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Treize

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Chapitre premier

Un fleuve. Un long, très long fleuve. Tortueux par endroits, droit comme une autoroute à d'autres. Des gens sont dans le fleuve. Ils sont tout autour de moi. J'avance doucement, tranquillement, je me laisse porter par le courant. J'aime regarder ces deux vieux messieurs qui m'encadrent. Ils sont ordinaires, ils ne sourient ni ne font la grimace. Ils sont rassurants. Simplement ça. On continue pendant des heures, moi à les regarder, nous à avancer, ensembles. Les autres personnes ont chacune leur rythme, je vois, à la périphérie de mes yeux, leurs formes floues. Un tout autre rythme, une toute autre vie. Je suis pas heureux, je suis pas triste. Je suis et ça me suffit.

J'arrête de regarder les vieux messieurs, leur image est trop nette. Ils me donnent mal à la tête. Je me sens bien dans le noir de mes paupières, je sens leur présence de chaque côté de mes épaules. Je suis en moi et avec eux, seul et entouré. C'est confortable. Ca dure encore bien des heures. Et puis…c'est le vide soudain. Le noir de mes paupières est plus dense, plus effrayant, plus grand que mes paupières. Je les écarte brusquement, le cœur battant à tout rompre. Je vois à nouveau. Les messieurs ont changé de rythme, ils ont ralenti, ils sont derrière moi. Je tourne la tête. Ils sont flous.

Je les regarde un moment. Enfin ils accélèrent, ils deviennent plus nets en s'approchant. J'ai à peine le temps de les voir bien, avant qu'ils ne me dépassent. Ils foncent comme des voitures de course, ils redeviennent vaporeux. Je les suis des yeux autant que je le peux mais je les perds. Bien vite. Dans un virage. Je sais qu'ils vont se jeter à la mer. J'espère qu'elle sera calme. J'espère que la plage ne sera pas longue à atteindre.

Mes yeux se renversent. Je tombe, tombe, tombe…tout au fond de moi !

Je reste la tête baissée durant l'enterrement. Pour que personne ne voit que je ne pleure pas. Pas pleurer, c'est pire que pleurer, mais ça les autres ils le savent pas. Maman a la main sur mon épaule droite. Elle ne pleure pas non plus mais elle, elle a la tête levée. Même pas un tressaillement. Rien. Je la plaints. Au cimetière, alors que les têtes défilent, que nous serrons les mains, comme des hommes politiques, elles se baisse légèrement vers moi et elle me dit : « Tu sais pourquoi je t'ai appelé Treize ? ». Je secoue la tête. Sa voix est éteinte, légère comme une brise mais pas douce. Sèche comme la terre craquelée en été. « Parce que tout est gris », me répond-elle. Je ne comprends pas. Mais je ne dis rien. Je n'ose pas. Ma mère est de celles que l'on n'interroge pas.

Ils disent qu'elle est froide, qu'elle est même frigide et que c'est pour ça qu'Il est parti. Je ne sais pas qui est ce « Il ». Je ne veux pas savoir. S'il y a une chose que ma mère m'ait apprise, c'est bien que derrière des questions se cachent des réponses qu'il vaut mieux chercher plutôt que trouver. Je préfère ne pas chercher. J'ai peur de trouver. Je la connais. Si elle veut que je trouve la réponse, elle me l'apportera. Elle sait que je ne chercherais pas. Les visages continuent de défiler, les mains d'être serrées. Tous se ressemblent, leurs phrases, toutes les mêmes, leurs yeux, tous les mêmes, leurs froncements de sourcils… Ces froncements qui font naître de contrites rides entre leurs yeux habillés pour l'occasion. Je voudrais leur arracher la peau d'entre leurs yeux !

Nous nous réunissons dans un pub. Dès que nous en franchissons le seuil, je sais ce qui va se passer. Tout comme la dernière fois. Ils se métamorphosent, ils retrouvent leur identité, ils reprennent possession de leurs corps, de leurs regards. Comme si leurs âmes étaient enfin revenues. Mais moi, je sais qu'elle a toujours été là et qu'elle joue simplement, qu'elle joue les lézards et qu'elle adore se dorer au soleil. La lumière dans la salle bruyante m'aveugle. Je ferme les yeux et je me sens prisonnier de ce corps. Je voudrais pleurer, je voudrais pouvoir faire des gestes brusques, me laisser aller mais alors que mon âme tremble, ma montagne de chaire reste de marbre.

Je regarde maman. Je la connais et ils auront beau dire : moi je sais. Je la comprends parce que je suis comme elle. Je nous vois, gris, et je les vois, eux, blancs. Ils passent d'une couleur à l'autre. Si facilement, si facilement, si…facilement ! Facilement. J'aimerais hurler ma frustration, mon désespoir et ma honte. Je voudrais tellement leur hurler ce que je pense mais mon âme est lessivée alors je regarde ces gens si différents qui se ressemblent de manière troublante. Même rires, mêmes sourires, mêmes blagues, mêmes étincelles dans les yeux. Enfin…ce ne sont pas vraiment des étincelles ! C'est une apparente chaleur qui cache la plus froide des glaces. La Reine des glaces, ils l'appellent. Quels hypocrites !

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………….

A peine rentrés, maman s'est précipitée dans son atelier. Moi, je me suis réfugié dans ma chambre, tout en haut. Elle est dans le grenier du manoir. De ma tour, je me sens fort. J'observe dehors sans que dehors ne puisse me voir. Je me sens libre. Libre d'observer alors que je pourrais lire, libre de lire alors que je pourrais observer, libre d'être moi. Enfin. En ce moment, je lis Les Mots de Sartre. Alors qu'il a l'impression de ne pas exister parce qu'on ne le regarde pas, je me sens absent au monde lorsqu'on me regarde trop. Alors qu'il a des mots d'enfants pour être le pôle d'attraction de sa famille, je suis un électron libre qui gravite autour de la Reine. Alors qu'il est petit et que sa mère aime à le considérer, toujours et encore comme un bébé, je suis pour ma mère un adulte à part entière. Tant de choses nous séparent que ça me fait du bien de me retrouver lui pendant quelques heures. Etre autre pour mieux être moi. Et puis bien sûr, il y a les mots.

Au bout d'un moment, je redescends de mon observatoire pour aller préparer le dîner. Lorsque la Reine est dans son atelier, elle n'en ressort que lorsqu'elle a terminé. Ca peut prendre des heures. Alors c'est moi qui cuisine et qui lui apporte son repas, sur un plateau. Quand j'entre, elle rince un pinceau. Elle me tourne le dos. Quand elle me voit, elle retire du chevalet le tableau achevé pour le remplacer par une toile vierge. Les yeux résolument plongés dans les miens, elle prépare une nouvelle palette de couleurs. Puis son dos m'empêche de voir ses mains qui s'agitent. Alors j'attends. Lorsqu'elle s'écarte enfin, je vois ce signe chinois : le yin et le yang. Il est bien fait. Ma mère a du talent pourtant. Je le sais. Ses prunelles vertes sont de nouveau dans les miennes. Je ne vois que ce vert et quand il me quitte, je remarque que le blanc et le noir se sont mélangés pour former du gris. Qu'est-ce que je disais ?

Je souris doucement pour montrer que j'ai compris. Elle pose le pinceau aux poils couverts de gris, va se laver les mains et commence à dîner. J'aime la regarder manger. Alors je la regarde. Ses longues mains graciles enserrent fermement les couverts mais donnent l'impression de les tenir du bout des doigts, juste assez fort pour ne pas les laisser tomber. D'épais anneaux d'argent tintent à son poignet gauche. Le dos rigide, la tête bien droite, les paupières baissées dans un geste plein de soumission et pourtant de noblesse, elle amène les aliments à sa bouche rouge sang. Jamais aucun d'entre eux ne vient salir sa peau d'albâtre. Elle déteste les serviettes.

Lorsqu'elle se lève après avoir terminé son repas, je suis comme souvent frappé par ses couleurs. Maman semble toute entière constituée de noir et de blanc à l'exception de ses yeux, outrageusement verts, et de sa bouche, qu'elle colore du rouge le plus vif. C'est avec ses yeux et sa bouche qu'elle communique. Je suis le seul à me rendre réellement compte de l'importance de ce rouge et de ce vert. Le rouge qui, en des vagues voluptueuses, esquisse un léger, très léger sourire, ce vert qui se tinte tantôt d'une nuance plus sombre, tantôt d'une nuance plus claire.

Je lui laisse un baiser plume sur la joue avant de m'en retourner. Au deuxième étage, non loin du petit escalier de chaîne gris qui mène à ma chambre, je m'arrête devant une porte, si facilement franchie autrefois et que j'ose maintenant à peine croiser. Je me force à la regarder, ce que je ne fais plus depuis ce fameux jour. Je suis seul. Je tends une main tremblante vers la poignée, je fais un effort extrême pour la toucher, je tente de la tourner… Mon cœur entame une course folle, comme pressé de déboucher de ma poitrine. Brusquement, je lâche tout. Je me détourne de la porte et je gravis quatre à quatre le peu de marches qui me séparent de ma tour.

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………….

Je vais au chemin de traverse aujourd'hui. Je suis sensé y retrouver mes amis et comme toujours, je n'ai pas envie de quitter le manoir. Maman va rester seule tout l'après-midi, sans moi. Elle a besoin de moi. Je le vois bien, quand je rentre, qu'elle a passé un mauvais après-midi. Ses yeux sont vert foncé comme les grands sapins des montagnes. Son rouge à lèvre a disparu. Avec ses yeux presque noirs, sa peau et ses lèvres blanches, elle ressemble à un cadavre. Mais je parts. On ne peut pas faire autrement. C'est le début du cauchemar pour elle. Je le sais et elle le sait. Dans quelques jours je ne serais plus là. Je partirais pour plusieurs mois. Je me demande toujours comment elle fait pour vivre dans ces moments-là. Je lui laisse la petite bise habituelle, papillonnante sur sa joue.

Devant le glacier, Florent Fortarôme, je retrouve les filles. Je suis un peu gêné de les surprendre mais si elles ne le faisaient pas toujours au mauvais moment aussi ! Quand elles daignent enfin tourner leurs quatre yeux vers moi, je les vois rougir. Je les retrouve enfin mes filles. Il y a Willemna dite Billie qui ne porte que des pantalons. Elle se tire les cheveux en arrière et se coiffe d'un chapeau melon. Elle aime qu'on la prenne pour un garçon. Blanche, quant à elle, avec ses robes de petite fille modèle, ses bouclettes blondes et ses petits yeux bleus rieurs, elle est son exact contraire. On l'appelle toujours Boucle d'Or. Billie et Boucle d'Or… Comme quoi les contraires s'attirent.

On a à peine le temps d'engager la conversation que voilà John. Avec ses yeux bleus globuleux enfoncés dans leurs orbites et son petit nez pointu, il a une assez drôle de tête. Johnny Drôle d'Oiseau, que nous l'avons appelé. Il n'est pas très beau mais il a un charme, une sorte de magnétisme qui fait de lui le tombeur de serdaigle. Je comprends un peu les filles : il semble que son apparence soit camouflée sous cet immense sourire charmeur, ces petits yeux malins et cette attitude désinvolte ! Enfin, il y a des choses qu'on ne s'explique pas.

Je suis le seul à avoir échappé à notre petite manie des surnoms. Il faut dire que Treize c'est déjà assez bizarre sans qu'on ait besoin de chercher plus loin !

« Alors, comment se sont passées vos vacances, les filles ? » Demanda Johnny avec un sourire coquin.

Billie releva la tête de l'impressionnante glace au chocolat qu'elle partageait avec Blanche :

« On a fait pas mal d'exercices… »

Boucle d'Or, rouge pivoine envoya une tape à l'arrière du crâne de sa copine.

« Ben quoi, c'est vrai, non ? »

« Je ne dis pas le contraire mais j'aurais disons…préféré que cela reste entre nous si tu vois ce que je veux dire… »

« Parfaitement. Mais t'en fait pas, j'ai un minimum de décence tout de même. Avec tout ce qu'on a fait, heureusement que je ne dis pas tout ! »

« Willemna Georgia Dussett ! »

Johnny et moi échangeâmes un regard entendu. C'était bon de se retrouver. Tandis que les filles se disputaient, nous entamâmes la conversation :

« Et toi alors, tes vacances ? »

« Ben… pas grand-chose à dire. Ca a été assez calme. »

« Même pas une petite minette dans l'colimateur ? »

Je secouais la tête, exaspéré. Lorsque ses yeux croisèrent les miens, le sourire de John s'effaça.

« Tu me le dirais s'il y avait quelque chose, n'est-ce pas ? »

« Bien sûr. »

J'ai répondu avec un nœud dans la gorge. J'ai beau être maître dans l'art de la dissimulation, il faut toujours compter avec Drôle d'Oiseau. Il n'est pas aussi insouciant qu'il n'y paraît. Je le sais depuis longtemps. A force de dissimuler, je suis très doué pour lire sur les visages. Celui de Johnny a parfois ces ombres graves. Mais jusqu'à présent, jamais il ne m'avait posé ce genre de questions. Je ne sais pas faire de regards rassurants alors je lui fais le sourire que je réserve d'ordinaire à maman. Il semble se détendre, la conversation reprend.

Au bout d'un moment, nous nous sommes finalement levés pour aller faire nos emplettes. Nous nous sommes taquinés, nous nous sommes amusés, nous avons joué, nous sommes retombés en enfance. Et malgré moi, j'ai sentit une chaleur se répandre dans ma poitrine, une chaleur nouvelle et familière. Une force enfin, un sourire intérieur. J'étais un peu déçu lorsque nous nous sommes quittés le soir venu mais je me suis rappelé de la Reine qui m'attendait au manoir.

Aucune surprise. Je suis allé préparer le dîner, je lui ai apporté dans l'atelier. Je ne l'ai pas regardé manger. Je lui ai laissé le baiser du soir avant de la quitter. La chaleur était toujours là. Je me suis arrêté devant la porte avant l'escalier gris. Je suis entré. Cette vieille chambre au mobilier années soixante m'avait tellement manqué. Plus que je ne le pensais. Je me suis assis sur le lit. J'ai regardé le portrait accroché au papier peint fleurit. Pas une trace de poussière. J'ai plongé mon regard dans celui de l'ancien jeune homme et j'ai sursauté à un reflet du verre. Un reflet de l'âme. Un portrait moldu. Mes yeux se sont humidifié puis j'ai sourit et je suis sorti.


TO BE CONTINUED...

Chapitre deuxième:

Je suis sur la rive d'un fleuve. De l'autre côté, il y a les silhouettes floues d'enfants qui jouent, insouciants. Il y a un homme avec eux. Je ne le vois pas bien. Un géant me porte sur ses épaules et nous commençons à traverser les eaux tumultueuses. Nous nous approchons, et les enfants deviennent de plus en plus nets. L'homme reste brumeux. Mais je suis trop lourd pour le géant et, arrivés au milieu du fleuve, nous coulons.

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