Liviu Alin Borisov = Roumanie
Andrei Mihai Borisov = Moldavie
Tsvetan Borisov = Bulgarie
Le monde ne m'a jamais semblé offrir de nombreuses occasions. À mes yeux, tout semblait verrouillé, fermé, de l'administration mystérieuse de l'école au bureau de l'alpha le plus puissant du pays. Même maintenant, assis devant une porte close, j'attendais que quelque chose se produisît, que quelqu'un fît quoi que ce fût, que ma vie changeât du tout au tout. Je m'attendais à un déluge de nouvelles, d'émotions trop fortes pour les contenir.
Néanmoins, je patientais. Tout était clos, tout était verrouillé. J'étais seul devant la porte fermée, avec pour compagnie, une fleur bourgeonnante qui n'osait pas encore montrer ses pétales. Il était trop tôt, devait-elle se dire. Il n'est pas l'heure de se dévoiler, devait-elle penser. Restons encore cachée, restons encore discrète, et seulement je m'ouvrirai quand je serai prête pour le monde, pas quand le monde, à ma place, l'aura décidé…
Malheureusement, je n'étais pas cette fleur. Une douce anémone, envoutante. J'aurais apprécié, dans une autre vie, sur une autre planète, vivre l'existence d'une fleur, mais je n'avais rien d'une fleur, ni les doux pétales du myosotis, ni la fragrance de la vanille, et encore moins les piquants de la rose. Si je devais me définir, ce ne serait pas par une fleur. Les fleurs sont trop fragiles, trop mesquines, trop discrètement puissantes. J'aurais voulu que quelqu'un d'autre fût ma fleur, j'aurais aimé être le point d'accroche de quelqu'un, l'arbre autour duquel s'enroule le lierre, et me tenir droit, éternellement, inébranlable… Comme si ma seule présence suffisait pour extérioriser la force de quelqu'un. Je veux être un amplificateur, pas un réceptacle.
J'ai bien envie de murmurer à cette fleur que je peux l'aider à bourgeonner, mais j'ai aperçu plus tôt les caméras coincées entre les meubles, capturant mes faits et gestes. Alors je ne bouge pas, je fixe la porte avec sérénité.
Quoi qu'il arrive, peu importe la réponse, tout changera. Ma vie dépendait de la réponse de cette université uniquement.
Depuis l'introduction d'une loi qui interdisait de lister préalablement la nature des candidats, certains omégas avaient été acceptés en tant qu'étudiants de pleins droits. Nombre d'eux périrent par la suite, assassinés par des alphas jaloux ou des bêtas vantards. Il faut dire qu'il est inhabituel pour un oméga de poursuivre ses études, et encore plus dans la filière qu'avait choisie mon partenaire. Nous nous étions accordés : je continuais mes études mais seulement s'il choisissait le cours. Je n'avais pas bronché, c'était déjà quelque chose d'accéder à un cours du supérieur ! Alors je lui avais fait part de mes différents souhaits et, ou par amour, ou par sottise, il avait accepté que je prisse celui qui m'intéressait le plus. Au fond, j'avais choisi.
Il était, au départ, extrêmement enjoué par l'idée. Enfin, je pense qu'il l'était. Il m'avait encouragé dans mes démarches, il avait signé les documents officiels m'autorisant à participer à un tel cours… Je me sentais si heureux d'avoir eu la chance d'épouser quelqu'un d'aussi ouvert d'esprit.
Alors j'attendais mes résultats. C'était une réponse importante que celle que j'allais recevoir. Je m'imaginais déjà si bien déambuler dans les longs couloirs de l'école, de savoir le savoir si près, presque palpable, incarné par des professeurs droits et justes. Qui pouvait être omégaphobe, entouré de tant de connaissances ? La logique et la raison devaient bien animer ces esprits, et donc je ne pouvais pas être battu à mort le lendemain de ma rentrée, pas quand tant de gens aimant apprendre étaient regroupés dans un tel endroit !
Si j'étais refusé, il m'avait promis de ne pas m'en vouloir mais me demanderait d'arrêter définitivement de suivre mes rêves puérils, disait-il. J'avais agréé, puisque je me sentais bien de remporter cette bataille. Si je réussissais, il avait promis de me trouver des gardes du corps qui m'escorteraient tout au long de mes études !
Je comprenais ses inquiétudes et ses demandes, ainsi je respecterais mes engagements si j'avais le malheur d'être refusé.
Donc je patientais devant la fleur, devant la porte, sur ma chaise, droit comme un piquet. Je fis le tour de la salle du regard pour l'énième fois, je regardai mes mains, puis la fleur, puis la porte, puis les yeux des caméras, encore une fois mes mains… j'agitai les jambes, je tendis l'oreille, je devins attentif au moindre changement perceptible dans l'air. Il s'avérait que ma patience avait atteint ses limites, mais il me fallait attendre, alors je me repris, je fis mine de me calmer pour me persuader, et bientôt, je redevins cette créature assise sur sa chaise, paisiblement patiente et calmement certaine d'elle-même.
Il ne fallut que quelques minutes supplémentaires pour que je recommençasse à gesticuler, mais les sons de pas s'approchant et d'une feuille passée sous la porte me ramenèrent à une réalité brutale à laquelle je ne me sentais plus vraiment préparé.
Je pris la feuille comme on prend un bébé, avec un amour que je ne m'expliquai pas, et je la lus. On me félicitait, sur ce frêle bout de papier, pour mes résultats excellents pendant mes années à l'école d'omégaformation. Eux ne savaient pas que je provenais de cette école, et je remerciai le gouvernement d'avoir promulgué telle loi permettant de protéger mon anonymat. Mes résultats avaient, en effet, été loués par mes professeurs et le chef d'établissement. C'était il y a si longtemps que la peur me prit d'avoir oublié tout ce qui me fut enseigné, mais vinrent avec la feuille les résultats des tests d'admission, et je fus agréablement surpris en relisant les distinctions que l'on m'avait attribuées.
Il ne fallait pas exciter les caméras, il ne fallait pas que l'on me remarquât trop, je dus passer pour un candidat lambda, pour un candidat alpha, alors les larmes ne me vinrent pas. Elles n'osèrent pas, mais je n'osai pas non plus : et si la fleur me voyait ? Et si sous ses pétales, sous sa somptueuse blancheur, elle enregistrait chacun de mes mouvements ? Si elle m'en voulait d'avoir été faible en sa présence ?
J'avais beau être confiant, mon partenaire m'avait assuré qu'ils feraient tout pour m'empêcher de réussir. Le temps que les documents fussent signés, je me devais d'être le moins suspect possible.
J'étais euphorique. Mon travail fut concluant : je méritais, selon ce document, une place dans l'une des meilleures classes. Ce n'était même pas celle que je visais. Malgré tout, je ne la choisis pas. Cela inquièterait trop mon alphamâle, je ne désirai pas tenter le diable. Le document demandait la signature de mon mari, voilà tout. Je rangeai le document dans l'enveloppe avec lequel il vint et alors je fus autorisé à sortir de la pièce.
Je transmis à la fleur toutes mes espérances secrètes, mes envies cachées, et elle les garda avec elle, les planta profondément dans sa terre, dans son sol meuble, là où personne ne les trouverait, où elles germeraient également. Je la remerciai, elle le méritait, et je quittai la pièce, mes résultats en mains. J'allais rentrer à la maison et annoncer la bonne nouvelle à mon alphamâle. Il serait enthousiaste, il se réjouirait avec moi. Au moins une personne serait présente pour fêter cette nouvelle, quelqu'un me soutiendrait.
Il était temps.
« Liviu, je suis rentré ! s'écria Tsvetan. T'es là ?
-À l'étage ! » répondis-je sur un ton léger en passant ma tête vers l'escalier. Je ne voulais pas réveiller Andrei, le pauvre dormait à poings fermés et méritait son sommeil.
« Oh, Andrei va mieux ? »
Il allait beaucoup mieux, en effet. Il avait douze ans, et comme beaucoup de jeunes omégas âgés de douze ans, il avait éprouvé ses premières chaleurs. Cela faisait une semaine qu'il en souffrait et s'en plaignait.
« Oui, mais je te déconseille de monter, l'informai-je. J'aèrerai demain, mais aujourd'hui, il doit dormir.
-Ç'a été… difficile ?
-Ce sont ses premières, alors elles sont un peu aléatoires. Il a cru être débarrassé mercredi, mais… ça marche pas comme ça, malheureusement.
-Tu lui as parlé de la pilule ?
-Ce n'est pas le moment, lui rétorquai-je. Je te l'ai déjà dit, il est trop jeune pour ce genre de choses. Il doit se développer naturellement, et quand tout sera bien ancré, on pourra commencer à lui proposer ces trucs-là. Qu'est-ce qu'on vous enseigne en alphaformation ?
-Désolé. »
Il est sincère, ça se sent. Je sais ce qu'on leur enseigne en alphaformation, à vrai dire. On enseigne le combat, dans toutes ses formes. La protection, la loyauté, le courage… On forme les alphas pour en faire de bons travailleurs, dans tous les domaines physiques et intellectuels. Le seul cursus commun qui existait entre les formations était l'éducation sexuelle, qui prenait une place importante pour tout le monde.
« Y'a pas de mal. Ta journée s'est bien passée ? m'enquis-je.
-Euh, plutôt normale. On a accueilli un nouveau membre dans l'équipe. C'est… le premier oméga de la boite. »
Évidemment, cela attira mon attention. Je lui souris à pleines dents, pointues, trop aiguisées peut-être, et posai ma main sur ses avant-bras affectueusement, l'autre main cachant mon sourire.
« Je suis ravi de te l'entendre dire. Et tout se passe bien pour lui ?
-Il s'en sort correctement. Il est bon, mais les autres alphas… Ils le prennent pour un con, enfin, comme d'habitude, quoi. Et on lui a volé deux fois ses clés déjà.
-Et il a le permis ? C'est impressionnant. Comment il s'appelle ?
-Beilschmidt, Gilbert. Sympa, souriant. Un type bien, mais Elizabetha… »
Ah, cette salope.
« La salope ?
-Ne l'appelle pas comme ça. Si elle t'entendait…
-J'adorerais lui dire en face, si tu permets. Elle m'a toujours énervé, de toute façon. On ne s'est jamais entendus, et en plus elle embête un pauvre oméga qui veut travailler ? Mais quelle connasse… Quelle connasse ! »
Elizabetha était une femelle alpha bien connue des environs. Elle adorait se faire passer pour une fleur et je pense qu'on pourrait la définir comme telle. Elle aimait gagner, elle aimait être puissante, elle aimait tout simplement sa supériorité naturelle. Nous allâmes à l'école ensemble, plus jeune, puis, quoique nous fussions séparés par nature, nous continuâmes à prendre le même chemin. Sur ces trajets, elle ne manqua aucune occasion pour me jouer des tours, me tendre des pièges, me déstabiliser…
Lorsqu'elle s'était coupé les cheveux, abandonnant sa longue chevelure pour une coupe à la garçonne, qu'elle ne gardera que peu de temps également, elle avait emporté avec elle les nattes coupées pour me forcer à les porter, comme si trois nattes ridiculement longues attachées de force avec des pinces à linge était un moyen amusant de passer le temps. On m'avait réprimandé pour ma « mauvaise attitude face à la situation », parce que je m'étais, vainement, débattu.
« Le diner est prêt, ai-je fait en reprenant mon sourire, tentant de le garder discret. Je ne vais pas laisser Elizabetha gâcher la soirée, j'oublie, promis. »
J'oublie. De nombreuses fois il me fut demandé d'oublier, parce que telle chose ne me concernait pas, parce que telle autre chose n'était pas de mon ressort, parce que je n'étais pas de la bonne nature. L'omégaformation enseigne correctement : c'est un enseignement à oubli. Il est enseigné comment oublier, pas comment retenir. Maintenant, j'oublie.
Andrei trouva en lui les forces de diner avec nous, finalement incapable de s'endormir. Sa semaine fut difficile, et il fut ravi de voir Tsvetan rentré. Il se jeta dans ses bras dès qu'il le vit dans le salon et s'engouffra dans son odeur. Je fus soulagé de le voir courir aussi énergiquement, il devait se remettre rapidement de ses chaleurs, c'était très bon signe quant à sa santé.
« Tsve, Tsve ! Tu m'emmènes à l'école demain ?
-Tu n'as pas le choix, fis-je à mon alphamâle. Je ne suis pas là demain matin, j'irai le chercher l'après-midi, si tu veux.
-Tu vas voir tes amis ? »
C'était inhabituel que je lui disse que je devais sortir. Je ne sortais pas souvent sans son accord, même si je savais pertinemment que jamais il ne me le refuserait, je lui demandais, instinctivement, si j'y étais autorisé.
Néanmoins, ce n'étaient pas des amis que j'allais voir. Je voulais, ce soir-là, lui faire la demande la plus importante de ma vie.
Je lui indiquai que nous en parlerions à un autre moment, et, me comprenant immédiatement, il tut sa curiosité pour plus tard. Nous étions mariés depuis plus de quinze ans, nous développâmes, sans nous en rendre compte, de nombreuses techniques pour se comprendre pendant toutes ces années. Je fus marié à lui à mes douze ans par ma famille. Je ne le connaissais pas, jamais je ne l'avais vu avant. J'étais trop timide, trop fermé pour contredire qui que ce fût.
Nous passâmes nos premières nuits dans un embarras si évident que nous n'échangeâmes que quelques paroles de politesse. Ces souvenirs n'étaient ni doux, ni amers, juste trop flous pour être miens. Il était attendu de nous que nous copulassions, pour sceller notre union, mais ceci ne se produisit que plus tard. Tsvetan était trop stressé, j'étais trop entreprenant… Je ne connaissais pas plus que ce que l'on m'avait enseigné… Au final, notre première fois fut des plus étranges : je restai là, sans bouger, sans un bruit, sous Tsvetan qui, traversé par de graves râles, se fatigua sur mon corps. Au comble du comble, lorsqu'il eut fini son affaire, je ne trouvai rien d'autre à dire que « merci », et lui de répondre « de rien ».
Le repas, qui se déroula sans trop de difficultés, fut écourté par Andrei, encore trop fatigué par sa semaine. Il retourna se coucher promptement, me laissant avec Tsvetan. Il nous fit un bisou à chacun, en guise de bonne nuit, et s'en alla gaiment.
« Toi qui t'inquiétait pour sa santé… me susurra Tsvetan à l'oreille, une fois qu'il fut parti. Il se porte comme un charme. Grandir ne peut pas lui faire de mal. La Nature a fait les choses mieux que tu ne le penses. »
Tsvetan ne pensait pas ce qu'il disait là. Les alphaformateurs pensaient ainsi. Pas Tsvetan. La Nature n'est pas une déesse bienfaitrice.
« Tu lui fais toujours vos rituels d'enfance ? s'enquit-il soudainement, avec un ton précautionneux, prudent.
-Bien sûr. »
Tsvetan me reprenait souvent pour cela. Lorsque nous étions plus jeunes, Andrei et moi avions des parents plutôt… superstitieux. Ils m'ont transmis cette caractéristique, et je ne m'en plaignais pas. Quel mal y avait-il à croire à la magie des objets du quotidien ?
À quoi aurais-je pu croire, sinon à autre chose de plus morbide et cruel, qui m'aurait forcé en un esclavage plus poussé encore que celui auquel me réduisait ma nature ? Alors j'y tenais, les traditions de ma famille n'étaient pas vaines et sans fondement.
« Bon, sinon, qu'est-ce que tu voulais me dire ? Tu fais quoi, demain ? »
Ah. Ce que je faisais demain. Parfois, dans mes rêves les plus incongrus, je m'imaginais sauter de joie, redevenir le moi hystérique, excentrique et faiblement attractif que je fus avant d'entrer les dernières phases d'omégaformation. Cependant, l'école avait accompli sa mission : je n'étais plus ce moi, et en aucun cas je ne devais le redevenir. Alors, j'avais décidé, il y a quelques temps, que je devais trouver un moyen de rébellion. N'importe quoi, quelque chose qui me ferait me sentir plus libre, comme si je n'étais plus moi du tout. Curieusement, je voulais achever le processus de l'omégaformation et me distancer le plus possible de qui je fus, autrefois.
« Demain, je…je voudrais… je voudrais aller m'inscrire à l'école.
-À l'école ? Tu veux retourner voir tes omégaformateurs ? plaisanta-t-il, bien que je ne risse pas.
-Tsve, j'aimerais que… tu m'autorises à… à m'inscrire à l'université. Comme tu me l'avais promis. »
Je faisais appel à sa bienveillance. C'était une vieille promesse, que nous nous étions faites lorsque nous étions plus jeunes. J'avais douze ans, lui quinze, et déjà nous étions mariés. Je sortais des premiers semestres d'omégaformation, les plus légers et les moins violents, et j'ai eu l'intelligence, ou l'imprudence, de faire cette promesse avec mon époux. Je veux aller à l'université quand je serai plus grand. Tu voudras bien m'aider à y aller ?
À l'époque, lorsqu'il avait accepté, j'avais sauté de joie, l'avait enlacé affectueusement, comme un enfant enlace un ami. J'osais encore, ces temps-là, montrer mes canines acérées, sauter, bouger, vivre joyeusement.
« T'inscrire… ? Mais, Liviu, c'est pas demain la date limite ?
-Si, si… Je suis désolé. »
C'est instinctif, je ne pus pas m'en empêcher, je tombai à genoux, pour demander pardon. Supplier pour recevoir de la décence.
« Je suis désolé, répétai-je. J'ai eu peur que tu refuses. Je… je suis profondément désolé. »
Tsvetan me força à me relever et m'indiqua le canapé du salon, où il s'assit d'abord pour que je l'y accompagnasse. Il me regarda dans les yeux, me fixa longuement. Tsvetan n'était pas très doué avec les mots. Il était du genre maladroit et manquait d'élégance et de tact. C'était tout à fait compréhensible : ce ne sont pas des piliers éducatifs de l'alphaformation. Ainsi, il était excusé pour ces manquements. Tsvetan était gentil, malgré tout. Malgré les avertissements des omégaformateurs, Tsvetan était le meilleur allié que j'avais dans ce monde. Il était aimant et calme, silencieux et patient.
L'ancien moi aurait peut-être haï cette incarnation qui lui était opposée. Je ne pus pas le dire : je ne le connaissais plus, ce jeune Liviu encore non éduqué. Il s'était caché entre deux souvenirs, c'était lui que je voyais lorsque, nuitamment, je passais d'un rêve à l'autre. Ce bref instant, si court que personne jamais ne le remarque, se lovait contre mes pensées, caché par les enseignements qui me furent prodigués.
« J'ai très envie d'y aller, repris-je alors, voyant qu'il me laissait l'opportunité de parler. Je ne fais rien ici. Je nettoie, je range, je cuisine…
-Tu ne lis plus ?
-Je connais tous les livres de la maison par cœur, Tsve. Je les ai lus et relus, je veux… changer d'air. Tu sais, depuis quelques mois… les concours sont faits à l'aveugle. Ça veut dire que j'ai peu de chances de me faire recaler à cause de ma nature. Il y a espoir que je réussisse, non ?
-Liv… qu'est-ce que tu veux étudier, là-bas ?
-N'importe quoi. Je te laisse choisir, si ça t'inquiète vraiment. »
J'avais bien une préférence, mais tout cela revenait à Tsvetan, au final. C'était sa signature qu'il fallait apposer aux documents, pas la mienne. J'étais prêt à apprendre n'importe quoi. Qu'on m'enseigne des mathématiques, de la littérature, de l'art, de la chimie, de la biologie… L'omégaformation n'enseignait que la botanique, pas d'autres sciences. Nous n'avions pas le choix. Nous pouvions, cependant, nous décider entre plusieurs arts : la peinture, la musique, la danse ou le chant.
« Qu'est-ce qui t'intéresse vraiment ?
-La littérature classique. »
Il ne répondit pas tout de suite, et je crus bien l'avoir agacé avec mes soucis puérils.
« Tu aurais pu m'en parler plus tôt, j'aurais au moins pu y réfléchir un peu plus… mais je ne vois pas pourquoi tu ne pourrais pas essayer. C'est juste que… tu connais les infos.
-Je sais. Certains en sont morts. Je n'ai pas peur.
-On te trouvera des gardes du corps, j'y tiens.
-Alors c'est un oui ? »
Il avait hoché la tête et, une fois de plus, je dus contenir ma joie. Les omégas présentables n'explosent pas de rire, ne sont pas euphoriques. Ils restent calmes en toutes circonstances.
Il me prit dans ses bras et posa sa joue contre la mienne. Il s'y frotta quelques secondes, je lui retournai l'embrassade, il agita sa main contre mon dos pour me réconforter.
« Un jour, fit-il suavement, j'aimerais que tu redeviennes qui tu étais. »
Il me lâcha alors, me prit par les épaules pour me regarder droit dans les yeux. Je n'avais pas le droit de redevenir qui j'étais, si tant est que je fus, un jour, quelqu'un d'autre que le moi actuel. Il le savait aussi bien que moi. La loi interdisait à tout oméga ayant terminé ses années d'omégaformation de « ne pas prendre en compte et de ne pas appliquer les instructions enseignées en ces domaines ».
Mes instructions furent claires. On me força à laisser mes cheveux pousser, au moins jusqu'au milieu du dos, à les teindre en blond, une couleur « plus adéquates ». Au départ, ils s'étaient procuré des lentilles bleutées, faites pour cacher mes yeux rougeâtres, que jamais on m'avait forcé à porter, mais par la suite, on me les assigna chaque jour, avec une ribambelle de produits pharmaceutiques faits pour protéger mes yeux. L'on m'instruisit comment sourire joliment sans montrer mes dents, trop pointues, trop violentes, trop inadéquates. Comment parler correctement, sans vexer l'égo de son alpha, comment marcher avec droiture, comment s'assoir, manger, vivre. Tout cela nous fut enseigné, avec notre consentement ou non.
C'était la dernière leçon, la plus importante, de l'omégaformation. Notre consentement ne vaut rien, le jugement ne relève pas de nos fonctions.
« Tu sais que ça ne me gênerait pas. Tu sais que jamais je ne t'en voudrais. »
Lui, non. Il n'était pas la source de mes craintes. Je l'étais, cette source. Toute désobéissance, au centre d'omégaformation, valait un coup de jus. L'intensité de la décharge augmentait proportionnellement à la gravité de notre inconduite. Cela remettait les idées en place.
Il passa une main dans mes cheveux, longs, peut-être trop. Ils coulaient contre mon dos, un flux blond vénitien. Ils étaient raides, droits, sans aucun défaut, symbole du perfectionnisme du centre. Il fallait les laisser libres, ne pas les restreindre. Tsvetan m'avait avoué qu'il avait un faible pour mes cheveux, alors je les gardais pour lui, pas pour le centre. Il joua avec mes mèches, les boucla autour de ses doigts, dessina d'étranges modèles sur mon dos. Il essayait de se comporter en alpha, et parfois je ne savais pas s'il le faisait par devoir ou par habitude.
Il existait entre lui et moi tellement d'obstacles. Nos différentes natures nous aliénaient : je ne pouvais fondamentalement comprendre un alpha, comme il lui était impossible de comprendre les besoins et les envies d'un oméga. Si seulement ce n'était que cela nous pourrions, grâce à notre entendement commun, nous comprendre, surmonter ces erreurs que la Nature avait ignorées. Malheureusement, la société, les centres de formation, chaque personne, individuellement, instituaient une barrière de code sociaux et moraux. Les alphas devaient agir comme des alphas, et pas autrement. Je devais agir comme un oméga, et pas autrement, au risque de blâme, de punition, et de reformation.
Il existait entre Tsvetan et moi une infinité de mondes, de possibilités inexplorables. Peut-être que, si je tendais le bras, je pourrais le toucher, l'atteindre, effleurer son véritable être. Cette tentation de vouloir plus que ce que l'on a était réprimandée. Pas punie, mais mal vue. Comme si se limiter à sa vision étroite du monde était juste.
Dans un monde qui déconseille d'ouvrir ses horizons, je me demandais comment nous avions pu, en tant que société, en arriver là.
Ainsi, je ne savais pas ce que Tsvetan pensait de la situation, et je n'osai lui demander ce soir-là. Je le laissai plutôt me caresser le dos, jouer avec mes cheveux, m'embrasser langoureusement. Je ne peux dire, même aujourd'hui, si nous le faisions de notre plein gré, ou bien parce que la Nature nous le dictait. Était-ce de l'amour, ou bien de la conformité aux exigences sociales ?
Nous étions-nous habitués l'un à l'autre, ou était-ce du plaisir ?
Il était entreprenant, ce soir-là. Il s'assura qu'Andrei était couché, profondément endormi, et me déshabilla ensuite. Je fis de même pour lui.
Je ne souris pas. Jamais je n'ai souri pendant ces moments. Pourtant, je l'aimais. J'étais persuadé de l'aimer, mais dès qu'il me touchait, c'était comme si le moi du passé, celui qui me hantait, celui qui se cachait dans l'entre-deux-rêve, s'enfonçait encore plus loin dans ma conscience. Accomplir ma fonction primaire naturelle me rendait encore plus différent de qui je fus. Je devrais m'en réjouir, puisque je recherchais l'aliénation complète. Un jour, peut-être, je m'y serais fait, et je vivrais normalement.
Que dire de nos corps nus, désormais ? Comme tous les omégas, j'avais plus de pilosité. D'après les cours d'omégaformation, c'était une technique de réchauffement, pour assurer la survie de la portée d'un oméga. Les alphas n'en avait que très peu, mais au fond, tout cela tendait à disparaitre avec notre monde moderne. Le corps humain s'adapte rapidement.
Il était plus musclé, forcément. Les années d'alphaformation modèlent le corps pour en faire une machine violente, dont les muscles reluisants peuvent être utilisés dans les batailles. Il était légèrement plus petit, chose assez rare pour un alpha, mais pas non plus inouïe. Il me tenait entre ses mains comme un objet précieux, comme une gemme, un joyau, un bijou.
Un simple accessoire, qu'il enfile et défile à volonté.
Je t'aime, voulus-je susurrer. Je t'aime, alors prends-moi plus en considération. Regarde-moi comme quelqu'un, dans ces moments. Pas comme une chose, pas comme un réceptacle.
Cette nuit-là, chaque caresse me brula, chaque baiser me fissura, chaque coup de rein me brutalisa. Comme souvent, après nos ébats, je pleurai.
Malgré toutes les tentatives des omégaformateurs, ils n'avaient pas terminé le boulot. C'était à moi de me prendre en charge, de me formater intégralement. Je ne pouvais pas m'autoriser à décevoir Tsvetan de la sorte.
« J'aimerais revoir tes yeux », me dit-il mielleusement au creux de la nuque. Il se love contre mon corps, calme mes sanglots par sa chaleur, apaise les tremblements de mon cœur.
Moi aussi, Tsve, j'aurais aimé les revoir.
Si ça plait, j'en ferai une suite, autrement, ça restera un oneshot. C'est surtout une tentative d'écrire un omégavers avec le minimum de maladresse et d'étrangeté, même si, par sa nature même, l'omégavers est étrange et maladroit, puisqu'il n'a souvent aucun autre but que d'exprimer des fétichismes bizarres et normaliser des relations aux dynamiques malsaines.
Je tiens à préciser que, pour un écrire un omégavers, il faudrait pouvoir créer une toute nouvelle langue où des pronoms existeraient pour chaque nature. C'est impossible à faire pour nous, et je ne veux pas compliquer les choses en rendant cette histoire incompréhensible (et utiliser les pronoms qui existent déjà serait leur donner une connotation politique/sociale que je préfèrerais éviter). Ainsi, bien qu'ils existent des différences entre les mâles et les femelles, cette "espèce humaine", qui s'attarde énormément sur la Nature, diviserait les individus en trois groupes (alpha/bêta/oméga) sans tenir compter de ces spécificités sexuelles. Imaginez-vous donc que dans ce monde, on s'adresse à une alphafemelle et un alphamâle avec le même pronom, tout comme on ne fait aucune distinction entre une omégafemelle et un omégamâle, les bêtafemelles et bêtamâles auraient eux aussi leurs pronoms. Tout cela serait trop compliquer à mettre en œuvre pour un simple oneshot, donc j'appelle à votre bienveillance pour ce manquement inévitable.
PS : Non, Tino, Ange Gardien n'est pas abandonnée. J'ai des difficultés avec le chapitre 4 que je tente de résoudre, et ça prendra le temps qu'il faut. En attendant, je publie ceci, en guise de consolation. Navré.
