Belle.
C'est un mot qu'on dirait inventé pour elle.
-Faren


Au fin fond des dorsales de givres, à l'extrémité ouest du continent de Férelden, s'élevait Orzammar, ancienne capitale de l'empire nain, aujourd'hui tombé en désuétude. La ville, seule vestige de ce passé glorieux, avait conservé ses plafonds immenses, ses bâtiments en pierre et ses sculptures, jadis couvertes d'or et de parures. Mais de toute cette richesse extérieure il ne restait plus que la roche. Certes, les riches étaient toujours riches, mais ils étaient bien les seuls à vivre convenablement. Car dans ce régime ou la loi repose sur les castes, les roturiers paraissaient bien pauvres à côté des grands domaines bourgeois du Cornal Adamant. Mais il y avait pire.

Ceux à qui personne ne voulait avoir affaire, ceux que tout le monde évitait comme la peste. Les parias. Les intouchables, comme elle, Suldrun Dwalin.

Elle vivait dans les Taudis, comme ses semblables. Et elle était condamnée à y rester pour le restant de ses jours. Pourtant, une chose la différenciait de ses « camarades de misère ». Son père. L'actuel roi de la Cité, le grand et respecté Endrin Aeducan, neuvième roi de la lignée aeduquienne élu par l'Assemblée. Un roi juste, qui avait apporté un semblant de paix dans les guerres politiques de la cour. Un roi aimé par son peuple, et un fier guerrier.

Il avait pris soin de cacher l'existence de sa fille illégitime, issu de son amour –véritable, selon sa génitrice- pour une misérable paria. Malheureusement, l'enfant qui était née, elle, était une fille. Et chaque enfant né à Orzammar hérite de la caste du parent du même sexe, faisant de Suldrun une miséreuse. Le roi avait été contraint d'abandonné son amante et leur fille dans les Taudis, livrés à elle-même. Sa mère l'avait toujours assuré qu'il ne les avait jamais oublié. Plus les années avaient passé, et moins elle y avait cru.

Sa mère l'avait éduqué du mieux qu'elle pouvait, lui enseignant même à lire et écrire, chose peu commune dans leur quartier, et assez inutile. Seule, elle avait dû apprendre à se défendre, et à protéger sa mère, trop fragile. Elle était morte lorsqu'elle n'avait que treize ans, et la seule chose qui l'avait sauvé était ses bonnes manières et sa prestance, que sa mère avait eu tant de mal à lui inculquer. Son physique, qu'elle haïssait, avait également contribué à sa survie. Ses traits fins, sa peau pâle, ses cheveux blonds cendrés, ses yeux en amandes. Tout ça provenait de l'héritage génétique de son père, et de la noblesse, qui ne montrait que trop bien son ascendance bâtarde. La seule chose qu'elle avait de sa mère était la couleur de ses yeux, d'un bleu qui fascinait, ainsi que cette marque sur sa joue droite, symbole de son appartenance à la plus basse des classes. Elle était belle. Bien trop brillante dans le cauchemar obscur des Taudis.

Beraht, un des chefs du plus gros cartel qui sévissait dans les Taudis, l'avait recueillie et « sauvée » de la rue et de la faim. Il adorait le lui rappeler.

A l'époque, deux voies s'étaient ouvertes à elle.

L'un était de jouer la prostituée de luxe, raffinée et instruite, afin de se faire engrosser par le premier noble venu et avoir de lui un garçon, la faisant devenir noble à son tour. Berhat étant devenu « son oncle », n'attendait que ça.
Mais cela lui rappelait trop le destin de sa mère. Avait-elle rencontré son père dans ce seul but ? Pour s'en sortir ? Non, elle n'aurait pas choisi le Roi. Les bâtards royaux n'étaient jamais apprécié, contrairement aux autres des familles nobles, qui contribuaient au renouvellement de la « race ».

Alors elle avait choisi un autre chemin. Celui d'une guerrière. Beraht avait été déçu de son choix, pensant avoir trouvé un bon potentiel dans sa beauté hors du commun, surtout chez une paria. Certes, elle était instruite et cultivée, mais il ne pouvait pas nier ses capacités au combat. Et il n'allait pas se plaindre d'avoir trouvé un lieutenant qui savait à la fois se faire respecter par son intelligence, sa dignité, et sa force. Par l'image qu'elle dégageait, elle avait ramené de nouvelles recrues au cartel, sans même le vouloir. Ces jeunes qui n'avaient aucun avenir, comme elle, avaient été confronté aux mêmes épreuves, bien que la plupart du temps leur famille ne soit pas à la hauteur de la sienne. Alcooliques et brutaux, les parias avaient un désir de vengeance très fort envers les castes supérieures.

D'où la raison pour laquelle son apparence lui avait aussi causé beaucoup de tort. Ils projetaient leur haine sur elle, et elle en avait beaucoup souffert étant enfant.

Il est vrai que rejoindre l'organisation lui avait donné du prestige. Désormais, elle lisait de la crainte dans leurs yeux, et non plus ce mépris. Bien sûr, ce sentiment n'avait pas disparu, ils avaient juste appris à le dissimuler en sa présence. Son rôle consistait principalement à intimider les personnes devant de l'argent au cartel, et récupérer l'argent des autres parias, à qui ils « offraient leur protection » en échange d'une somme d'argent conséquente. Elle avait rarement de problème avec eux, et bien qu'elle détestât cette façon de faire, elle était ravie de ne rencontrer aucune résistance. Elle n'avait pas envie de blesser, ou pire, tuer, l'un d'entre eux. Elle n'aurait pas eu le choix. Suldrun n'était qu'un pantin dans les mains de Beraht, et elle le savait.

Un pion utile, mais pas irremplaçable.


Elle sortit de chez elle, une des cabanes les mieux entretenues des Taudis. Elle s'arrêta sur le seuil, regardant la misère qui s'étendait devant ses yeux. Des mendiants, de tout sexe, de tout âge, s'étaient rassemblés au bord d'un grand bûcher pour se réchauffer. Elle regarda la fumée s'élever lentement vers le haut plafond. Elle savait que dans le monde d'en haut, le plafond n'existait pas. Il était remplacé par une chose appelée ciel, qui n'avait pas de limite. Un monde libre. A Orzammar, tout vous rappelait votre condition. Ils étaient des oiseaux en cage, sans échappatoire possible.

Un homme sortit d'une des maisons avoisinantes, et la salua d'un signe de tête. Elle répondit respectueusement, et prit soin de baisser les yeux. Berhat aimait se sentir supérieur, et plus elle flattait son ego, plus il était content d'elle. Et si Berhat était content, elle avait plus de chance de rester en vie.

Un jeune homme roux sortit de la même maison quelques instants plus tard, et lui offrit un léger sourire.

Faren Brosca.

Il n'avait pas plus de vingt ans, comme elle, mais la fatigue avait marqué son visage bien plus que le sien. Elle savait que sa situation familiale n'était pas facile. Elle aimait beaucoup sa sœur, Rica, tout aussi rousse que son frère –la couleur de leur crinière venait de leur mère- contrainte de jouer à la coureuse de nobles et condamnée à tomber enceinte. C'était une autre « protégée de l'oncle Beraht ». Rica avait choisi cette voie pour protéger son jeune frère de la rue, et Suldrun respectait cela. Le chef de famille les avait abandonnés juste après la naissance de Faren, rejoignant la surface, banni à tout jamais d'Orzammar. Kalah, leur mère, ne s'en était jamais remise, et avait dû se tuer à la tâche dans les tunnels pour nourrir ses gosses. Cet endroit était pire que l'enfer. Amère, et marquée à jamais par l'horreur qu'elle avait dû affronter pendant dix ans, la vieille femme n'était plus que l'ombre d'elle-même. Kalah était rongé par l'alcool, et se contentait de cracher ses injures et sa haine à longueur de journée. Suldrun l'évitait le plus possible.

Elle lui faisait peur.

Parfois, dans ses cauchemars, elle se voyait à la place de la vieille dame, sale et trahie par la vie. Elle ne voulait pas finir comme ça.

Faren et son ami Leski, qui venait de le rejoindre, travaillait aussi pour Beraht, et était par conséquent sous ses ordres. Plus le temps passait, plus avait l'impression que le Carta prenait de l'ampleur. Depuis l'arrivée de Jarvia, bras-droit de Beraht, ils faisaient régner l'ordre sur les Taudis, tout en s'enrichissant.

Cet endroit était maudit, comme tous les gens qui y vivaient.


Suldrun quitta les Taudis pour le Cornal roturier. Avec les festivités pour l'avènement du nouveau Commandant aeduquien –sa demi-sœur, dans les faits- de nombreux vendeurs surfaciens étalaient leur marchandise dans les rues. C'était une bonne période pour le Carta, le moment de trouver de nouveaux marchands à corrompre, et d'étendre encore l'influence de l'organisation.

Dans la rue, elle ne passait pas inaperçue. Déjà par sa marque de paria, mais aussi par le tatouage qu'elle avait sur le front, qui lui laissait une marque ceignant son visage à la manière d'un diadème de princesse. Elle avait voulu faire un pied-de-nez à ses origines nobles. Ça, plus son physique inhabituel, ainsi que sa renommée, lui avait valu le sobriquet de « Dame ».

Les passants murmuraient en la voyant, et détournaient les yeux. Certains admiraient sa beauté et sa prestance. D'autres lâchaient parfois dans un souffle quelques insultes, mais un simple regard leur faisait comprendre leur erreur.

« Hé, Vermine. »

Sigrun se retourna calmement vers son interlocuteur. Il n'y avait qu'une seule personne pour l'appeler ainsi dans la rue, et avec autant d'aplomb.

« Bonjour, Gorim. »

Nain de la caste guerrière, il était au service des Aeducan depuis fort longtemps, et avait pour rôle de protéger les héritiers au trône. Elle n'en faisait pas partie, bien sûr. Elle l'avait rencontrée alors qu'elle n'était qu'une enfant, et elle n'avait pas compris l'enjeu de leur discussion à cette époque. Il avait reconnu en elle la fille d'Endrin, que le pauvre Roi cherchait « désespérément ».

Menteur.

Si cela avait été vrai, elle n'aurait pas pourri dans les Taudis pendant toutes ces années. Néanmoins, depuis ce jour, Gorim avait toujours veillé sur elle à distance. Il était assez pris par la garde de Séréda Aeducan, futur commandant et fille du Roi, qui n'avait qu'un an ou deux de plus qu'elle. D'ailleurs, elle avait entendue des rumeurs sur elle et Gorim. S'il ne faisait pas plus attention, un des frères ou cousins de la noble finirait par avoir sa peau. Il ne fallait pas qu'elle oublie de le prévenir.

Il l'entraina à l'écart.

« Veuillez m'excuser, Dame, il faut bien sauver les apparences. »

« Je sais. Et arrête de m'appeler comme ça, ce surnom est ridicule, encore plus venant de ta bouche. Enfin, je suppose que tu n'es pas ici pour ça. Tu ne devrais pas être avec Séréda en ce moment ? »

« La noble dame se prépare pour la lice qui aura lieu cette après-midi en son honneur. J'ai profité de l'agitation dû aux festivités pour m'échapper quelques instants. Mais je ne serais pas long. Je viens prendre de vos nouvelles, votre père s'inquiète. »
« Il s'est soudainement rappelé de l'existence de son autre fille ? Comme c'est touchant. Je n'ai pas le temps pour ça, j'ai beaucoup de travail aujourd'hui. »

« La contrebande pour Beraht et Jarvia, n'est-ce pas ? Cette organisation est le véritable fléau d'Orzammar. »

« Ne parle pas de ce que tu ne connais pas, Gorim. Leurs méthodes sont certes barbares, mais sans eux, l'état des Taudis seraient bien pire. Ils font régner un semblant d'ordre. »
« C'est vraiment votre opinion, ma Dame ? Ils vont faire plonger les parias, pas les sauver. Mais cessons de nous quereller, je ne voulais pas vous vexer. Sachez juste que je suis toujours là, en cas de besoin. Vous pouvez me faire confiance. »

« Je sais, merci Gorim. Mais… »

« Mais ? »

« Est-il vrai que tu vas suivre Séréda dans les Tréfonds, pour son épreuve ? »

Gorim détourna le regard. Il ne lui mentait jamais. Et pourtant, il lui avait caché son départ, alors qu'il allait risquer sa vie.

« Tu aurais dû m'en parler. »

Son ton était chargé des reproches qu'elle ne pouvait pas exprimer autrement que dans sa voix.

« Pardonnez-moi, je ne voulais pas… L'épreuve risque d'être sans danger, et nous ne serons pas seuls, jamais ils ne risqueraient la vie de la fille du Roi. »

« Peut être, mais cela n'excuse pas ton geste. Tu es un repère pour moi, depuis toujours. Et un de me seuls amis. Tu n'avais pas le droit de me cacher ça. Dis à mon père que je vais bien. Au revoir, Gorim. Puisse la pierre te guider. »

« Suldrun, attendez ! »

Il ne l'appelait jamais par son prénom. Il y avait toujours eu cette barrière entre eux, malgré leur attachement l'un à l'autre. Elle était fille de Roi, mais paria, alors que lui était un homme de la caste guerrière. Ils n'appartenaient pas au même monde. Et même leur amitié ne pouvait pas changer cette cruelle réalité.

« Veuillez m'excuser ma Dame, c'est juste que… Un garde des ombres est en ville, et il recrute. Vous pourriez peut être échapper à toute cette misère en les rejoignant. »

Les Gardes des Ombres ? Un ordre respecté, même ici. Mais leur présence était suspecte. Un nouvel Enclin devait avoir lieu en surface, et les répercussions sur les Tréfonds risquaient d'être terribles. Ces monstres pourraient envahir la ville, et tuer tout ces pauvres gens. Mais pouvait-elle vraiment les rejoindre ? Elle savait qu'ils ne faisaient aucune distinction entre les races, elfes, humains ou nains, alors sa caste ne devait pas être un problème. Mais en avait-elle envie ? Même si Orzammar était une cage, elle restait sa maison.

« Merci Gorim, j'y penserai, mais je ne te promets rien. De plus, les Gardes choisissent leur recrue. Ils n'ont que faire des volontaires. »

« Je le sais, mais vos capacités au combat ne sont plus à prouver. Même le Cornal adamant a entendu parler des exploits de la Dame. »

« Tu me flattes, mon ami. Mais il faut vraiment que j'y aille. Puisse les ancêtres te sourire. »

« Vous aussi, Dame. »

Ils tournèrent tous les deux les talons, et partirent vers deux directions opposés, afin de n'éveiller aucun soupçon.

Gorim prit la direction du Cornal adamant, là où elle ne pourrait jamais entrer. Elle regrettait d'avoir été aussi dure avec lui. Il s'était toujours montré un ami fidèle, et l'avait sorti de plusieurs situations périlleuses. Notamment la fois où elle s'était retrouvé face à trois gardes armés jusqu'aux dents. Il avait surgi de nulle part, et par un habile jeu d'acteur, il lui avait évité la mort. Certes, elle avait passé quelques jours au cachot, et Beraht lui avait sacrément remonté les bretelles, mais au moins, elle était toujours en vie.

Elle soupira.

Les marchands étaient beaucoup plus nombreux qu'elle le pensait. Sa journée allait être longue.


Les paroles en haut de page proviennent de Belle, de Notre Dame de Paris.
Ce chapitre est surtout là pour expliquer le contexte et les personnages, après y aura un peu plus d'action !

Merci d'avoir lu, et donnez votre avis ! :)