ne fait qu'empirer… contrairement à ce que nous espérions tous !

- Deux excellents policiers dont l'association aurait dû faire de l'Unité Anaconda un groupe d'élite et c'est tout l'inverse ! ragea Melgon en achevant de ranger son matériel d'intervention. Ils sont surdoués pour leur jeune âge, mais cela en fait aussi deux gosses qui ne pensent qu'à se quereller ! Des batailles de coqs.

- Ils ne peuvent pas se comprendre parce que leurs tâches au sein de l'Unité sont diamétralement opposées, murmura Yélyne en chargeant le matériel à l'arrière du van. Aldéran est sur le terrain et Soreyn en a une vision théorique et virtuelle en tirant ses analyses sur ordinateur !

- Mais pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas ? reprit Melgon en frappant du poing contre la portière du van. Lozelle Romberg était du même style et cela n'a pas empêché Aldéran de l'accepter et de la respecter. Idem en ce qui te concerne, Yélyne, tu as d'ailleurs une fonction comparable à celle de Soreyn dans l'Unité !

- Question d'âge aussi, j'imagine alors, fit Yélyne en enlevant son gilet pare-balles. Ici, bien que leurs responsabilités soient différentes, comme tu viens de le souligner, leur peu d'années au compteur les met en compétition directe !

- Je crois qu'un dîner s'impose pour que nous mettions tout à plat une bonne fois pour toute…

- Sauf que c'est Aldéran qui s'est proposé de nous réunir cette fois, rappela Yélyne. J'avoue que j'ai hâte de revoir La Roseraie !

- En ce qui me concerne, même son superbe duplex me conviendra, assura Melgon avec un petit rire. Allez, plus un mot de tout ceci aux jeunots !

- Bien sûr.

Melgon et Yélyne ouvrirent les portières avants du van pour prendre place. Aldéran, Soreyn et Darys Loudar leur artificier attendaient patiemment sur les banquettes.

- Il est déjà tard, mais la Colonel Kesdame Forgless et moi attendons vos rapports pour aujourd'hui encore, informa Melgon.

- Oui, Lieutenant, firent ses Inspecteurs d'une seule voix.

Yélyne au volant du van, l'Unité Anaconda reprit le chemin du Bureau de la Spéciale.

2.

- Quelle charmante surprise, Delly !

- Désolée d'avoir débarqué à l'improviste…

Bien que très surpris de trouver sa belle-sœur dans son duplex, Aldéran ne dit rien. Il l'embrassa sur les deux joues avant d'enlever sa veste et de déposer ses sacs dans l'entrée. L'énorme molosse Torko étant allé faire la fête à la visiteuse qui caressa doucement sa tête noire.

- J'ai pressé des fruits frais en t'attendant, dit-elle en versant le jus dans de grands verres.

- Merci.

La jeune femme ne semblait guère pressée d'en arriver aux raisons de sa présence et il se garda bien de la bousculer ! Delly était pâle sous son léger maquillage, les traits tirés, et ce n'était pas uniquement dû aux sautes d'humeur de son bébé, Valysse, qui traînait un mauvais rhume depuis des jours et des jours !

- Skyrone est-il allé chercher notre petite sœur à l'école ? fit enfin Aldéran pour tenter de lancer la conversation.

- Lui et moi avons eu des analyses chimiques à lancer en urgence courant de l'après-midi. Il a d'ailleurs quitté le Labo de la Clinique Sperdon peu après. J'ai donc appelé La Roseraie pour que la nounou de Eryna passe la prendre à la sortie de l'école.

- Vous avez bien fait de ne pas tenter de me joindre, j'étais en pleine intervention !

- Ton frère et moi pouvions nous en douter, assura Delly. Maintenant que mon mari dirige seul le Labo et que la troxine t'occupe encore plus au Bureau de la Spéciale, votre petite sœur doit s'habituer à ce que ce soit sa nounou qui aille la chercher le plus souvent.

- Elle grandit, elle comprend, assura Aldéran en rajoutant des glaçons dans son jus de fruits. Elle a toujours été bien plus mûre que Sky, et surtout moi, à son âge !

La remarque arracha enfin un sourire à Delly.

- Tu restes dîner, Delly ? proposa Aldéran, autant pour s'occuper que pour éviter un peu les prunelles claires de sa belle-sœur !

- Pourquoi pas ? J'ai appelé l'appartement : Valysse est fiévreuse mais dort. Quant à Skyrone, il n'a pas dit s'il comptait revenir tôt ou tard… Mais, si tu avais d'autres projets, envie de sortir, Shyrielle peut-être ?

Aldéran était passé dans la cuisine, à la recherche de la carte de visite d'un des traiteurs auquel il s'adressait régulièrement.

- Je n'avais pas encore eu le temps de réfléchir à quoi que ce soit, répondit-il. Menu poissons, ça te dit ?

- Bonne idée, Aldie.

Aldéran retrouva la fiche électronique et passa commande avant de venir retrouver sa belle-sœur.


- Sky ne t'a pas informée de son emploi du temps de la soirée ? reprit-il en devinant saisir un fil.

- Skyrone est rarement là, fit enfin Delly. Au Labo, on ne fait que se croiser, on a des échanges strictement professionnels. Et, une fois ensemble, on parle de notre bébé mais pour nous, on n'a pas de temps… Skyrone est toujours dehors, je ne sais où, avec je ne sais qui…

- Pour ce qui est de ce genre d'inquiétudes, mon grand frère n'est pas moi, Delly ! Skyrone t'a épousée et t'a juré fidélité je ne dis pas qu'il ne pourrait pas « fauter », mais en ce cas, je suis certain qu'il le ferait discrètement et que tu n'en aurais aucune connaissance !… Je ne suis pas sûr que ce genre d'argument te rassure vraiment !

- Je me doutais que tu me sortirais quelque chose dans ce style là, avoua Delly. Je connais bien plus le mari que tu ne connais le frère, et j'ai confiance en lui. Mais, depuis des semaines, ça fait beaucoup de secrets, d'allées et venues, de malentendus… Je n'aime pas ces disputes mais nous en avons de plus en plus, pour des broutilles surtout !

Aidé de la jeune femme, Aldéran dressait la table, débouchait une bouteille de vin blanc.

- Je ne vois pas très bien ce que je peux faire… Tu veux que je parle à Sky ? Que je le questionne, en douceur ?

- Oui, peut-être… Mais pas tout de suite…

Aldéran comprenait de moins en moins. La brouille dans le mariage de son frère le peinait profondément ! Il tenait à se rendre utile, sans cependant envenimer davantage la situation !

- S'il te plaît, Delly, tâche d'être un peu plus claire, pria-t-il d'une voix douce. Qu'attends-tu exactement de moi ?

- Je ne sais pas… Mais, si ça devait brûlant, si ça devait déraper, pourrais-je t'appeler à la rescousse ? jeta-t-elle d'une traite.

- Oui, bien sûr ! Sky, toi et même Valy du haut de ses quelques mois, savez que vous pouvez compter sur moi !

- Merci, Aldéran.

Delly parut infiniment soulagée, esquissa un sourire.

- Je te sers un apéritif ? Moi, je continue au jus de fruits !

- Avec plaisir.

Aldéran avait commandé du poisson cru en sushis froid, fumé, en tranches, en mousses, en gelée du poisson grillé et en sauce, gratiné et en roulades.


- Tu veux remplir mon frigo ou quoi, Aldie ? J'ai fait de grands progrès en cuisine, comme tu peux le constater au fil des mois !

- Oui, tes plats commencent à devenir mangeables. Je pense aussi à mon propre estomac, s'amusa-t-il. On partagera tout ce dont nous ne pourrons nous empiffrer et je mettrai tout dans mon surgélateur pour mes soirs de solitude.

Delly éclata enfin d'un rire frais et spontané.

- Tu parles, séducteur ! Shyrielle à ses cours ou en stage, ton lit n'a pas le temps de refroidir ! Alors, je ne croirai jamais que tu te retrouves affamé devant une assiette et un lit vides !

- Toi, tu me connais trop bien…

- Voilà pourquoi j'ai, sans la moindre hésitation, épousé ton aîné !

Aldéran pouffa.

- Quel compliment ! Pas vraiment celui que j'espère entendre d'une dame, mais bon, au moins, ça me change du passage de pommade !

Delly fit mine de réfléchir.

- Je me demande ce qui me surprendra toujours le plus : ta modestie ou ton déplorable sens de l'humour ! ?

- Les deux, très chère belle-sœur ! Les deux !

Aldéran posa une main compatissante sur celle de la jeune femme.

- Heureux de t'avoir rendu le sourire. Accroche-toi. Relations éphémères ou mariage, cela exige des compromis. Skyrone et toi, avec Valysse, formez une famille exemplaire. Si Sky a des ennuis, je finirai par l'apprendre et je ferai tout pour vous sortiez de cette mauvaise passe plus forts encore !

- Merci, Aldie.

- Je te ressers de poisson aux quatre épices et de vin avant que nous ne passions au dessert ?

- Je meurs de faim !

Aldéran fit un clin d'œil complice à Delly.

- Pitié, ne m'annonce pas que tu es enceinte ! J'ai déjà bien assez de garder ma nièce vos soirs de partouses !

- Fais gaffe, je pourrais te prendre au mot et te la confier le soir de TES partouses !

- Par les dieux !


- Inutile d'user inutilement votre intelligence à tenter de nous faire revenir sur notre décision, Pr Skendromme. Notre plan est au point depuis bien avant la naissance de votre fille !

Skyrone ne pouvait s'empêcher de frissonner.

- Je vous écoute.

Le rendez-vous était des plus mélodramatiques : dans une ruelle latérale, obscure comme il se devait, bordée de poubelles et uniquement fréquentée par quelques animaux errants ou rongeurs, et quelques marginaux qui se gardaient bien de s'y attarder !

Chacun dans sa voiture, Skyrone ne connaissait de ses interlocuteurs que le badge frappé de l'étrange double symbole triangulaire qui servait de signe de reconnaissance depuis que ces dealers de troxine avaient pris contact avec lui !

- Et si je refuse de coopérer ? tenta-t-il une ultime fois.

- Vous savez très bien quel être si cher à votre coeur le payera de sa vie !

Skyrone soupira, épuisé, à bout de forces et de nerfs après toutes ces semaines à avoir voulu échapper à l'inévitable.

- Je vous écoute. Je ferai tout ce que vous m'ordonnerez, capitula-t-il.