Jour n°1 : Collision
Un embouteillage monstre bloquait tout le trafic depuis deux heures. Il n'avait rien d'autre à faire qu'à patienter. Heureusement, la radio diffusait une musique traditionnelle apaisante pour les nerfs. Cela n'entrait pas dans son genre musical favori mais il ne se plaindrait pas. Du moment qu'il n'entendait aucune note de rock, il s'en contenterait. Le conducteur du taxi lui promit de ne pas lui demander trop cher pour la course. Il lui répondit avec un sourire forcé. Il doutait un peu de la sincérité du bonhomme. Quel chauffeur de taxi refuserait une augmentation ?
Ce n'était pas parce qu'il avait sorti son plus beau costume qu'il était plein aux as. Exceptionnellement, il s'était mis sur son trente-et-un pour son grand oral. Il devait soutenir son mémoire devant un illustre jury. Son avenir se déterminerait par la note que les examinateurs lui attribueraient. L'apparence comptait beaucoup, aussi il s'était particulièrement soigné. Lui qui d'ordinaire se contentait d'enfiler un jean et un pull-over sans grande originalité, il devait composer différemment. Il retint un soupir et replongea son nez sur ses fiches. Il les connaissait déjà par cœur mais vu que cet embouteillage ne s'arrangeait pas, autant utiliser le temps à profit.
Sa résolution fut troublée par un concert de klaxons tonitruants, suivis par des exclamations. Le chauffeur jeta un coup d'œil au rétroviseur central et secoua la tête, blasé.
- Encore des troubles fêtes… La jeunesse de nos jours.
Il se désintéressa desdits troubles fêtes et augmenta un peu le son de sa radio. Ses doigts tapotèrent son volant au rythme du shamisen. Il ne manquait plus qu'il se mette à chantonner cet air traditionnel. Les exclamations se poursuivirent et des klaxons retentirent à nouveau. Intrigué, il jeta un œil derrière lui et aperçut l'étrangère la plus jolie qu'il lui eut été donné de voir. Ses cheveux blonds étaient retenus par quatre originales couettes lui donnant un côté rebelle qui allait parfaitement avec son style vestimentaire. Loin de ressembler aux gyaru tokyoïtes, son style approchait plus d'un mélange entre garçon manqué et fashionista. Son court short révélait de longues jambes bronzées qui satisfaisaient les automobilistes. À les voir, ils n'étaient nullement gênés par le tapage de la jeune femme. Elle portait un sweat bleu à capuche qui aurait pu provenir de la penderie de son frère.
À première vue, elle alliait l'élégance féminine avec la nonchalance masculine avec talent. Il la trouvait vraiment mignonne bien que l'air contrarié de son visage la rendait effrayante.
- Elle est jolie, n'est-ce pas ? Un peu bruyante quand même.
Incapable de détacher son regard de la figure féminine, il émit un « mmm » à peine audible. L'inconnue pointait un doigt menaçant vers un jeune conducteur. Ce dernier la klaxonna tandis qu'elle proférait des injures toutes plus délicieuses les unes que les autres. Dans un dernier accès de colère, elle avança vers la voiture, força le conducteur à descendre et lui administra une claque monumentale. Honteux, celui-ci grommela quelque chose à laquelle elle répondit en montrant son majeur. Sans se soucier davantage de lui, elle s'éloigna d'un pas ferme et croisant son regard furieux, il sursauta et se retourna. Il avait autre chose à faire qu'à s'occuper des affaires d'autrui. Pourtant, il lui fut difficile de se concentrer sur ses fiches.
Des coups furent portés à la vitre de son chauffeur qui l'abaissa lentement.
- Que puis-je faire pour vous, Miss ?
- Vous pouvez me déposer à Yokohama ?
Il releva la tête de ses fiches et manqua un arrêt cardiaque lorsqu'il reconnut la demoiselle contrariée. Le chauffeur de taxi lui adressa un clin d'œil complice avant qu'elle prenne place à l'arrière, à ses côtés.
- Vous n'étiez pas satisfaite avec votre ancien chauffeur ?
- Ce gros con pervers ? C'est mon copain … enfin, c'était, corrigea-t-elle, avec mépris.
Elle ne remarqua sa présence que lorsque l'une de ses fiches glissa de son paquet et recouvrit ses baskets. Elle se pencha pour la ramasser au moment où il s'empressait de le faire. Leurs têtes entrèrent en collision brutalement, arrachant une plainte à chacun d'entre eux. Ils se relevèrent en même temps, les visages fendus d'une grimace de douleur tandis qu'ils massaient leur crâne.
- Je suis désolé, vraiment, désolé, s'excusa-t-il.
- C'est rien, grommela-t-elle, en le détaillant longuement.
Bien qu'étonné par les surprenantes prunelles de l'inconnue, il baissa le regard, confus. Son regard perçant le déshabillait du regard et provoquait un certain malaise. Il fit mine de réviser et même faire semblant s'avérait compliqué.
- Salut, Shikamaru Nara.
Il releva la tête et la fixa, ahuri. D'où le connaissait-elle ? Comme si elle lisait sa question sur son air abasourdi, elle agita sa page de garde. Il y avait inscrit son identité et le titre de son mémoire.
- T'étudies à Tôdai* ? Sympa …
Elle lut le sujet de son mémoire et darda un regard noir sur lui. Ses étranges yeux lui lançaient des éclairs. Terrifiant. Mais absolument attirant.
- L'ingénierie nucléaire ? Les domaines d'application et de management du nucléaire ? Tu plaisantes ? éructa-t-elle, sur un ton venimeux. T'es vraiment qu'un pauvre type. Comment on peut soutenir l'énergie nucléaire ? T'as besoin d'un dessin pour comprendre les effets néfastes de cette merde ?
En temps normal, il aurait tranquillement répondu et exposé le thème de ses recherches. Or, la façon dont elle défendait ardemment ses convictions antinucléaires l'impressionnait. Admiratif, il n'osait pas justifier ses études, contemplant cette inconnue échauffée. Elle menaçait de froisser voire déchirer sa page de garde mais il s'en fichait. Rien n'avait d'importance sauf cette fille sortie de nulle part qui l'incendiait.
- C'est à cause d'incapables égoïstes et inhumains comme toi que la planète pourrit ! Mais inquiète-toi bien, tu peux aller parader avec ton mémoire inutile devant tes vieux arriérés de jurés, tu pourras devenir le prochain érudit fini qui conseillera le premier ministre à construire par dizaines des centrales ici mais je te ferais la peau avant que tu en donnes l'ordre. Parce que moi je suis pour un monde libre et propre, désinfecté de tous les mercantiles misanthropes de ton espèce ! Je me bats pour un Japon libéré de ses centrales et délivré par les énergies renouvelables ! Souviens-toi bien de moi !
- Tu… tu t'appelles comment ? parvient-il à articuler.
- Temari ! Temari no Sabaku ! grogna-t-elle, en lui balançant sa page de garde.
Finalement, elle la rattrapa, la posa sur sa pile de fiches, la lissa et le défia de la contrarier. Elle appuya son dos à son siège et croisa les bras sur sa poitrine. Il la trouvait effrayante mais marrante. Temari no Sabaku.
- Je pourrais avoir ton numéro ?
Le regard hostile qu'elle lui lançait aurait pu geler Hawaii. Elle le regarda ensuite comme s'il lui manquait une case et il se sentit obligé de se justifier, pour forcer le destin.
- Eh ben … ma fac organise des débats et ils deviendraient bien plus intéressants si tu venais.
Elle le dévisagea, sourcils froncés, suspectant une entourloupe.
Pourtant, il transpirait la sincérité. Il désirait la revoir. Vraiment.
- Je ne sais pas, ça pourrait mal se passer.
- Tu ferais une participante motivante.
- Motivante pour qui ?
- Pour moi.
Elle arqua un joli sourcil, révélant sa perplexité.
- Pour une fois que je participerais à ces débats.
Il soutint son regard un moment avant de détourner la tête, s'interrogeant sur le soudain intérêt qui l'animait. Plongé dans ses propres réflexions, il fut surpris de constater qu'il faisait l'objet d'un grand examen. L'inconnue l'étudiait d'une manière pointilleuse et semblait intriguée. À vrai dire, lui-même se trouvait bizarre.
- Tu sais, je m'intéresse plus à la médecine nucléaire qu'aux centrales, rectifia-t-il, avec un petit sourire.
Rouge de honte, elle le regardait de ses yeux écarquillés et pinça les lèvres. Elle s'était focalisée sur le mot « nucléaire » et était partie au quart de tour, sans prendre le temps de comprendre le sujet de ses recherches. Elle évita son regard avant de le fixer de nouveau, plus confiante.
- Et toi, c'est quoi ton numéro ?
Il retint un sourire ravi pendant qu'elle sortait son téléphone portable.
* Tôdai = Université de Tokyo
